Pour comprendre le rapport entre l’homme et l’argent, l’argent étant une chose, il faut d’abord comprendre le rapport entre l’homme et les choses.
Dans la conception commune, l’homme est entouré de choses et il exerce sur celles-ci un pouvoir sous la forme qu’aura déterminé sa volonté. Mais la réalité est plus complexe : il existe entre les hommes et les choses des contraintes réciproques et la représentation que l’homme se fait de son rapport avec les choses reflète nécessairement cette réciprocité.
Prenons l’exemple d’un fermier. La ferme fut créée un jour par un fermier, celui dont on parle ou un autre autrefois, et depuis, elle tourne. Elle dépend pour sa survie du fermier mais celui-ci dépend à son tour pour sa survie à lui, de la ferme. À tel point que l’on n’est nullement surpris quand on s’entend raconter l’histoire du fermier qui mourut de chagrin parce qu’il ne pouvait cesser de penser à sa moisson que quelqu’un avait incendiée. Il n’est pas mort de faim parce que sa moisson avait brûlé : il est mort parce que sa moisson faisait partie intégrante de la personne qu’il était, et qu’une part trop importante de lui était morte, emportée par les flammes.
Duby rapporte que la nostalgie était la principale cause de décès dans les armées du Moyen âge : l’identité du soldat se dissolvait à la pensée de l’absence à ses côtés du monde qui l’avait entouré jusque-là et qui le constituait en tant que personne. Quand on dit d’une femme ou d’un homme qu’ils sont des « déracinés », on renvoie à cette incomplétude de sujets dont leur environnement était une part essentielle d’eux-mêmes.
Lorsqu’on lit chez Karl Marx « Le bénéficiaire du majorat, le fils premier-né, appartient à la terre. Elle en hérite » (Marx [1844] 1969 : 50), la première réaction est la surprise parce qu’on a l’habitude de penser cette relation sous une forme inversée : du fils aîné qui hérite de la ferme, avant de se rendre compte que la réciproque est vraie aussi. En fait, les deux perspectives sont également vraies : l’aîné hérite de la ferme et la ferme hérite de lui. La survie de chacun des deux dépend intrinsèquement de l’autre.
J’ai déjà eu l’occasion de rapporter une conversation que j’avais eue avec Alan Macfarlane alors qu’il était mon répétiteur à l’Université de Cambridge (Jorion 2011 : 287-288). Il travaillait à l’époque sur les origines de l’individualisme : sur le discours d’un sujet qui s’exprime en autonomie par rapport à son environnement et il me lut un jour comme preuve de l’émergence de cet individualisme, la lettre d’un père à ses enfants où celui-ci enjoignait à l’un d’entre eux de prendre telle responsabilité et en réprimandait un autre pour son refus de jouer tel rôle, etc. C’était l’époque où je réfléchissais aux contraintes réciproques qu’exercent l’une sur l’autre, une famille d’une part et un bateau et son équipage, d’autre part, telles que j’avais pu les observer dans l’Île de Houat en Bretagne et il m’apparaissait en pleine lumière à quel point ce père dont Macfarlane me lisait la missive, ne parlait précisément pas en son nom propre et n’était en l’occurrence que le simple porte-parole de l’estate, de la propriété familiale, dont il défendait avec véhémence la survie, et rappelait aux membres frivoles de sa famille quelles en étaient les conditions et quelle était leur responsabilité personnelle vis-à-vis d’elle.
J’écrivais dans Le capitalisme à l’agonie (2011) :
« On voit s’esquisser en réalité, dans ces exemples, une autre manière d’envisager le rapport entre hommes et choses, où l’identité de qui décide et de qui se plie à la volonté d’un autre n’est pas aussi claire qu’on aurait pu un moment l’imaginer, et où ce que l’on serait éventuellement tenté de qualifier d’« intérêt égoïste » d’un être humain se révèle, à notre grande surprise, être en réalité son inverse, à savoir la subordination de la volonté humaine à la persistance d’une chose, même si ce sont des hommes qui ont initialement institué ce genre de choses pour leur propre bénéfice, comme dans le cas d’une ferme ou d’un bateau de pêche. Que vaut la liberté de celui qui a une grosse fortune à gérer ? » (p. 288).
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C’est le philosophe Lucien Lévy-Bruhl (1857-1939) qui a défini la notion d’« appartenances » pour désigner ce qui vient s’ajouter au corps d’un être humain pour constituer la personne à laquelle il s’identifie : son nom, ses emblèmes, les choses qui lui appartiennent, sa famille, les paroles qu’il ou elle a prononcées, et ainsi de suite. Chaque fois qu’une de ces choses apparaîtra, les autres ne pourront s’empêcher de penser à cette personne, et celle-ci pensera à elle-même de la même manière : en se donnant d’elle-même la même définition, de son corps complété par ses appartenances.
Dans un milieu urbain, une personne bénéficie de davantage d’autonomie que dans un milieu rural. Pour manger, le fermier se rend à la table familiale et dépend pour ce qu’il y trouvera, de la ferme dans sa totalité. En ville, si l’on a faim a midi, on se rend dans une boulangerie ou un bistrot quelconque. Si la moisson est incendiée, le fermier peut en mourir. Si une boulangerie ou un bistrot quelconque brûle, le citadin s’en fiche : il ira dans un autre. La personne est ainsi constituée, pour ce qui est des choses, des appartenances qui lui sont indispensables. Pour le fermier, c’est la ferme dans sa totalité : pour le citadin moyen, c’est à part son corps propre, peu de choses.
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Passons à l’argent.
C’est Aristote qui a fait remarquer qu’il y a pour une chose susceptible d’avoir un prix, deux utilisations possibles : être utilisée soit selon son usage propre – être portées aux pieds, par exemple, pour les chaussures, soit être échangée – ce qu’il est possible de faire avec des chaussures comme avec n’importe quelle autre chose susceptible d’avoir un prix.
La particularité de l’argent c’est qu’il existe avec lui sur ce plan, un télescopage : il n’a pas deux mais une seule utilisation possible, l’usage propre de l’argent, c’est en effet d’être échangé.
Dans un milieu urbain, pour pouvoir survivre, il faut acheter tout ce qui est nécessaire pour se sustenter, se couvrir, s’abriter et, pour cela, il faut de l’argent. Si l’on n’en a pas assez, alors la représentation que l’on en a se limite à cela : au souci permanent que l’on a du fait que l’on manque d’argent.
La perspective du manque nous est peu familière et passe le plus souvent inaperçue. J’ai ainsi le sentiment d’être la première personne à avoir noté que « le capital » n’est pas quelque chose existant en plein mais quelques chose existant au contraire en creux : de l’argent qui manque là où il est indispensable pour la production, la distribution ou la consommation (ibid. 30).
Pour celui qui a davantage d’argent que le strict nécessaire pour sa subsistance, l’argent apparaît dans la représentation qu’il s’en fait comme la réserve multi-usage, polyvalente, de tout ce qui a un prix inférieur à la somme dont il dispose.
L’argent que l’on a possède le double pouvoir de commandement dont parlait Adam Smith : pouvoir de commander au sens de « passer commande » de marchandises, et pouvoir de commander au sens de « donner des ordres » quand ce qu’on achète, ce sont des services. Dans un cas comme dans l’autre, l’argent permet de subordonner à la satisfaction de la personne que l’on est, le temps d’autrui.
La polyvalence de l’argent fait qu’à condition d’en avoir assez, il nous permet d’assouvir l’ensemble de nos besoins. À propos des besoins en général, John Maynard Keynes écrivait dans « Economic Possibilities for our Grandchildren » (1930) :
« Il est vrai que les besoins des êtres humains pourraient sembler insatiables mais ils appartiennent à deux catégories : il y a d’abord les besoins qui sont absolus au sens où nous les ressentons quelle que soit la manière dont nos semblables se situent sur ce plan, et il y a ensuite ceux qui sont relatifs, au sens où nous les éprouvons seulement si leur satisfaction nous élève par-dessus, nous fait nous sentir supérieurs, à nos semblables » (Keynes [1930] 1931 : 326).
Le besoin de se sustenter, de se couvrir, de s’abriter, le besoin d’assurer sa propre survie, tombe dans la première catégorie ; l’argent, quand il existe en quantité supérieure à celle nécessaire à assurer notre subsistance, est l’outil ultime permettant d’assouvir la seconde catégorie de nos besoins qu’évoque Keynes.
Il conviendra d’examiner ce qu’il faut penser de cette deuxième catégorie de besoins, dont le caractère potentiellement illimité frappe immédiatement.
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Jorion, Paul, Le capitalisme à l’agonie, Fayard 2011
Keynes, John Maynard, Essays in Persuasion : MacMillan 1931, Volume IX de The Collected Writings of John Maynard Keynes
Je le crains aussi, c’est le pendant à l’invasion de Taiwan. Cuba va connaître de nouveau « ses années ’30 » :…