LE GRAND TOURNANT : ÉLOGE DU POSSIBLE, par Francis Arness

Billet invité

Il nous faut prendre la mesure de la situation existentielle dans laquelle nous avons été jetés lors de l’époque néolibérale maintenant finissante. À quelques exceptions près, et malgré tous les efforts que nous avons parfois pu faire, il s’avère que l’occultation à la fois du réel et de l’avenir, des éléments positifs et du possible, qu’a mise en place le système néolibéral, nous a entravés dans nos actes quotidiens et nos réflexions. Dans sa pression subtile et généralisée sur les conditions d’existence, le système néolibéral nous a aussi profondément désorientés dans la possibilité même de mener nos existences de manière autonome, en lien à ce qui nous fait au plus profond de nous-mêmes[1].

Mais nous nous tromperions s’il nous arrivait de croire que l’occultation massive et réussie, ainsi que la pression subtile et généralisée sur les conditions d’existence, qui ont eu lieu lors des années 1980 à notre période présente, et dans laquelle nous sommes encore parfois pris, peuvent exister en dehors du système néolibéral, actuellement en plein effondrement. Des années 1980 à nos jours, une bonne partie de la population a pu bénéficier, malgré la crise déjà existante, des richesses accumulées avant le tournant néolibéral, et de l’argent créé par les prêts à taux bas. Et c’est cette situation matérielle relativement confortable d’une bonne partie de la population qui a donné au système néolibéral la possibilité d’imposer l’occultation du réel et de l’avenir, ainsi que sa subtile pression sur les conditions d’existence. Dans une situation d’absence de viabilité du système économique, un tel système ne peut perdurer, et le consensus autour de lui s’effondre. Il en est allé ainsi, tel que l’a relaté Vaclav Havel, pour le bloc soviétique lorsque s’est effondrée la société « post-totalitaire » de « mono-consommation » en laquelle il consistait lors des années 60-70, et qui avait de la même manière, endormi une majorité de la population dans le confort relatif ainsi permis[2].

Les temps changent. Du fait du découplage entre le système néolibéral et la population (ce que Paul Jorion appelle à la suite de Marx une « situation prérévolutionnaire »[3]), et malgré la nécessité de trouver de quoi vivre dans l’effondrement économique, les compromis intérieurs avec ce système, seront de moins en moins « nécessaires », puisque le système, même sous une autre forme, aura de moins en moins à proposer économiquement. De plus, une partie des élites de bonne volonté commence à ouvrir les yeux sur le réel de notre situation. Et ce changement ne s’arrêtera pas. Nous ne retournerons plus dans le mensonge collectif et existentiel de la « fin » néolibérale « de l’histoire » : même en cas de guerre, l’effondrement économique et la destruction seraient alors tels que les richesses volées aux ennemis, ou produites par les populations soumises voire réduites à l’esclavage, ne permettraient sans doute pas de proposer, comme le fit le nazisme pendant une décennie, quelque chose d’économiquement viable à une partie de la population assez grande pour éviter une contestation qui, contre la surveillance généralisée voire la terreur, déséquilibrerait le système en place. Si elle ne mène pas à une destruction de l’espèce toujours possible, la guerre ne peut pas durer indéfiniment, lorsque les sociétés en guerre n’offrent aucune survie économique, même misérable, aux populations qui, dans leur sentiment de révolte, trouvent les ressources nécessaires pour permettre des solutions, malgré tout.

En somme, le développement d’une humanité capable d’abandonner, par le grand tournant, l’agressivité généralisée contre elle-même et contre l’environnement au profit de la coopération[4], mais aussi le développement de sociétés véritablement démocratiques seules capables de réaliser le grand tournant, s’appuieront obligatoirement, même en cas de folie destructrice, sur un projet d’avenir. Ainsi, même s’il arrivait que nous ne puissions changer la donne à court ou moyen terme, nous devons travailler à définir ce projet et à réfléchir à sa mise en place sur le long terme.

Pour cela, nous devons sortir du court-termisme, y compris lorsque nous nous opposons au système néolibéral et à la tentative néo-autoritaire latente.  Le système – c’est là sa ruse – cherche justement à nous désorienter, à nous faire nous étrangler dans notre impuissance et notre souffrance, notre colère et notre désespoir, pour nous amener à penser en termes d’urgence et à oublier les éléments positifs et le possible, pour nous pousser à la soumission ou au romantisme sans lucidité. C’est de ce piège dont nous devons ou devrons nous sortir, coûte que coûte, que ce soit actuellement dans l’effondrement économique ou, plus tard, si cela a lieu, dans la folie destructrice de la guerre qui sert aussi à cela : à étouffer l’espoir, la réflexion sur l’avenir, le sentiment du possible malgré tout. Cette situation nous demande d’abandonner nos compromis ou notre romantisme, de travailler à définir un projet d’avenir permettant le grand tournant, malgré tout, et de réfléchir, à notre humble niveau, aux moyens de faire se réaliser un tel projet. Il en va de notre responsabilité au regard de notre avenir démocratique, de la possibilité du grand tournant, et donc de la survie de l’espèce.

Pour le moment, la logique de l’urgence et de l’impuissance est la base commune de ces trois réponses à notre situation actuelle que sont l’adaptation soumise, la résistance sans inventivité, et la révolte aveugle. Ces réponses sont certes absolument différentes, mais elles ont en commun d’être toutes fondamentalement impuissantes car elles sont incapables de voir, malgré tout, le réel dans sa complexité, ce qu’apporte l’ouverture au devenir, mais aussi les éléments positifs sur lesquels nous pouvons et pourrons nous appuyer, ainsi que le possible présent et à venir.

Si nous voulons regarder les choses lucidement, nous devons voir, au sein du tragique de notre situation, au sein de notre souffrance, de notre colère et de notre révolte, à la fois les éléments positifs qui existent et existeront, et le possible présent et à venir, et ce, même dans l’effondrement économique, voire dans l’autoritarisme et dans l’horreur de la guerre. Ces éléments positifs et ce possible existeront encore même en cas de guerre. René Char d’ailleurs insiste sur la nécessité de ne pas oublier ce fait que nous rapportent les anciens résistants, parmi lesquels il nous faut compter Stéphane Hessel[5]. Citons Char qui écrit juste avant la fin de la guerre : « je redoute (…) la chlorose des années suivant la guerre. On se précipitera dans l’oubli. (…) On supposera que les morts inhumés ont des noix dans leurs poches et que l’arbre un jour fortuitement surgira »[6]. Dans ces mêmes pages de 1944, Char anticipe de plus sur la manière dont l’équilibre mondial construit après la deuxième guerre mondiale allait faire  des compromis avec ce qu’il y a de pire, amenant ainsi à l’abandon des propositions pourtant fondatrices de Keynes que Paul Jorion, Pierre Sarton du Jonchay et Julien Alexandre veulent ramener au jour[7] : « Je pressens que (…) la boulimie de justice n’aur(a) qu’une durée éphémère, aussitôt retiré le lien qui nouait notre combat. Ici, on se prépare à revendiquer l’abstrait, là on refoule en aveugle tout ce qui est susceptible d’atténuer la cruauté de la condition humaine de ce siècle et lui permettre d’accéder à l’avenir, d’un pas confiant. Le mal partout déjà est en lutte avec son remède. Les fantômes multiplient les conseils, les visites, des fantômes dont l’âme empirique est un amas de glaires et de névroses. Cette pluie qui pénètre l’homme jusqu’à l’os, c’est l’espérance d’agression, l’écoute du mépris. (…) On renoncera à mettre au rebut, à retrancher et à guérir. » Et il ajoute : « O vie, donne, s’il est temps encore, aux vivants un peu de ton bon sens subtile sans la vanité qui abuse, et par-dessus tout, peut-être, donne-leur la certitude que tu n’es pas aussi accidentelle et privée de remords qu’on le dit »[8].

Les éléments positifs sur lesquels nous pouvons nous appuyer, et l’existence du possible, persisteront jusqu’à la fin de l’humanité, comme la vie qui nous habite et cherche à vivre, en inventant de nouvelles formes, parce qu’elle est la vie[9]. À nous de voir ceci, de nous appuyer dessus, pour essayer d’agir – depuis nos inéluctables imperfections et depuis notre infinie tristesse (ou détresse) et notre colère face à tout ce qui arrive de tragique – avec espoir, inventivité, lucidité et courage.



[1] Sur cette désorientation, en plus de mon essai, voir Bernard Stiegler, La technique et le temps. Tome 2: La désorientation, Galilée, 1996.

[2] Voir Vaclav Havel, Essais politiques, qui insiste d’ailleurs sur le parallèle entre l’Est et l’Ouest.

[3] La guerre civile numérique, op. cit.

[4] Paul Jorion, Misère de la pensée économique,  Fayard, 2012.

[5] Indignez-vous, Indigène, 2011.

[6] Feuillets d’hypnos, poème 220.

[7] En ce qui concerne le bancor, voir Paul Jorion, Le capitalisme à l’agonie, Fayard, 2011, et Pierre Sarton du Jonchay et Julien Alexandre.

[8] Feuillets d’hypnos, poème 220.

[9] Sur cette question de la vie en nous et de notre attitude face à elle, voir aussi mon texte littéraire « Vie et mort de la nature », particulièrement le billet 2.

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