Le retour à l’étalon-or impliquait pour la Grande-Bretagne du début des années 1920 de restaurer le taux de change de la livre avec le dollar à son niveau d’avant-guerre. Ceci n’était possible qu’à condition que le coût de la vie baisse dans la proportion nécessaire pour rétablir l’équation. Le coût de la vie à son tour ne pourrait baisser sans que ne baissent les salaires en tant que coûts de production des marchandises et des services.
Or note Keynes, le niveau des salaires, tout comme d’ailleurs celui des profits ou des loyers par exemple, ne répond pas sans réagir aux pressions économiques dont il est l’objet : il résiste à la baisse – et il s’agit là bien entendu de l’effet collectif de la résistance des travailleurs eux-mêmes. Le niveau des salaires est « visqueux », pour reprendre le terme qu’emploie Keynes : « sticky ».
En fait, rappelle Keynes, les salaires ne baissent jamais parce que les salariés y consentent, ils baissent parce que la déflation cause du chômage et que le chômage modifie le rapport de force entre employeurs et employés, ces derniers consentant alors à une baisse des salaires, mais contraints et forcés.
Keynes écrit dans The Economic Consequences of Mr Churchill (1925) :
« Nous nous trouvons à mi-chemin entre deux théories du tissu économique. Selon l’une d’elles, le niveau des salaires devrait se fixer en fonction de ce qui est « juste » et « raisonnable » dans le rapport entre les classes. Selon l’autre théorie – la théorie du rouleau compresseur économique – le niveau des salaires sera déterminé par la pression économique, encore appelée la « dure réalité », et notre grosse machine devrait progresser imperturbablement, sans autre considération que son équilibre comme un tout, et sans accorder une attention quelconque aux conséquences hasardeuses du voyage pour l’un ou l’autre groupe de la population » (Keynes [1925] 1931 : 223-224).
C’est bien sûr là que se boucle la boucle dans la démonstration de Keynes : les salaires ne baissent pas « parce que cela vaudrait mieux » pour l’économie. Les salariés refusent toute baisse de salaire seulement « pour la bonne cause », et leur position étant défavorable dans la répartition de la nouvelle richesse créée déjà dans le meilleur des cas, ils ont raison. J’ai déjà eu l’occasion de mentionner le soutien de Keynes à la grève générale de 1926.
Mussolini, en 1927, dans des circonstances similaires, n’y était pas allé par quatre chemins : pour rétablir la lire au niveau souhaité, il avait abaissé par décret tous les salaires italiens de 20 % (S II : 191).
Il y a bien une alternative note Keynes malicieusement, sachant pertinemment qui dans l’édifice social pousserait alors des cris d’orfraie : faire baisser d’autorité les salaires en accompagnant la mesure d’« un impôt additionnel de 1 shilling par livre (soit 5 %) sur l’ensemble des revenus autres que les salaires, impôt à maintenir jusqu’à ce que les salaires effectifs aient retrouvé leur niveau antérieur [à l’abrogation de l’étalon-or en 1919] » (ibid. 229). Il attirait ainsi l’attention sur le fait que si dans notre représentation collective spontanée les revenus du travail sont considérés comme négociables et compressibles, ceux du capital sont considérés eux comme non-négociables et non-compressibles.
En conséquence de quoi la restauration de l’étalon-or, qui fait du retour à un certain taux de change de la livre par rapport au dollar une contrainte non-négociable et du niveau des salaires la variable d’ajustement, est selon Keynes, tout simplement inacceptable.
Ce sont le taux de change et le niveau des prix qui doivent s’adapter au niveau des salaires et non l’inverse. On reconnaît là la position qui fera véritablement l’originalité de l’approche de Keynes parmi les économistes de son temps, et encore ceux d’aujourd’hui : si des équilibres économiques peuvent se rencontrer dans différents types de configuration, le critère pour en retenir l’un plutôt qu’un autre, c’est ce qu’il représente en termes de consensus global. L’objectif, c’est la minimisation du ressentiment entre classes sociales, et seul le plein emploi permet de l’atteindre.
En 1923, dans son livre intitulé A Tract on Monetary Reform, ainsi que dans son pamphlet intitulé : The Economic Consequences of Mr Churchill en 1925, Keynes a déjà formulé de manière implicite ce qui sera en 1936 la thèse de son ouvrage le plus connu, The General Theory of Employment, Interest and Money : le plein emploi ne peut pas être un aboutissement heureux atteint de manière accidentelle : il doit être l’axe autour duquel tout plan de société doit être articulé.
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Keynes, John Maynard, Essays in Persuasion : MacMillan 1931, Volume IX de The Collected Writings of John Maynard Keynes
Skidelsky, Robert, John Maynard Keynes. Vol. II. The Economist as Saviour 1920-1937, London : MacMillan, 1992
PJ : « Un lecteur d’aujourd’hui de mon livre Principes des systèmes intelligents » Je pense que c’est le commentateur Colignon David*…