Billet invité.
Je vous envoie, certes de manière très succincte et trop rapide, quelques petites réflexions suite à votre vidéo sur un au-delà de la valeur d’une part, et de l’intention et de la volonté d’autre part, pour ouvrir peut-être d’autres chemins de pensée. Au-delà de l’aspect économique, que je ne maîtrise pas du tout (mais qui est en mesure de le maîtriser ? comme de maîtriser quoi que ce soit…) ou plutôt pour lequel je n’ai guère de compétences, c’est surtout ce dépassement de l’intention et de la volonté qui m’a saisi.
Moins du point de vue des neurosciences, domaine qui m’échappe également, que d’un point de vue littéraire et philosophique (champs de mes formation et travail), au sens large. En effet, il me semble bien qu’il y a là une ouverture possible vers d’autres horizons de pensée, compréhension et représentation du monde, de l’Histoire, du réel, et j’ajouterais de toute vie intérieure. Et ce d’autant plus que nous vivons dans un monde moderne où les désastres en cours ne sont peut-être pas intentionnels ni voulus, mais échappent de plus en plus à toute maîtrise, alors même que les dirigeants du monde, tous nos hiérarques économico-politiques, affichent encore et toujours, avec la même rhétorique pateline et un cynisme de plus en plus insupportable, des discours précisément nourris d’« intentions », de « volonté » et de « valeurs » (économico-marchande ou bien « humaniste », à peu de frais). Une manière d’obstruer encore un peu plus le paysage mental, et de maintenir la domination et toutes les aliénations qui s’ensuivent.
Pire encore, me semble-t-il, au vu de l’actuelle « administration du désastre » (selon la formulation de R. Riesel et J. Semprun), les catastrophes présentes sont devenues la source de nouvelles « valeurs », nouveaux profits qu’exploite, en un cycle accéléré de constructions-destructions-reconstructions, le système industriel et marchand. Qu’elles soient naturelles ou humaines (mais c’est inséparable, tant notre civilisation moderne a tout imbriqué), géopolitiques ou écologiques, ces catastrophes servent désormais de prétextes à réalimenter, régénérer le moteur de la volonté de puissance, selon un cercle vicieux qui, malgré tous les discours bienveillants ou rassurants dont on le farde, menace dangereusement nos destinées communes (humanité et monde liés). Et la catastrophe de Fukushima, qui est bien, comme l’a dit un Japonais lui-même (le scientifique Kiyoshi Kurokawa) un « désastre made in Japan », mais aussi un « désastre extrême-occidental », de l’Occident et du monde moderne tout entier, n’en est qu’une nouvelle et flagrante illustration – comme la quintessence même de cette inhumanité monstrueuse, venue de l’humain, qui risque de nous submerger.
C’est sans doute que précisément, « l’intention », la « volonté » de la conscience ont imposé ou prétendent imposer leurs lois, au détriment de toute circonspection, attention à la part d’inconnu, d’altérité et d’étrangeté qui nous habite, comme de toute common decency. Dans ses intentions, gouvernées par « la raison du progrès », comme dans sa volonté de maîtrise du monde (qui corrompt une authentique volonté de savoir, laquelle ne peut faire l’économie de son ignorance, du non-savoir), l’homme moderne semble avoir négligé la conscience de ce qui lui échappe, inéluctablement, et du partage, irréfragable, entre conscient et inconscient, savoir et non-savoir, connu et inconnu, étrange et familier… et ce, étonnamment, malgré les découvertes majeures de la psychanalyse, et des neurosciences, pour ne rien dire de la physique quantique.
N’est-ce pas là le signe d’un oubli majeur (et mortifère) de nos origines, comme celui d’une insouciance, en toute connaissance de cause des dangers (ce qui est plus grave), quant à notre destinée ?
Pourtant, par un retour aux « fondamentaux », si je puis dire, de la philosophie occidentale (le « je sais que je ne sais pas » de Socrate), que l’homme apprenti sorcier, avec sa volonté de savoir, mais surtout de puissance, a un peu oubliés ou piétinés, on peut sans doute penser que ce souci de notre ignorance aurait quelque chance d’être réévalué. Entre parenthèses, le daïmon socratique ne serait-il pas comme une des incarnations possibles de cet au-delà de l’intention et de la volonté ? Par ailleurs, toute la part de « pensée magique » (pour le dire vite) au cœur de l’homme, ce que Roberto Calasso a si merveilleusement nommé « la folie qui vient des Nymphes », que l’on a un peu trop vite fait de reléguer aux arcanes de l’occultisme ou à la seule ethnographie de peuples dits « primitifs », va aussi dans le même sens d’un dépassement de la raison comme volonté et intention.
Si l’on songe aussi aux schèmes mythiques, voire « scènes primitives », de notre culture occidental, on s’aperçoit que dans les poèmes homériques (dénués de toute psychologie moderne), qu’il s’agisse de la colère d’Achille ou des périls traversés par Ulysse, les héros grecs ne sont pas mûs par leurs intentions ou volonté, ni non plus par leurs instincts, mais par un entrelacement obscur entre leurs désirs, une conscience de l’injustice et une certaine nécessité, qu’on l’appelle « destin » ou d’un autre mot. Au-delà des relations avec les dieux (disparus), ce qui se jouait là, aux origines de notre littérature et de notre Occident, c’est bien le partage et le mystère insondable des puissances qui, à l’origine de nos actions, traversent et agitent (agissent) obscurément notre vie mentale et sensible, « cet infracassable noyau de nuit » qui nous hante. Comme on est loin des illusions (à venir) du « libre arbitre » et de la « raison impuissante » (Pascal) par laquelle l’homme s’est cru, et s’est « voulu », avec l’aide du développement technologique, « comme maître et possesseur de la nature ».
Ainsi, malgré les apparences (cet introuvable « nouvel ordre mondial », si ce n’est celui d’une fuite en avant), malgré le caractère toujours aporétique de nos questionnements et représentations, n’est-ce pas la nécessité d’un hypothétique (car toujours construit, relatif, inachevé, imparfait) « ordre du monde » qui fait défaut aujourd’hui ? un ordre du monde qui, à travers les actions humaines, tiendrait absolument compte de l’interdépendance de toutes choses, et d’abord de la constellation homme-monde, au-delà du primat de la conscience, fût-elle bien ou mal intentionnée, « au-delà du bien et du mal » – oui, sans doute, comme un impératif à la fois éthique et cognitif : comprendre que nos représentations, comme nos désirs échappent largement à la conscience, à la volonté comme à l’intention, et en même temps sont toujours liés à notre situation (historique) dans le monde, dans un être-ensemble, qui unit tous les hommes entre eux, et tout l’humain à tout l’inhumain.
Sans parler des représentations du monde (à la fois mythologique et historique) dans d’autres cultures, notamment orientales, où la « volonté » au sens occidental n’existe, ou plutôt n’existait pas. Néanmoins, peut-on jamais « se passer de toute volonté » ? sans doute pas plus que de toute « représentation » – mais il conviendrait peut-être d’entendre alors « volonté » en un sens différent, par exemple tel que l’esquissa justement Schopenhauer, plus proche de « désir », volonté de vivre… et sans doute aussi « contestation », « révolte ». « Désirs » qui n’ont rien à voir avec les « pulsions » – dans un monde où précisément nos pulsions, individuelles et collectives, sont aujourd’hui tellement sollicitées, agitées, manipulées, à tel point qu’en vertu d’intentions et volontés supérieures, l’homme tend à être dépossédé de lui-même… Une dépossession de l’humain qui va de pair avec la déréalisation (et destruction) du monde.
À suivre…
1) On peut utiliser des bombes nucléaires pour stériliser l’entrée d’abris souterrains (au sens galeries bien bouchées, comme au sens…