L’escapade

J’ai deux ou trois ans, la scène se passe dans la maison de ‘s Gravenweg à Rotterdam, où il est désormais possible de se rendre à nouveau en train. C’est l’âge où l’on ne peut se soustraire à la vue des adultes que quelques minutes à la fois, parce qu’aussitôt une voix se fait entendre qui dit « Paul (Pa-ol, en hollandais), wat ben je aan ‘t doen ? » : « Paul, qu’est-ce que tu fais ? » Je parviens quand même à m’esquiver régulièrement, je sors de la salle à manger, je prends le corridor vers la droite, je dépasse les portes vitrées du sas qui le séparent de la porte d’entrée (on est dans un pays froid), et je me rends dans la petite pièce qui possède une penderie pour les manteaux des visiteurs, et où se trouve aussi le téléphone, et je reste là indéfiniment, du moins jusqu’à ce que résonne le fatidique « Paul, qu’est-ce que tu fais ? »

Hélas, je cale dans ma psychanalyse, incapable de me souvenir pourquoi je me rendais dans cette petite pièce. Et c’est ma mère qui vient à mon secours : « Tu allais là parce qu’il y avait un tableau que tu aimais beaucoup, un très beau tableau d’ailleurs, du XVIIè ou du XVIIIè siècle. C’est le Christ debout de profil, et devant lui, il y a un groupe d’enfants qui le regardent et à qui il s’adresse ». Et au moment où elle me dit cela je revois en effet le tableau : le Christ, les paumes levées, dans la direction des bambins, et sa grande auréole jaune, plutôt comme un halo, irradiant le beau fond bleu de sulfate de cuivre, le but secret de mes expéditions.

« Il ne faut en aucune circonstance commettre de représailles, ni rendre le mal pour le mal, quel que soit le dommage que l’on ait soi-même subi. Ce principe n’a jamais été admis, et ne sera jamais admis par le plus grand nombre » (Platon, Criton). Socrate avait raison, puisque quatre cents ans plus tard, en répétant les mêmes paroles, le Christ créa à nouveau le scandale et paya lui aussi de sa vie. Seule différence entre les deux, que Jésus invoquait comme garant de son message, son Père qui est aux Cieux, tandis que Socrate, lui, se fiait à une voix qu’il attribuait à l’« oracle que chacun possède à l’intérieur de soi-même », ce qu’on appellera plus tard la conscience, ou plus simplement encore, la raison.

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