PROJET D’ARTICLE POUR « L’ENCYCLOPÉDIE AU XXIème SIÈCLE » – RAPPORT DE FORCES, par Michel Leis

Billet invité.

Rapport de forces

Un rapport de forces décrit un état possible de la relation entre deux parties, il résulte de la volonté de l’un ou l’autre protagoniste d’imposer son point de vue. Une hiérarchie implicite se construit, elle repose sur une évaluation a priori du statut, de la force ou de la capacité de nuisance de l’autre partie. Il arrive parfois qu’aucune hiérarchie claire ne se dégage, le rapport de forces s’équilibre et conduit au pire à une situation de statu quo, et dans le meilleur des cas, à des formes plus ou moins étendues de coopération. Une situation de déséquilibre permet au vainqueur de cette confrontation tacite de se passer de l’accord d’autrui ou d’obtenir des avantages dans le cadre d’un accord nécessitant le consentement de l’autre partie. L’éthologie nous montre comment l’émergence du mâle (ou de la femelle) dominant(e) dans une meute repose sur une hiérarchie intégrée par l’ensemble des individus, mais où le statut de dominant reste régulièrement remis en cause. Pourtant, au moment exact où le recours à la force se substitue à la potentialité de son usage, le rapport de forces disparaît en tant que tel, la violence remplace un état de la relation devenu inutile et qui n’existe que dans le cadre étroit de sa virtualité.

Parmi les définitions classiques de l’État se trouve en bonne place celle de Max Weber : « L’État exerce le monopole de la violence physique légitime sur un territoire donné », autrement dit, L’État est le seul à pouvoir construire un rapport de forces fondé sur l’emploi de la force physique ou de la coercition. Le fonctionnement des démocraties occidentales tend à faire de son usage une exception, mais cette possibilité de recourir unilatéralement à la force physique ne recouvre qu’une situation très spécifique. Dans les sociétés modernes, les rapports de forces se sont construits tout d’abord sur des différences de statut ou des relations de dépendances, auquel s’est rajoutée la capacité de nuisance, une version élargie de l’emploi de la force physique. En tout état de cause, l’État participe à ce jeu complexe en fixant un cadre légal qui formalise en partie les statuts, apporte (ou non) des limitations aux relations de dépendances et restreint (ou non) la capacité de nuisance. L’État n’est donc pas neutre dans les rapports de forces qui s’établissent entre les grands acteurs du système. Le droit social fixe une partie des statuts professionnels et les états possibles de la relation entre les salariés et leurs employeurs. La collecte de l’impôt acte une hiérarchie entre les individus, le taux effectif d’imposition reflète l’état des rapports de forces entre les citoyens les plus aisés (et les entreprises) vis-à-vis du monde politique. Le droit des affaires ou de la concurrence fixe aussi des hiérarchies implicites entre entreprises, entre les entreprises et les consommateurs, il ne s’agit là que de quelques exemples.

Au-delà du cadre formel, il existe une interaction forte entre les normes collectives et les rapports de forces. Les normes collectives sont l’un des vecteurs du statut, elles fournissent un modèle de réussite fondé sur l’exemplarité et attribue un rôle de « modèle » aux comportements d’une élite reconnue en tant que telle par le groupe, et qui de ce fait acquiert un statut plus élevé. Elles instituent aussi des relations de dépendance, la norme de consommation place par exemple le consommateur en situation de double dépendance : vis-à-vis du produit qu’il convoite quand celui-ci dépasse le cadre de la simple satisfaction des besoins de base, et vis-à-vis de son travail dans la mesure où l’essentiel de sa consommation dépend des revenus du travail. L’approfondissement de la norme de production et de la norme de profit a renforcé la capacité de nuisance des grandes entreprises. Concentration de plus en plus grande, développement du crédit et de la spéculation, division accrue du travail, entre autres au travers du recours généralisé à la sous-traitance, les grands acteurs économiques ont créé de fait une situation leur permettant d’exercer en permanence un chantage sur le reste de la société tout en érigeant la dépendance comme principe de fonctionnement. L’une des victimes en est le monde politique, focalisé sur la conquête du pouvoir et qui a mis l’économie au centre de ces préoccupations. Mauvais choix ! En confondant croissance économique et prospérité collective, il s’est mis à la merci d’un monde économique qui lui a peu à peu imposé de modifier les règles du jeu et de répondre à la plupart de ses exigences. Le sauvetage des banques par les gouvernements est l’un des exemples de cette capacité de nuisance renforcée. Enfin, il faut ajouter la visibilité médiatique, au centre de la fabrication de la norme et du consentement et qui est l’un des leviers par lesquels des groupes confortent leur statut. La complaisance des médias (résultant elle-même souvent d’un rapport de forces – souvent celui des annonceurs en vertu du principe de la survie économique) vis-à-vis de certains discours met sous pression accrue le monde politique toujours très sensible à ce qui peut influencer l’opinion publique. Mais cette relation est symétrique, si les rapports de forces sont en partie issus de la norme, la norme intègre les rapports de forces dans le référentiel collectif, banalisant de fait leur généralisation dans la relation entre les acteurs du système.

Aux sources traditionnelles du rapport de forces s’ajoute l’effet d’une double fragmentation : celle liée à la multiplication des statuts dans des formes d’organisations hiérarchisées, et celle de la multiplication des acteurs intervenants dans des processus de plus en plus complexes. Pour reprendre l’exemple de la norme de production et sa combinaison avec la norme de profit, la chaîne de valeur implique une multitude d’intervenants. L’entreprise dominante (en général, celle qui maîtrise le marketing) accapare le meilleur dans la chaîne de valeur, une multitude d’intervenants et de sous-traitants sont en compétition, ils sont le plus souvent interchangeables, ce qui rend leur statut extrêmement précaire. Le prix (i) est l’expression de ces rapports de forces dans la relation marchande, ceux imposés à la sous-traitance reflètent le statut d’acteurs économiques de deuxième catégorie. Si l’on remonte à des périodes plus anciennes, l’organisation dite scientifique du travail a rendu inutile les savoir-faire spécifiques, l’abondance de main-d’oeuvre a mis la pression sur les salaires, situation à peine contrebalancée dans un premier temps par la concentration en grandes unités de production. Quand la norme de production impose le recours accru à la sous-traitance, l’impact ne se limite pas aux points évoqués plus haut. La multiplication des unités de production souvent plus petites, l’accroissement du nombre de travailleurs offrant leur capacité de travail, la possibilité de délocaliser se combinent et empêchent toute possibilité de rééquilibrage des rapports de forces. Il n’y a de moins en moins de limites à la pression exercée sur les salaires, le salaire n’étant après tout que le cas particulier du prix appliqué au travail.

En ce qui concerne les organisations hiérarchiques complexes, la multiplication des fonctions et des échelons dilue en apparence l’intensité des rapports de forces originaux qui reposaient sur une différence de statut considérable et un nombre très limité de personnes. La création de multiples statuts intermédiaires devrait atténuer l’expression de cette violence potentielle. En réalité, c’est à un résultat inverse que l’on assiste. Si l’on prend l’exemple des grandes entreprises, la norme de profit tend à concentrer le pouvoir dans les mains de quelques super-managers dont la force paradoxale réside très souvent dans une méconnaissance partielle des détails du métier, ce qui leur permet de fixer des objectifs extrêmement élevés. La combinaison de leur position hiérarchique et de leur distance vis-à-vis des fondamentaux du métier leur donne un statut d’exception au sein des entreprises. Chaque étage intermédiaire de la hiérarchie mis sous pression ajoute sa propre couche. La complexité croissante des problèmes et l’organisation en silo ne permet pas à l’expertise métier de contrebalancer des relations de plus en plus pesantes et conflictuelles au sein des entreprises. Cette évolution des rapports de forces se traduit dans ces grilles de salaires de plus en plus distendues où les « super-managers » se taillent la part du lion et qui sont devenues la règle dans les très grandes entreprises.

L’enjeu des révolutions politiques et de l’instauration de régimes démocratiques à la fin du XVIIIème siècle étaient aussi le rééquilibrage des rapports de forces qui étaient portés pour l’essentiel dans les monarchies par des différences de statuts : Duché, Comté, Vicomté, mais aussi charges royales héritées ou acquises fondaient une hiérarchie dont il n’était d’autre choix que de s’y soumettre. L’apparente égalité des citoyens devant les instances politiques et juridiques nées des institutions démocratiques modernes ainsi que la multiplication des statuts n’ont pourtant pas atténué l’intensité des rapports de forces. Parce qu’il est victime de la capacité de nuisance et de sa dépendance au monde économique, le monde politique ne s’est pas opposé au développement de cette double limite imposée à la démocratie. Il est difficile pour le personnel politique de garder une neutralité en la matière dans la mesure où l’appétence pour le pouvoir manifesté par le personnel politique est aussi cette quête d’un statut et la potentialité d’exercer un rapport de forces fondé sur une légitimité institutionnelle. Ils sont pourtant victime d’une illusion : le statut n’est plus le moteur du rapport de forces, ce sont ses autres composantes, nuisance et dépendance qui créent le statut. De la même manière, cette nouvelle forme dominante du rapport de forces change subrepticement la nature de la relation. Le recours à la violence existe, mais il reste confiné à un nombre limité d’individus, elle repose sur le caractère « exemplaire » lié à son usage limité, la capacité de nuisance ne nécessite plus une punition globale, une forme de « décimation » suffit pour faire rentrer les récalcitrants dans le rang. Quant à la relation de dépendance, elle pourrait être comparée à celle du drogué, la situation de manque accepte toutes les extrémités pour pouvoir continuer. Cette forme diffuse de violence laisse croire que l’on est encore dans un mode traditionnel où le rapport de forces prédomine, alors que le recours effectif à la violence est d’une autre nature, celle d’une dictature qui ne dit pas son nom et qui se propage de plus en plus vite.

Le manque de courage des hommes politiques est une faiblesse majeure, il contribue à l’affaiblissement global de la politique sous sa forme traditionnelle qui n’a toujours pas compris ce nouvel enjeu et qui reste focalisé sur une lecture périmée de l’ordre du monde. Les formes anciennes de la démocratie sont de bien peu de poids face à la montée d’un pouvoir fondé sur les rapports de forces et exercé en dehors de la sphère politique. Peut-être la dépendance du monde politique est telle que seul compte le maintien de la légitimité vis-à-vis du monde économique, partant du principe que le monde économique ne laisserait pas un groupe politique qui nuirait à ses intérêts arriver au pouvoir. Raisonnement à courte vue qui fait bien peu de cas des processus démocratiques et de l’exaspération des citoyens. La prise en otage d’un pays comme on l’a encore observé récemment en Italie ou aux États-Unis n’a pour seul résultat que l’érosion du statut des hommes politiques aux yeux de leurs électeurs. La force paradoxale des discours d’extrême droite, c’est de remettre en cause ce statut dévalorisé et de promettre implicitement un rééquilibrage des rapports de forces fondés sur des valeurs traditionnelles. Il s’agit bien évidemment d’un leurre, l’ordre promis par l’extrême droite n’est jamais que la volonté d’utiliser la force physique et la coercition envers les plus faibles d’entre tous, tout en maintenant le statu quo pour l’existant.

S’il est un moment dans l’histoire où les rapports de forces ont été à peu près équilibrés, c’est pendant la période des Trente glorieuses. Sorte d’accident historique, résultat d’une conjonction particulière, faite de plein emploi, d’aspirations généralisées au progrès et de concurrence entre blocs, il est difficile de dire si c’est l’équilibre précaire entre les grandes puissances qui s’est propagé vers le bas ou si c’est la mobilisation vers un objectif commun (faire mieux que l’autre bloc) qui a permis le développement de cette longue période d’équilibre relatif. Il ne s’agit pas ici de nostalgie, il s’agit de tirer des leçons d’ordre général sur une forme de fonctionnement démocratique qui a aujourd’hui disparu.

Le fondement même de l’exercice du pouvoir réside dans la possibilité d’exercer un rapport de forces, et pour reprendre la définition de Max Weber, dans la capacité de transformer sa potentialité en un exercice effectif de la violence. Dans des démocraties représentatives, sa légitimité repose sur la reconnaissance du statut du personnel politique par les citoyens et le contrôle démocratique : l’homme politique doit appliquer le programme politique pour lequel il est élu sous peine de perdre son statut lors des prochaines élections. Avec l’usage permanent des rapports de forces par une minorité, ni l’une, ni l’autre de ces conditions n’est remplie. L’économie exerce une forme de violence sur le pouvoir réel en dehors du cadre institutionnel, tandis que le personnel politique voit la reconnaissance de son statut s’éroder au fur et à mesure qu’il perd sa capacité effective à exercer le pouvoir. Le rétablissement de la démocratie passe par le rééquilibrage des rapports de forces entre les différents acteurs, c’est aussi la condition de survie du personnel politique se réclamant de cette même démocratie.

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