Quand en juin 1919 John Maynard Keynes démissionne avec pertes et fracas du ministère britannique des finances, claquant du même coup la porte de la Conférence de paix de Paris à laquelle il participait, il a trente-six ans. Le livre qu’il écrit dans le même accès de rage : The Economic Consequences of the Peace, sort en librairie le 12 décembre. Comme je l’ai dit, plus de 100.000 exemplaires s’en vendront.
Keynes ne renouera avec le service public que vingt-et-un ans plus tard : en 1940 et en la même qualité durant la Seconde guerre mondiale que celle qui avait été la sienne durant la Première : en tant que technicien surdoué de l’administration de l’économie d’une nation en guerre.
L’occasion lui sera bien entendu donnée d’être consulté par l’administration et le gouvernement britanniques durant ces vingt-et-une années : il est invité à donner son avis lors de réunions ou d’auditions en tant que professeur d’économie à Cambridge, et quand c’est plutôt au titre de journaliste (il dirige la revue Economic Journal et est éditorialiste de plusieurs journaux au fil de ces années), il ne se prive nullement de faire connaître ses vues, qu’on le lui demande ou non. C’est manifestement pour qu’on puisse entendre « un autre son de cloche » qu’il est invité et bien que son opinion ait un grand retentissement auprès du public, elle n’a pas d’impact direct sur le cours des événements. Skidelsky a bien caractérisé le Keynes de l’entre-deux-guerres :
« … le rôle de fonctionnaire / économiste technicien se transforma insensiblement [pour lui] en celui d’éducateur / économiste politicien […] interprétant les positions officielles à l’intention du public informé, et faisant en sorte qu’une opinion éclairée ayant une base solide exerce une influence sur l’action politique » (Skidelsky I, 377).
Keynes avait saisi l’occasion que lui offrait la rédaction d’un livre comme The Economic Consequences of the Peace pour offrir une première expression à certaines propositions qui sédimenteraient peu à peu pour devenir les points forts de son système de pensée. Ainsi quand il écrivait dans ce livre :
« Quelques-unes de ces catastrophes de notre histoire qui ont rejeté le progrès humain plusieurs siècles en arrière sont dues aux réactions qui résultèrent de la fin soudaine […] de conditions temporairement favorables ayant autorisé une croissance de la population exigeant des ressources qui dépasseraient celles qui seraient disponibles quand ces conditions favorables cesseraient d’exister » (ibid. 387).
Cela dit, jusqu’en 1919, ce n’est pas véritablement en tant qu’économiste que Keynes s’est fait entendre. Son rôle d’intendant de la guerre menée par la Grande-Bretagne de 1914 à 1918 consistait essentiellement à faire correctement des calculs portant sur des rentrées et des dépenses, et le cœur du livre qu’il publie en 1919 est constitué d’arguments de bon sens, complétés d’explications pourquoi les politiciens étant des imbéciles doublés de couards préoccupés seulement de leur réélection, un tel bon sens leur est étranger. La théorie économique proprement dite n’avait pas encore mobilisé son intellect.
Quand Keynes devient maître de conférences en science économique, la discipline n’a pas encore gagné son autonomie à Cambridge. Des cours sont donnés dont les professeurs ont été formés dans d’autres domaines comme au temps où, dans le dernier quart du XVIIIe siècle, Adam Smith (1723–1790) était philosophe ou, au début du XIXe, David Ricardo (1772–1823) était banquier.
C’est Alfred Marshall (1842–1924) qui s’efforcera de créer un véritable enseignement de science économique à Cambridge. Il avait déjà tenté sans grand succès de recruter à sa cause Neville Keynes, le père de Maynard. Il tente à nouveau sa chance, cette fois avec le fils.
Keynes est mathématicien et philosophe de formation et s’il s’engage dans l’enseignement de l’économie en 1908, ce n’est pas en raison d’un goût particulier pour la branche, mais uniquement parce que Marshall le lui demande au lendemain de son échec à obtenir une fellowship à King’s College à Cambridge, poste sur lequel il comptait énormément. Aussi, quand il est question d’économie, il se contente de répéter ce qu’il trouve dans les livres, et tout spécialement dans les Principles of Economics que Marshall avait publiés dix-huit ans auparavant, principes complétés par ceux d’économistes plus anciens ayant gagné son respect, comme Robert Malthus (1766–1834) ou Stanley Jevons (1835–1882).
Skidelsky note très justement qu’« il faudra attendre que la Grande-Bretagne revienne à l’étalon-or en 1925 pour que Keynes se mette à penser que toutes ces politiques fallacieuses sont l’aboutissement de théories [économiques] fallacieuses » (Skidelsky II, 6). Et pourtant, le chef d’œuvre auquel l’apprenti Keynes travaille de 1906 à 1914 : A Treatise on Probability, un traité de probabilité qui ne sera finalement publié qu’en 1921, établit qu’il n’existe en réalité aucun moyen de mesurer à proprement parler la probabilité d’un événement futur ; il est sans doute possible d’associer à des événements aussi spéciaux que l’apparition d’une face particulière lors du jet d’un dé un nombre spécifique représentant la probabilité de cet événement, mais notre connaissance authentique s’arrête là. Pour les événements dont dépend la vie quotidienne de la finance et de l’économie, il n’existe, à de rares exceptions près, aucune fréquence extrapolable en mesure de probabilité et, serait-ce même le cas, ajoute notre jeune mathématicien, une telle fréquence ne constituerait en bonne pratique, que l’un seulement des éléments dont il faudrait tenir compte.
La conclusion a laquelle était parvenu Keynes invalide bien entendu tout calcul relatif à l’évolution d’un taux d’intérêt, tout calcul relatif au prix d’un instrument financier dérivé, toute gestion du risque par la constitution de réserves, comme celle que proposent aujourd’hui Bâle III pour les banques commerciales, et Solvabilité II dans le domaine de l’assurance, et ainsi de suite.
Avant donc même de se mettre à réfléchir à partir de 1925 à ce qui cloche dans la théorie économique, Keynes a déjà involontairement scié l’un des principaux piliers sur lesquels celle-ci repose dans son monumental Treatise on Probability, dont Bertrand Russell dira au moment de sa publication en 1921 qu’« il est incontestablement le travail le plus important qui soit apparu sur la probabilité depuis très longtemps ».
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Skidelsky, Robert, John Maynard Keynes. Vol I, Hopes Betrayed 1883-1920, London : MacMillan, 1982
_____________, John Maynard Keynes. Vol II, The Economist as Saviour 1920-1937, London : MacMillan, 1992
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