Corinne Hoex et la famille pas sainte du tout

J’ai dîné mercredi soir avec Corinne Hoex. « Oe » en flamand représente le son « ou » et le « x » final se prononce, Corinne Hoex, se dit donc « Corinne Houks ».

Cela faisait quarante-trois ans que nous n’avions pas dîné ensemble. À une époque, nous le faisions pourtant tous les soirs. Nous nous connaissions bien. Nous voyagions ensemble. Elle a même encore, paraît-il, la photo dans un album d’une masure en ruines dans la région de Lamballe, dont nous avions, selon elle, cherché a convaincre ses parents de l’acheter. Nous nous connaissions au point d’avoir un fils ensemble.

J’ai été informé de temps à autre au cours de ces quarante-trois années de ce qu’elle faisait. Qu’elle était antiquaire par exemple à une époque.

En 2001, Corinne Hoex a publié aux Éditions de l’Olivier un roman : Le grand menu. Je l’ai lu et beaucoup aimé ; j’étais content de voir que la presse en rendait compte élogieusement.

Le grand menu parle de l’enfance : la narratrice, qu’il est tentant d’assimiler à l’auteur de l’ouvrage, y met en scène ses parents. Le père et la mère qu’on trouve décrits là, le premier, fantasque et violent, la seconde, prosaïque et distante, sont étrangers aux personnes que j’ai connues quant à moi. Il s’agit pourtant apparemment dans Le grand menu, de portraits, puisque tous les détails sont par ailleurs fidèles : la maison familiale à Anderlecht, un quartier de Bruxelles, avec son verger au fond duquel il y a une maisonnette pour enfants, l’autre maison à la mer, à Coxyde, le père à la tête de son usine : son imposante scierie de bois précieux où un énorme tronc de bois africain se voyait soigneusement déroulé en un mince feuillet qui servirait au placage (Corinne m’apprend que l’usine fut achetée, démontée et remontée à l’identique en Tunisie), sa Jaguar un peu incongrue et sa passion pour la voile, la mère dirigeant elle d’une main de fer sa bagagerie et sa maroquinerie de luxe, deux magasins légendaires du Bruxelles séculaire, sa passion pour le scrabble et les mots croisés.

S’agissait-il dans Le grand menu de fiction, où l’abondance des détails authentiques ne sont convoqués qu’au titre de ces effets de réel dont Roland Barthes nous parla avec affection ? Napoléon Bonaparte sonnant ex abrupto à la porte de rue, et s’invitant à l’apéritif, pour le simple plaisir de mettre en évidence qu’un récit qui se faisait passer jusque-là pour de la fiction, était en réalité du reportage. C’est ce qu’il me semblait : des personnes que j’avais connues aimables étaient dépeintes là en individus maussades, médiocres, à la limite souvent même du monstrueux. Ma propre mère aurait-elle véritablement pu devenir l’amie intime de la mère de Corinne Hoex décrite dans Le grand menu et, comme ce fut le cas dans la vie, le demeurer de nombreuses années ? À moins que je n’aie rien compris dans ces années là ni à son père, ni à sa mère… ni à ma propre mère d’ailleurs si ce devait être ainsi.

Vendredi de la semaine dernière, avant que je ne monte sur le podium, prêt à débattre de mon livre Le capitalisme à l’agonie, je la découvrais là, venue m’écouter ; quarante-trois ans plus tard donc. Après, nous avons bavardé et, au moment de se quitter, elle m’offrit certains de ses autres ouvrages, dont des exemplaires étaient stockés dans le coffre de son automobile parce qu’elle était en route vers une salle à Schaerbeek pour une lecture à voix haute de certains de ses textes en soirée.

J’ai ainsi reçu Ma robe n’est pas froissée (2008), consacré à l’adolescence : le père violent, la mère et un fiancé brutal dont j’ignorais jusque-là l’existence même, Décidément je t’assassine (2010), sur la maladie de la mère, puis sa mort, et enfin la maison de l’enfance, vide désormais. Et puis deux opuscules de poèmes : Cendres (2002), une tendre invective adressée au corps mort du père et celles d’avant (2013), à savoir – selon moi – la mère, la grand-mère et sa sœur la grand-tante, enfin l’arrière-grand-mère.

L’arrière-grand-mère, morte à 104 ans, avec qui j’ai eu l’occasion de parler à plusieurs reprises : maoïste militante, dont l’une des filles – bon sang ne peut mentir – alla défendre la République en Espagne, tandis que l’autre fut reconnue « Juste » au lendemain de la Seconde guerre mondiale, qui me désignait dans des magazines en provenance de l’Orient rouge, des tracteurs antédiluviens en s’exclamant : « Vous voyez ce que ces Chinois arrivent à faire ! » (et elle n’aura jamais su que leur Lapin de jade ratisse désormais la surface de la Lune). Qui m’avait raconté avec fougue la première manifestation socialiste à Bruxelles, et quand je m’étonnais qu’elle ait pu participer à des événements qui me paraissaient à ce point perdus dans la brume des temps, m’avait interrompu : « Attendez ! Bien des années plus tôt j’avais participé à la première manifestation libérale ! ». À l’époque où les libéraux constituaient le nec plus ultra en matière de progressisme. Les libéraux étaient les « Bleus » et les familles catholiques, soutiens logiques du Parti Catholique conservateur, de leur balcon, les arrosaient de seaux d’eau teintée du bleu de méthylène que l’on mettait dans la lessive pour rendre le blanc plus blanc.

La précision médico-légale des trois romans familiaux constitue leur principale caractéristique : les parents et le fiancé sont autant de mammifères au comportement stéréotypé, des robots humains bourrés de tics et aux exigences extravagantes et tyranniques, décrits avec la rigueur d’un expert-comptable par une narratrice incrédule devant tant d’insensibilité, s’efforçant de les déchiffrer : mobilisant sa très belle écriture comme le moyen de traduire leur comportement en des termes qui les rendront compréhensibles.

J’ai posé mercredi la question de la réalité ou de la fiction, et Corinne Hoex m’a dit de son père, de sa mère : « Je les ai décrits de la manière dont je les ai ressentis ». D’où vient alors qu’ils me soient à moi à ce point méconnaissables ? Comment expliquer ces incidents – ou même ces accidents – dont nous nous souvenons elle et moi, à la différence que les événements rapportés par l’une et par l’autre sont incompatibles : les scénarios sont contradictoires dans le temps comme dans l’espace.

Une partie de l’explication se trouve déjà dans ses écrits : dans le contraste entre les mêmes personnages tels qu’ils sont dépeints d’une part dans les poèmes et d’autre part dans les romans, à savoir que leur portrait dressé en vers est intime et ouvert à la générosité, même si c’est avec une prudence mesurée, alors que celui des romans est distant et, par principe d’écriture j’imagine, sans pitié. La prose, pourrait-on dire, nous décrit le monde d’avant la réconciliation et le poème, après que celle-ci a eu lieu, la transition de la première à la seconde semblant signaler le processus du pardon à l’œuvre.

Dans Cendres :

Ton corps
si grand
prêt pour une sépulture.
Revenu
à son exacte taille.
Libre
enfin
de ne te conduire
nulle part.

Et aussi :

Plus de lieu.
Plus de ciel.
Tu es à l’estuaire.
La lumière
devient eau.
Et la houle
au-dedans.

La seconde partie de l’explication de ces deux versions de faits inconciliables doit être recherchée du côté de la présence de deux personae distinctes au sein même de Corinne Hoex. Je m’explique. Lorsque nous nous rencontrons pour la première fois, nous avons seize ou dix-sept ans. Nous appartenons tous deux à la même poignée d’adolescents idéalistes qui, dans des arrière-salles de cafés bruxellois qui ont entendu avant les nôtres, les harangues de Karl Marx, Elisée Reclus ou Vladimir Ilitch Oulianov, passons nos mercredis après-midi à mettre sur pied un syndicat des lycéens du cru : le Comité inter-athénées (c’est elle qui dans notre conversation se souviendra de son intitulé exact). Et là, dans ces lieux hantés aussi de Baudelaire, Hugo, Verlaine ou Rimbaud, penchés sur leur cahier, Corinne Hoex n’est pas ce personnage absent, simple témoin « à la Julien Green », que la perplexité fige au spectacle d’un monde tout entier privé de signification et où père, mère, fiancé personnifient l’absurdité sous sa forme ultime, la plus aboutie, elle est au contraire pasionaria du mouvement lycéen bruxellois de ces années 1960 débutantes. Là, durant ces après-midi du mercredi, elle n’est en aucune manière la statuette en biscuit d’une enfant unique et très sage, encadrée sur le manteau de la cheminée par les deux potiches sans imagination d’un père artisan et d’une mère commerçante ; délivrée de cette pesanteur, elle saute la génération qui la précède immédiatement pour retrouver celles véritablement « d’avant » : la grand-mère résistante et « Juste », la grand-tante combattante de la guerre d’Espagne, et l’arrière-grand-mère militante qui fut de toutes les manifestations, de tous les meetings d’extrême-gauche en Belgique depuis 1880 jusqu’à sa mort à 104 ans, et qui rendit le dernier soupir, toujours maoïste.

Dans celles d’avant :

elles sont là
tu ouvres
et elles sont là
c’est chez nous
disent-elles
fais attention de ne rien casser
dans chaque placard
derrière chaque porte

Aussi :

elles sont en ton âge
chaque nuit en ton âge
une ruine
une pauvre ruine
leur voix monte
du fond d’un puits

Ou encore :

et toujours elles s’éloignent
en manteau de voyage
jetant de grandes ombres
nous sommes le silence
elles tombent et disparaissent
entre toi et le monde

Quand Corinne Hoex évoque les manuscrits qu’elle lit pour déterminer si leur publication bénéficiera ou non d’une subvention du Fonds National de la Littérature de Belgique, un mot résume à lui tout seul ce qui échouera selon elle au test : « mièvre ». Car qu’il s’agisse de ses romans ou de sa poésie, ce qui en fait l’essence, c’est l’absence absolue de mièvrerie – comme quand on parle du « zéro absolu » pour signifier la disparition totale de tout mouvement.

Dans ses travaux sur Sade, Annie Le Brun aborde l’œuvre du divin marquis comme un questionnement sur l’athéisme le plus radical : quelle vie peut-on vivre, et comment peut-on se la représenter à ses propres yeux, s’il n’y a rien avant ni rien après, ni rien pendant pour l’observer d’en-haut et sous-peser sa valeur. Dans Le grand menu, il est question de la « famille catholique » qui habite la maison voisine et dont la représentation du monde tout entière est une sorte d’immense créature rose à la Jeff Koons, caniche en plastique de ballon d’enfant noué, mièvre dans son principe général comme dans le moindre de ses détails.

Une telle représentation passe tout entière à côté du monde tel qu’il est, comme le souligne cruellement l’histoire du chien mort à propos duquel « les enfants catholiques » commencent par expliquer à la petite narratrice qu’il est au paradis, pour faire machine arrière ensuite, une fois admis qu’étant animal il n’a pas d’âme et se contentera d’être mangé par les vers dans la fosse où il a rejoint in fine les os qu’il thésaurisa précieusement durant sa vie entière de chien, l’explication mièvre ayant parcouru dans sa désintégration progressive une trajectoire parabolique dont le point de chute coïncide avec le lieu précis où l’attendait dès le début l’explication de l’enfant non-catholique, demeurée elle inaltérée, à l’abri des rabaissements successifs subis par l’explication « catholique », conséquence des contradictions qui minaient celle-ci dans son essence même.

Voici le passage :

« Le Paradis et l’Enfer préoccupent les voisins. Ils m’ont dit que Médor était au Paradis, Médor mort cet hiver et qu’on a enterré au bout du jardin dans un trou sans même son coussin. Maman leur a répondu qu’il n’y a pas de Paradis, que ça n’existe pas, le Paradis, et que Médor était mort, carrément mort et tout pourri et plein de vers, un point c’est tout. Quelques jours plus tard, les voisins m’ont dit qu’en effet Médor ne se trouvait pas au Paradis. Il n’était pas permis qu’il soit au Paradis. À cause de son âme. Parce qu’il n’était pas baptisé et que son âme alors n’avait pas pu franchir les portes du Paradis. Ils pensaient que Médor devait être en Enfer. Moi, j’ai dit que je ne leur prêtais plus ma balançoire. […] De toute façon, Médor est enterré où il cachait ses os et Papa dit que pour lui c’est sûrement là, le Paradis. Après quelques temps, les voisins m’ont encore apporté une nouvelle précision : les chiens ne vont ni au Paradis, ni en Enfer. Ils s’étaient informés. À cause de la balançoire. Les chiens n’ont pas d’âme du tout. Le Paradis et l’Enfer ne sont pas pour les animaux » (81).

On « bouffait du curé », chez elle, note Corinne Hoex. Même si l’on n’en bouffait pas dans ma propre famille, on y partageait ces mêmes valeurs, la hargne en moins. Des vies vécues d’un bout à l’autre sans mièvrerie. Valent-elles la peine d’être vécues aux yeux de ceux pour qui la mièvrerie est l’essence même des choses ? Probablement non.

Dans Le ravissement des femmes, publié en 2012 chez Grasset, Corinne Hoex écrit : « Le mistral est tombé. Elisabeth respire la légèreté de l’air. Elle contemple au-dessus d’elle le ciel bleu éclatant. Ce ciel sans majuscule que l’absence de Dieu rend si vaste. […] Elle resterait là des siècles, solitaire et heureuse. « Avec Dieu », dirait Constantin. Mais elle ne souhaite pas la compagnie d’un dieu. Son jardin, c’est le monde. Ces quelques hectares de vignes sur la colline représentent l’univers » (199-200).

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