COMMENT AVERTIR DE CE QUE TOUT LE MONDE SAIT DÉJÀ ?, par Jean-François Le Bitoux

Billet invité, en réponse au billet de Jeanne Favret-Saada

La réponse à la question posée par Jeanne Favret-Saada est pour partie dans « La sorcellerie capitaliste » (Pignarre & Stengers 2005) et dans le résumé d’Anne Vièle. Les chapitres du livre analysent, synthétisent et proposent des voies de récupération de situations qui nous dépassent : « Que s’est-il passé ? », « Apprendre à se protéger », « Comment faire prise » et « Avoir besoin que les gens pensent ». Anne Vièle souligne ce qui pour elle fait corps dans l’analyse proposée et nous invite à en faire autant : Savoir oser – Sapere Aude – était la devise des Lumières ! « Antonio Munoz Molina montre comment cette cécité générale est aussi induite par les experts et les gouvernements ». Anne Vièle ne dit pas autre chose : « Il y a aussi les « petites mains » étatiques qui fabriquent les règlements, les lois, les normes, la discipline… Qui permettent de faire des économies de pensée… ». Car c’est bien dans la même procédure, économie de pensée, que se cachent Dieu et le Diable, selon l’usage que chacun en fera ou choisira d’ignorer. La procédure peut être pédagogique, enrichissante pour tous, citoyenne ou bien aristocratique et enrichissante seulement pour quelques-uns qui savent mieux la manipuler. Tant que les autres ne savent pas arrêter leur folie ! MAF (Mort aux Faibles)! Voilà bien « un truc » de la sidération capitaliste : faire croire que ces lois généreuses profiteront à tous alors que quelques décrets d’applications suffisent à les détourner des meilleures intentions (écotaxe ?).

Un autre truc capitaliste né avec le web consiste à doucher le lecteur de paramètres qu’il ne saura pas analyser, faute d’avoir le moindre repère dans l’écosystème observé : la langue française devient un métalangage qui se vide de tout sens, faute de références suffisantes. C’est ainsi que le néolibéralisme surfe sur une postmodernité qui nous asphyxie, avec la complicité de tous ceux qui peuvent tirer profit de cet obscurantisme revendiqué. Ainsi naît la défiance dénoncée par Yann Algan & al., une défiance qui pourrit les débats, qui ne sera pas surmontée d’un coup de baguette magique et qui pourra justifier le vote pour « n’importe qui et n’importe quoi ». (La Fabrique de la défiance… et comment s’en sortir –Poche 2013). Les mondes financier, politique et juridique ne parlent pas le même langage que la majorité des Français et ce métalangage entretenu détruit le lien social.

Une des facilités paresseuses et réussies de la sorcellerie au quotidien est de laisser croire que quand tout va bien, c’est naturel et normal : on ne va pas se « prendre la tête » pour chaque détail qui nous apporte satisfaction mais pourtant sous un angle physicochimique, l’évènement le plus banal résulte toujours de tensions entretenues entre des énergies variées. Et sans l’entretien de ces énergies, le laisser-aller est vite synonyme de chaos, que cela nous plaise ou pas. « Rien n’est jamais acquis » nous rappelle le poète.

Malgré le sérieux économique des contributions récentes de ce blog, ce 8 novembre 2013, j’avais imaginé attirer votre attention sur le blues de mes confrères vétérinaires qui eux aussi se voient progressivement dévaluer dans leurs activités et dans leurs rôles sanitaires et sociétaux et qui se mettent en grève pour protester contre une menace d’interdiction d’usage de certains médicaments. Ils sont accusés de favoriser par laxisme la circulation de bactéries antibiorésistantes qui affecteraient ultérieurement Homo pseudo-sapiens. L’administration ne peut avoir qu’une vue simplifiée et fausse d’un processus naturel complexe mais elle a besoin de moutons noirs, aujourd’hui le vétérinaire comme hier l’agriculteur pour les marées vertes ! La nature fabrique à chaque instant des antibiorésistants même sans antibiotiques, par des méthodes autrement sophistiquées ; il ne sera pas possible de s’étendre sur ce thème ici.

En fait pour faire court, le vétérinaire est par nature, culture et fonction un emmerdeur parce que pour résoudre une pathologie il veut tout savoir des mécanismes intérieurs et extérieurs qui y participent. Comme l’anthropologue, il lui arrive de poser des questions dérangeantes pour tout le monde et particulièrement l’Autorité Administrative Aristocratique – une agence notée AAA qui se trompe trop souvent. On ne résout pas les problèmes pathologiques par consensus. Certes on peut tenter de laisser faire la nature qui fait preuve de ressources admirables mais ils finissent toujours par s’épuiser et toute thérapie devient alors plus difficile ; tout comme en économie ? La mise en place d’une thérapie ne relève pas du bon vouloir des uns et des autres et le chaos pathologique est toujours à portée de main dès que le savoir-faire des acteurs, des éleveurs dérive ou se perd. Et c’est toujours le cas là où des populations animales et végétales s’accroissent dans un environnement mal contrôlé. L’évolution de germes locaux d’une fonction saprophyte vers une activité pathogénique est une adaptation normale. Le travail de l’éleveur consiste à ralentir ces processus à l’aide d’un savoir-faire habile, de connaissances scientifiques théoriques et techniques, souvent avec l’aide du vétérinaire.

Dans « Les pêcheurs de l’Ile d’Houat » (1983), Paul Jorion souligne l’infantilisation d’un système qui fonctionne encore selon des mécanismes qui en d’autre temps assurèrent « L’étrange défaite » (Marc Bloch) et qui semblent représentatifs de bien des situations actuelles. « Ils savaient tout mais n’en tiraient pas les conséquences jusqu’au jour où la situation a atteint un point de non-retour » nous rappelle Jeanne Favret-Saada.

« En tolérant d’une part l’exploitation et l’auto-exploitation des pêcheurs et en intervenant en temps de crise, l’État a laissé s’installer une situation dont en fait il tire profit. Dans ce double système d’exploitation / assistance, la marge de manœuvre du pêcheur est réduite et fait de lui un « client » politique. Très attentif à toute tentative de « collectivisation », le petit pêcheur continue à ignorer qu’il est devenu dans les faits un salarié. Son niveau de revenus est déterminé par le système du « laisser-faire » qui l’exploite, et des subventions qu’on distribue à la va-vite en cas de réel danger. Le petit pêcheur continue à penser que « son » bateau et la mer sont à lui… » p. 156.

N’est-ce pas un exemple de l’efficacité de la sorcellerie capitaliste ? Ne serions-nous pas tous des pêcheurs d’Houat manipulés par l’Administration à un titre ou un autre, à tout moment ?

Les méthodes et les pratiques économiques décrites en détail par Paul Jorion sont très comparables à celles vécues en écologie marine. Les procédures en cours ici et là rigoureuses ou détournées selon le bon plaisir administratif, sont souvent mal comprises, incomplètes et riches d’effets pervers douloureux pour l’ensemble de la société, sauf pour quelques-uns.

En fait « ce que l’on sait déjà », nous ne le savons peu et mal, de manière superficielle dans un environnement fluctuant dont on perçoit mal l’impact et les limites. Nos connaissances sont trop souvent des instantanés qu’il faut oser questionner pour analyser et comprendre les mécanismes en jeu et l’énergie qui les ont construites, qui produisent la vie et son évolution ultérieure.

Sortir ainsi d’une infantilisation entretenue, n’est-ce pas le but de ce blog ? Encore faut-il que dans un autre contexte, cette progression citoyenne de lanceur d’alarme soit encouragée et non découragée, que la Citoyenneté soit valorisée et non dévalorisée : n’est-ce pas là l’aiguillage qui peut rendre une dérive politiquement dangereuse ? N’est-ce pas la goutte qui peut mettre le feu aux poudres ?

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