Billet invité.
On peut voir ici l’entretien de Friedrich von Hayek (1899 – 1992) avec Leo Rosten dans lequel l’intellectuel autrichien reconnaît en Walther Rathenau (1867 – 1922) une influence majeure. Fait confirmé dans le livre de Robert Leeson : Hayek : A collaborative biography (Palgrave Macmillan 2013).
Rathenau influença également Ludwig von Mises (1881 – 1973) : ses écrits sur le socialisme et le libéralisme au début des années 20 correspondent à la diffusion des œuvres de Rathenau sur le nouveau socialisme qu’il appelle de ses vœux.
Le révisionnisme historique opéré par von Mises vise donc à séparer, comme le fit von Hayek , le libéralisme de sa tradition socialiste et donc de la logique de classe inhérente au néolibéralisme. Le libéralisme est donc un socialisme utopique scientifique : un programme de transformation radicale de la société.
Il existe sur ce plan un révisionnisme historique consistant à considérer von Mises comme la figure tutélaire de von Hayek alors qu’ils furent , ensemble, façonnés par les écrits de Walther Rathenau. À cet égard la thèse de Serge Audier dans Néo-libéralisme(s) – Une archéologie intellectuelle, (Grasset 2012) sur la nécessité de déshomogénéiser le néolibéralisme s’apparente beaucoup au révisionnisme néolibéral qui vise à désolidariser le néolibéralisme de sa tradition socialiste.
Autrement dit, et sans doute involontairement, Audier ne fait que servir le révisionnisme historique constitutif du néolibéralisme sans y faire référence de façon systématique et paradigmatique. Il n’a à l’évidence pas pris la juste mesure du rôle central du révisionnisme historique dans la constitution du néolibéralisme et les querelles qu’il souligne entre libéralisme authentique (libertariens) et néolibéralisme ne font que refléter différents usages du révisionnisme historique chez les néolibéraux.
L’opposition entre ordolibéraux et néolibéraux porte sur l’usage politique du révisionnisme historique : le terme de néolibéralisme utilisé par les ordolibéraux allemands implique que le laissez-faire était libéralisme anarchique alors que l’invocation du libéralisme authentique (von Hayek, von Mises) postule que le libéralisme est imprégné de socialisme.
En outre – ce qui est proprement sidérant – l’opus de Serge Audier ne mentionne même pas la figure centrale du néolibéralisme qu’est Walther Rathenau.
Subséquemment, il est d’usage chez les néolibéraux de dénoncer le socialisme mais en tant que socialisme scientifique, pour proposer une définition du néolibéralisme ou du libéralisme en tant que socialisme utopique scientifique.
Le terme de planification doit être également reconsidéré non pas à l’aune du socialisme scientifique dogmatique mais à la lumière d’un socialisme utopique, d’un nouveau socialisme : la planification en tant que programme de transformation sociale ou d’utopie concrète.
Rathenau inaugura un nouveau socialisme qui irriguera le camp réactionnaire comme les forces progressistes : un socialisme utopique scientifique qui modèlera von Mises, von Hayek, les ordolibéraux et les Nazis, mais qui engendrera surtout la tradition progressiste du socialisme utopique scientifique avec Keynes, Lénine, Polanyi, Gramsci mais aussi André Gorz. Il est tout à fait surprenant que ce que Gorz propose dans Réforme et Révolution (Le Seuil 1969) pourrait s’apparenter à l’esprit et à la lettre de la stratégie néolibérale empruntée par von Hayek et théorisée sous la forme de l’épistémologie des sciences sociales d’Alfred Schütz (1899 – 1959) reprise par Karl Popper (1902 – 1994) : le processus d’essais et d’erreurs.
La stratégie néolibérale opérant à moyen et long terme en tant que feuille de route (La Route de la Servitude néolibérale) est formalisée et théorisée par l’épistémologie des sciences sociales conférant à celle-ci un caractère concret ou organique.
D’une certaine manière, Popper pourrait paraphraser Gramsci en indiquant que ce qui est scientifique est organique (Popper propose aussi un socialisme utopique scientifique) : ce qui est scientifique est utopique (au sens de l’utopie concrète).
Le nouveau socialisme de Rathenau, le socialisme utopique scientifique consiste à considérer que ce qui est organique (cette épithète est empruntée à Rathenau par Gramsci comme tout le programme de recherche de ce dernier : guerre de position et guerre de mouvement, la guerre de position visant à mobiliser et à faire émerger une conscience politique et à transformer les mentalités) est scientifique.
À l’évidence, le corpus de Gramsci comme celui de Gorz expriment et illustrent de la manière la plus aiguë la nature même du capitalisme qui est un socialisme utopique scientifique imprégné d’une anthropologie de la guerre (pour la relation entre Gorz et Rathenau : Never Allow a Crisis To Go To Waste : Barack Obama and the Evolution of American Socialism [B Squared Press 2011] de Bart de Palma). L’analogie entre Gorz et Gramsci doit être considérée à l’aune de Walther Rathenau, figure du socialisme utopique scientifique.
En dernière instance, le socialisme est scientifique parce qu’il est utopique c’est à dire organique ou concret. C’est incontestablement en ces termes que nous devons définir le capitalisme : le socialisme utopique scientifique à l’intention de la classe des rentiers. Et c’est également en ces termes que nous devons penser le mouvement pour un socialisme du XXIe siècle : un socialisme utopique scientifique en faveur de l’accomplissement de la démocratie et de la justice sociale.
1) On peut utiliser des bombes nucléaires pour stériliser l’entrée d’abris souterrains (au sens galeries bien bouchées, comme au sens…