Billet invité. Jérôme Maucourant, auteur notamment de « Avez-vous lu Polanyi ? » (Flammarion, 2011) dont il a déjà été question sur le blog, tient à remercier Timiota, Bernard Drevon et Jeanne Favret-Saada pour leur lecture du présent billet invité.
Paul Krugman, économiste de grande réputation dans la sphère académique, a dans les années 2000 touché le grand public américain en émettant de judicieuses critiques à l’encontre de la présidence de George W. Bush, dans ses éditoriaux du New York Times. Après la crise de 2008, il est devenu un détracteur féroce des politiques d’austérité, dans une veine néokeynésienne. Néanmoins, à l’image de la plupart de ses collègues, il fut très surpris par l’ampleur de la crise de 2008[1]. Certes, il ne s’agit pas de lui reprocher de n’avoir pas su prédire le moment d’une crise. Mais, le rôle de la connaissance en économie est assurément de comprendre ce à quoi nous expose un type d’organisation de l’économie. C’est, par conséquent, la « science économique » qui fait problème, compte tenu de son rôle important dans l’organisation même de l’économie et de son enseignement. Notre hypothèse est que Krugman, comme d’autres économistes devenus contestataires de la pensée dominante, ne tire pas toutes les conséquences nécessaires d’une contestation d’un savoir fondé sur la centralité du marché.
Précisément, Krugman, alors qu’il dénonçait avec force et brio une inégalité croissante de la répartition des revenus dans son livre de 2007[2], ne reliait pas ce fait à la menace qui pèse sur le capitalisme : la crise des débouchés de la production marchande. La possibilité d’une demande insuffisante est accrue par le fait que les des gains de productivité sont captés par une couche sociale de plus en plus mince. L’effondrement de l’épargne aux États-Unis et le surendettement des classes moyennes et populaires a ajourné longtemps ce problème[3]. La croissance américaine d’avant crise a dû, en effet, beaucoup aux « progrès » des techniques de la finance, ce qui a occulté, surtout durant les années 2000, les conséquences d’un endettement excessif.
Mais, vendre en payant le moins possible les travailleurs-consommateurs, grâce à la mondialisation, n’a fait que déplacer les termes du problème : s’il peut sembler profitable d’importer à bas coût, ceci a impliqué une désindustrialisation qui a fait que la dépense globale dépasse systématiquement la production. Les fameux excédents chinois, par exemple, sont ainsi la contrepartie comptable d’une partie du déficit commercial américain. Notre problème se pose en des termes nouveaux : combien de temps les pays détenteurs de surplus commerciaux accepteront-ils de financer l’excès de la dépense globale de l’économie américaine ? Dit autrement, l’Asie troque ses biens exportés contre du papier émis par les Américains[4] !
Mais, combien de temps cette sujétion sera-t-elle acceptée ? Se pose, de toute façon la question de la qualité des dettes, avant même un changement du régime monétaire international qui mettrait fin au privilège des Américains : régler leur dette grâce à de la monnaie qu’ils émettent. Comme l’a montré la crise de 2008, en effet, la faillite annoncée de nombre d’établissements financiers américains signifiait simplement que les créditeurs étrangers en seraient pour leurs frais. C’est pourquoi l’Etat américain fut contraint de s’endetter lourdement pour garantir des dettes sans qualité …. sans quoi c’en était fini du rôle du dollar. Finalement, le capitalisme américain n’a pas résolu ses contradictions, il les a simplement exportées avant, finalement, d’endetter lourdement le peuple américain pour sauver sa position éminente : on a socialisé les coûts pour continuer la privatisation des gains ….
Or, pour Krugman, la question sociale ne devenait jamais, dans son ouvrage de 2007, un problème économique ; comme si le capitalisme pouvait s’exonérer durablement et à bon compte de son refus essentiel de reconnaître la valeur créatrice du travail humain. Le problème lui semblait donc, pour l’essentiel, celui des conséquences sociales calamiteuses de l’économie sous sa forme néolibérale[5], et non celui de cohérence macroéconomique de cette nouvelle forme de capitalisme. La raison de cet aveuglement nous semble simple : elle résidait dans l’illusion de la capacité du capitalisme contemporain à faire de la dette une marchandise vendable, selon une soi-disant juste évaluation mathématique du risque. Tout se passait, alors, comme si la question des débouchés de la production était dépassée, grâce aux nouvelles techniques de « gestion du risque ».
Depuis 2009, Krugman prône, il est vrai, un contrôle étatique de la finance, de larges nationalisations des banques et une progressivité forte de l’impôt. Il admet même que la mondialisation a eu une incidence sur la déflation salariale, se situant ainsi bien loin des propos qui lui avaient obtenu l’assentiment de ses collègues durant les années 1990[6]. Mais, pour manifester une opposition vigoureuse contre les intérêts établis, il a attendu de s’être suffisamment distingué dans le monde académique[7]… Ainsi, sa déclaration « Les économistes deviennent plus politiques en vieillissant »[8] signifie, en réalité, que la distance croissante par rapport à certaines nécessités professionnelles permet un autre rapport à l’idéologie régnante. Mais, avant que cette parole savante ne se libère, avant qu’elle nous renseigne sur le capitalisme réellement existant, elle aura fait l’apologie d’un libre-échange qui, accroissant les inégalités, a augmenté dangereusement la dette privée devenue ressort ultime de la croissance. Imagine-t-on quelle évolution aurait pu prendre le savoir économique si, en début de carrière, des économistes avaient osé prétendre que la croissance de l’inégalité avait résulté d’un changement dans les rapports de force entre groupes sociaux ?
Ce type d’hypothèse forte, qu’on a peine à imaginer depuis les années 1980, est le fait du Krugman tardif de l’ouvrage The conscience of a liberal, paru en 2007. Il y affirme que l’explosion des inégalités, la « grande divergence », ne doit presque rien à la nature du progrès technique qui réduirait la demande de travail déqualifié. Ce faisant, il s’oppose, par exemple, à Lazear[9] et aux écrits des années 1990 de Jensen[10]. L’argument de Krugman est simple : l’essentiel des gains de la croissance est allé, depuis trente ans, non pas aux salariés instruits mais à « un tout petit groupe d’individus extrêmement bien payés »[11]. Ce constat est fort ennuyeux pour la caste dont l’idéologie est majoritaire, car il ne permet plus de naturaliser le creusement des inégalités, ce que Krugman reconnaît parfaitement à sa façon[12] : « L’hypothèse SBTC [skill-biaised technical change] est de celle qui permet aux économistes de se sentir à l’aise : tout est question d’offre et de demande, sans qu’il soit besoin de faire intervenir le genre de sujet dont la sociologie parle mais que l’économie a bien du mal à intégrer dans ses modèles – les institutions, les normes, le pouvoir politique […] avec l’hypothèse SBTC, la hausse de l’inégalité n’est la faute de personne. Elle est le pur effet de la technologie, qui œuvre par le biais de la main invisible ».
Ce faisant, Krugman démontre que l’on peut finalement effectuer un travail sérieux et suffisamment scientifique sans réduire la totalité des faits sociaux à des calculs coût-avantage (ce que le langage dominant nomme « économie »). Nous y trouvons la confirmation du fait que cette mince classe sociale, la classe dirigeante, a gagné une bataille politique et culturelle, en légitimant implicitement la remontée des inégalités au niveau atteint il y a un siècle… De même que la grande compression trouvait son origine dans le New Deal et la Seconde Guerre Mondiale, la grande divergence actuelle dans la répartition des richesses a une cause politique[13].
Avant de s’affirmer comme un critique résolu de la pensée dominante qui règne dans le monde académique et celui des affaires, Krugman semble donc avoir commencé son grand retournement en découvrant un fait décisif : la forme sociale de l’économie n’est pas déterminée de façon univoque par la technique. Mais, malheureusement, peut-être parce qu’il s’illusionnait sur la capacité du marché à régler les dérives de la dette, il a négligé ce que l’économie politique, de Malthus à Keynes, en passant par Sismondi et Marx, considère comme une question centrale, celle de l’absorption des débouchés de la production marchande.
Néanmoins, le fait que Krugman refuse le déterminisme technique est encourageant, en ce que cela conduit notre auteur à reconnaître le rôle décisif des rapports politiques et des antagonismes sociaux. Voilà qui ne surprendra sans doute pas le lecteur français ou européen, habitué à ce type de considérations, issues, notamment, des controverses suscitées par l’œuvre de Marx[14]. Mais, rares, trop rares demeurent les économistes qui osent trouver des fondements extra-économiques à certains phénomènes économiques, et se situer contre la pensée dominante, pour laquelle les explications non-économiques sont nécessairement ad hoc, c’est-à-dire subjectives.
Or, ce type de pensée économique, qui se fonde sur un état de la technique et sur le culte du marché, et qui ignore le rôle de l’imagination sociale et des conflits politiques à même d’inventer une autre économie, porte une responsabilité dans les impasses dont nous avons le plus grand mal à sortir aujourd’hui. Le problème gît donc dans cette foi en une « science économique » unifiée : elle constitue un trait essentiel de cette pensée dominantequi structure et qui justifie le monde tel qu’il est par la référence centrale au marché. Un Krugman – et ceux qu’il peut entraîner intellectuellement avec lui – trouveront-ils une sortie de ces impasses ? Peut-être, mais cela prendra du temps. Plutôt interroger dès à présent la génération suivante, ce qui pourrait être l’objet de prochains billets.
[1] Krugman, au moment de la crise de 2008, fut autant terrifié que surpris par l’ampleur du choc. Il est ainsi rapporté, le 13/10/2008, sous le titre : L’économiste américain Paul Krugman, prix Nobel d’économie 2008, « s’est déclaré « terrifié » lundi par la crise financière actuelle qui lui rappelle la dépression des années 1930 » ; « Ca s’annonce mieux qu’il y a cinq jours, mais la crise financière me terrifie », a confié le lauréat à l’agence de presse suédoise TT ; « Je n’aurais jamais cru voir se répéter 1931 de mon vivant, mais cette crise m’y fait penser à bien des égards », a-t-il ajouté (http://www.levif.be/actualite/monde/72-58-23936/paul-krugman—la-crise-financiere-me-terrifie-.html).
[2] Paul Krugman, (2007) L’Amérique que nous voulons, traduit par Paul Chemla, Paris, Flammarion, 2008 (titre original : The conscience of a Liberal).
[3] Après avoir constaté que « la part des revenus du travail dans la richesse mondiale tend à se réduire », un ancien expert du patronat français écrit, avant la crise de 2008, à propos de la « corporation des économistes médiatisés », si silencieuse à l’égard des politiques monétaires expansionnistes et acharnée à défendre sans relâche la mondialisation : « La beauté idéologique du projet nécessite d’ensevelir la question théorique et pratique de la limite qu’il conviendrait de poser à la capacité d’emprunt croissante des ménages occidentaux, capacité sans laquelle le processus serait voué à s’arrêter ». Cf. J-L Gréau, La trahison des économistes, Gallimard, 2008, et bien sûr Paul Jorion qui annonce, dès 2004, le mécanisme de la crise (La revue du MAUSS publiant un extrait de ce livre en 2005).
[4] C’est-à-dire que ses banques centrales acquièrent de la dette américain libellée en dollar
[5] Cf. ibid. p. 284, ses développements sur la crise du système de santé aux Etats-Unis et son éloge du modèle français.
[6] Voir Paul R. Krugman, (1996) La Mondialisation n’est pas coupable – Vertus et limites du libre-échange, Paris, La découverte, 2000 (titre original : Pop internationalism), qui célèbre la pensée économique dominante. Mais, Paul. R. Krugman, (2007) Trade and Inequality, revisited, 15 juin, écrit : « What all this comes down to is that it’s no longer safe to assert, as we could a dozen years ago, that the effects of trade on income distribution in wealthy countries are fairly minor. There’s now a good case that they are quite big, and getting bigger » (http://www.voxeu.org/index.php?q=node/261). Nous avons tiré cette citation de Jacques Sapir, « Une décade prodigieuse. La crise financière entre temps court et temps long », Revue de la régulation [En ligne], n°3/4 | 2e semestre 2008, mis en ligne le 30 septembre 2008.
[7] Comment ne pas penser que ce biais, pesant sur le travail savant n’aurait pas d’impact sur la production intellectuelle ? À l’inverse, André Orléan décrit ainsi le projet de l’Association Française d’Économie Politique (AFEP) : « Pourquoi cette association ? Nous nous sommes réunis parce que, tous, nous partageons une même conception de ce que doit être le travail de l’économiste : une conception qui met au premier plan le pluralisme et l’ouverture intellectuelle, autrement dit la nécessité du débat contradictoire. Au cours des dernières années, nous avons tous vécu ce sentiment angoissant d’une fermeture progressive de la réflexion économique autour de propositions et de méthodes devenues dogmes, ce que certains étudiants n’avaient pas hésité à qualifier d’autisme ». Cf. http://www.assoeconomiepolitique.org/spip.php?article35.
[8] Paul Krugman, « Les économistes deviennent plus politiques en vieillissant », Libération, le 14 octobre 2008 (Entretien du 8 août 2008).
[9] Paul Krugman, (2007) L’Amérique que nous voulons, op.cit., p. 159.
[10] Ibid., p. 177. Toutefois, alors que Jensen craignait que « ces gars-là [les PDG] ne soient pas assez payés », il est maintenant « troublé » (p. 179).
[11] Ibid., p. 165.
[12] Ibid., p. 161.
[13] L’Etat rooseveltien en est venu à contrôler les prix durant la guerre ainsi que « dicter le niveau des salaires au secteur privé » (ibid. p. 69) vers un sens égalitaire. Krugman commente ainsi : « Et le plus stupéfiant, c’est que ça a tenu […] aucune des conséquences néfastes qu’on aurait pu attendre d’un nivellement radical des revenus ne s’est concrétisée » (ibid. p. 69-70).
[14]Ainsi, dans une veine néomarxiste, Pierre Dockès et Bernard Rosier, précisaient leur conception du développement socioéconomique selon une dialectique “ innovation-conflit ” : « Alors, comme aujourd’hui, les changements techniques ne représentent pas le progrès technique, mais une des formes contingentes que celui-ci peut prendre pour un état donné des connaissances scientifiques : l’innovation est une production sociale et la nouvelle domination du groupe des entrepreneurs fit que ses besoins façonnèrent l’offre de produits nouveaux ». Cf. Pierre Dockès P. & Bernard Rosier, L’histoire ambiguë – croissance et développement en question, Paris, PUF, 1988, p. 127.
Je ne suis pas un fan des voyages et des déplacements. Je suis où je suis tombé dans ce Monde…