Billet invité. Texte modifié : 7 septembre à 14h.
Une norme collective est un référentiel qui guide le comportement des individus et qui entérine sous des formes diverses un état donné des rapports de force avec les autres acteurs du système. Le plus souvent, il s’agit d’accepter une situation objectivement défavorable, mais elle peut aussi suggérer une opportunité lorsque le rapport de force est favorable, ce qui reste le cas pour les principaux référentiels économiques (norme de production et norme de profit). La norme collective permet de comprendre les comportements des acteurs composant un groupe plus ou moins hétérogène et ne présuppose aucune motivation transcendante commune. Elle induit une convergence des comportements qui au-delà des normes explicites (les lois et les règles) est l’un des éléments fondateurs de la vie en société.
Une norme collective n’est pas immuable, au même titre que les motivations des individus (qui sont d’autant plus difficiles à cerner qu’elles sont parfois irrationnelles). Elle peut se définir de manière récursive: la norme naît du groupe, chaque groupe se reconnaît dans une ou plusieurs normes. Les comportements des acteurs les plus dynamiques servent de références, comme on s’accroche à un point de repère quand l’on a soi-même du mal à définir un sens.
De la même manière, les rapports de force créent la norme comme la norme crée les rapports de force. L’évolution de la norme de profit en est le meilleur exemple. Sa libération avec les politiques fiscales menées à partir des années 80 a donné un signal : en donnant une position primordiale à l’économie, les politiques ont déplacé le centre de gravité et permis son renforcement. Après tout, dans les années 60, la taille d’une entreprise était l’un des principaux critères d’intérêts des investisseurs.
Les normes donnent en référence un modèle hiérarchisé de réussite et reconnu par le groupe, un éventail de moyens à mettre en œuvre pour y parvenir et une échelle de temps. Elles expliquent aussi l’échec individuel, c’est en partie de là que naissent leurs forces. La hiérarchie du groupe provient des déviations par rapport aux voies tracées par la norme (encore qu’il existe des exemples de réussites dérogeant au modèle standard qui posent la question de l’hypocrisie de certaines élites, tout à fait à même de se jouer des règles explicites et implicites). Ne pas s’y soumettre conduit à la damnation sociale, à la faillite de l’entreprise ou à l’échec électoral. La peur qui résulte de la sortie de la norme collective est elle-même une norme implicite. La crise remet en cause le fonctionnement des normes collectives et nourrit les peurs, elle peut créer ce désir de l’homme providentiel et d’une hiérarchie forte qui ne seront pourtant toujours que des réponses transitoires : un rapport de force fondé sur la coercition survit difficilement dans la (longue) durée.
L’interaction forte entre les normes collectives et les rapports de force ouvre peut-être d’autres perspectives dans l’action politique. Le grand miracle de la social-démocratie des Trente Glorieuses est d’avoir préservé des rapports de force équilibrés entre les acteurs de matière contingente. Le modèle gestionnaire caractérise l’action politique actuelle, on réduit les problèmes à leur dimension opérationnelle, l’action se résume à quelques mesures avec des objectifs chiffrés. Au-delà des objectifs rarement atteints, cette manière d’agir contribue à l’évolution des rapports de force et remet en cause l’état actuel des normes collectives, source d’une profonde déception (pour l’immense majorité des individus) et d’une grande satisfaction (pour une infime minorité de privilégiés à qui cette évolution bénéficie).
Une politique qui prendrait en compte de manière consciente les rapports de force créerait les conditions d’une décision négociée. Autrement dit, l’action politique devrait veiller en permanence à maintenir un équilibre réel entre les acteurs plutôt que d’imposer la solution miracle pensée et venue d’en haut, c’est peut-être l’essence même de la démocratie.
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