Billet invité
JÉSUS – Prédicateur de la Judée antique et partisan méconnu du denier du culte civique (quoique denier soit impropre, puisque la didrachme hellénistique, dans la Palestine néotestamentaire, était plus courante que le denier de César). Jésus fut exécuté sur ordre d’un préfet romain dont une des charges, en tant que procurator de la province de Judée, était… la levée des impôts.
L’irruption en Judée de la res publica et de son cortège de taxes explique pour une bonne part les nombreuses révoltes auxquelles les Romains durent faire face et auxquelles ils mirent chaque fois un terme sanglant, car sur le financement du bien commun, il n’y avait pas, selon eux, à transiger. Preuve que c’était la fiscalité à la romaine et non la fiscalité en elle-même qui posait problème, les Juifs s’acquittaient sans barguigner du mahatsit hasheqel, l’impôt religieux annuel d’un demi-sheqel – converti en didrachme – que la Torah affectait à l’entretien du Temple de Jérusalem et qui alimentait surtout la caisse du collège mafieux des prêtres. Tant que Rome déléguait la perception de certains impôts aux roitelets tributaires, les Hérode, Agrippa, Archélaos et autres, les Juifs feignaient d’en ignorer la destination, mais quand Rome s’avisa d’administrer elle-même la Judée, que la res publica s’incarna dans un préfet et dans ses multiples relais, dont les agents du fisc (publicains), recrutés parmi les collaborateurs autochtones[1], les plus extrémistes coururent aux armes.
Rome avait pourtant avancé précautionneusement. L’évènement de la nativité de Jésus Christ s’inscrit dans le cadre d’un premier recensement général de la population en vue de la constitution d’un cadastre (forma censualis) et de l’instauration de la capitation, impôt direct auquel étaient astreints tous les sujets de l’Empire. Cette capitation revêtait deux formes, la capitatio terrena et jugatio, impôt sur le foncier et le cheptel, et la capitatio humana ou capitatio plebeia, impôt sur les biens mobiliers et les personnes non propriétaires, qui concernait surtout les citadins. En l’an 6 ou 7 après Jésus-Christ, alors qu’Archélaos venait d’être déposé à la demande des Juifs eux-mêmes, un nouveau recensement eut lieu et la capitation fut introduite. Aussitôt, le pharisien Saddoc et Judas le Galiléen (voir Actes, 5, 37) fomentèrent une révolte – il y en aurait d’autres – et le Grand-Prêtre Joasar eut toutes les peines du monde à ramener le calme.
Jésus, s’il faut en croire la Bible, livre le plus lu dans le monde, choisit le camp de Rome. Nous nous sommes accoutumés, depuis la Vie de Jésus d’Ernest Renan (1863), à considérer l’Oint du Seigneur comme un révolutionnaire se tenant en retrait ou en surplomb de la politique, un terrain de jeu plus familier à César. Pourtant, l’amour inconditionnel du prochain et du lointain promu par Jésus dans son ecclesia redouble, sur un plan affectif et mystique, l’obligation sacrée[2] envers le prochain et le lointain que manifeste, sur un plan politique et socio-économique, l’impôt de l’ecclesia civique promue par les Romains[3].
Le rapport de Jésus à l’argent apporte un autre témoignage éclairant. Le mot « argent » apparaît une vingtaine de fois dans les Évangiles et le sujet lui-même est abordé une cinquantaine de fois. Jésus est intraitable vis-à-vis des usages marchands de l’argent en vue de l’accumulation, ce qu’Aristote baptise du nom de chrématistique : c’est le fameux épisode des marchands du Temple, dispersés à coups de fouet (Jean, 2, 13-22), ou encore la parabole du riche (Luc, 16, 19-31), qui souligne l’abîme infranchissable qu’il y a, sur terre, entre celui qui a tout et ne concède que des miettes et celui qui n’a rien et agonise sur son seuil, abîme naturellement reconduit dans l’au-delà, sauf que les situations y sont inversées, puisque le misérable est recueilli dans le sein généreux d’Abraham et que le rassasié de tout meurt perpétuellement de soif dans le ténébreux séjours des morts. Jésus est aussi intraitable vis-à-vis de l’usage intéressé de l’argent : il compare ainsi la prodigalité ostentatoire des riches à l’égard du Temple au don minuscule et discret de la pauvre veuve. Il juge le premier don faux, car il est pris sur le superflu, et le second vrai, car il est pris sur le nécessaire (Marc, 12, 41-44). L’argent est en outre, pour Jésus, un outil pédagogique, ce qui ne veut pas dire qu’il s’en fasse un « ami » pour lui-même.
Jésus, hostile aux riches, ne fréquente pas n’importe quels hommes d’argent : il se lie d’amitié avec les publicains. L’évangéliste Matthieu est l’un d’eux. Jésus ne conteste pas le versement de l’impôt aux Romains – voir l’épisode du « denier de César » (Matthieu, 22, 21 ; Luc, 20, 25 ; Marc, 12, 17) -, il s’acquitte même volontiers de ce qu’il doit aux percepteurs du tétrarque de Galilée, créature des Romains. Il s’en acquitte par l’entremise de Pierre, à qui il commande d’aller pêcher un poisson dans la bouche duquel il trouvera immanquablement un statère. « Prends-le, dit-il à Pierre, et donne-le-leur pour moi et pour toi. » (Matthieu, 17, 27) Étrange manège et étrange formulation. Pourquoi ce détour par Pierre et pourquoi lui dire qu’il paiera pour eux deux un impôt personnel ? Parce que Jésus veut signifier à ses disciples que l’impôt non seulement force les Juifs à se penser comme membres d’une communauté humaine beaucoup plus diverse et nombreuse que le peuple élu, mais encore les conduit à questionner la circulation, la répartition et la fonction de la monnaie dans une République en costume d’Empire. On ne paie pas un impôt pour soi, on le paie pour les autres et pour soi. La conjonction « et », ici, vaut déplacement miraculeux de la ligne d’horizon. Un faiseur de miracles ne pouvait être insensible à la révolution de l’impôt romain.
Les différents impôts prélevés par les Romains et leurs vassaux ne servaient pas qu’à financer les guerres offensives ou défensives de César, ils servaient également à payer l’administration, la construction et l’entretien des édifices et des routes assurant le bon fonctionnement de l’État romain, devenu chose publique pour les Juifs. En somme, Jésus reconnaissait un usage de l’argent utile au bien public entre les mains de l’administration fiscale.
Et l’efficacité de l’administration fiscale romaine, à l’apogée de l’Empire, marquait un net progrès du gouvernement de la compensation. Nous avons vu que les Romains distinguaient les propriétaires et les non-propriétaires. Ils distinguaient également le profit marchand tiré de la vente d’un produit qu’on n’a pas façonné soi-même et le profit non marchand tiré d’un produit qu’on a façonné soi-même. Le premier métier, celui de l’intermédiation parasitaire marchande, était soumis à l’aurum negotiatorium, rebaptisé chrysargyre sous Constantin (chrysargyre parce que perçu en monnaie d’or ou d’argent). « Tous ceux qui s’occupent de commerce, à quelque corporation qu’ils appartiennent, sont obligés de payer la contributions qui est imposée aux commerçants. »[4] N’étaient considérés par la loi comme commerçants (negotiatores) que ceux qui possédaient un fonds de commerce ou un capital placé dans l’industrie. L’ouvrier et l’agriculteur étaient exemptés de cet impôt, à condition, pour le premier, de ne pas se mettre à son compte, et pour le second, de ne pas investir son épargne dans le trafic spéculatif du blé. L’empereur Sévère Alexandre, sous le règne de qui l’aurum negotiatorium fut véritablement mis en place, le fit servir très habilement à l’entretien des bains publics, un des repaires urbains de l’activité politique.
On pourrait imaginer pareillement un impôt lisible sur le profit capitaliste, un chrysargyre pour notre temps qui financerait l’entretien des locaux de nos assemblées représentatives et de leurs dépendances administratives, et garantirait un revenu décent aux représentants qui y siègent durant leur mandat unique et non cumulable. Gageons que ces derniers seraient plus enclins à pomper la finance, plutôt qu’à lui cirer les pompes, et chasseraient sans remords du forum les derniers bonimenteurs qui le souillent, comme Jésus, jadis, chassa les changeurs de la maison de son divin Père.
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[1] À Rome et dans toute l’Italie, les publicains étaient recrutés parmi les très honorables chevaliers (equites).
[2] L’impôt juste, comme fertilisant de l’action publique compensatrice, est sacré. Vouloir s’y soustraire vous met au ban de la res publica. L’évadé fiscal n’est pas un martyr mais un excommunié.
[3] Il s’agit d’une interprétation toute personnelle qui n’a pas reçu l’imprimatur des autorités compétentes.
[4] Codex Theodosianus, lib. XIII, 1.9, anno 372.
@CORLAY Ah ! Cette publication sur les arbres vient donc redoubler votre intérêt dans cette activité du moment. Heureuses concordances.…