PROJET D’ARTICLE POUR « L’ENCYCLOPÉDIE AU XXIème SIÈCLE » : U.R.S.S., par Michel Leis

Billet invité.

U.R.S.S. (Union des républiques socialistes soviétiques) : Nom donné à la Russie de 1922 à 1991, lorsque le pouvoir en place se proclamait communiste. De prime abord, il n’est pas évident d’ajouter un article dans une « encyclopédie au XXIe Siècle » sur un État qui n’aura pas même pas survécu au XXe Siècle, mais si l’U.R.S.S. est le cimetière d’une partie des utopies sociales, il est toujours utile d’en tirer quelques leçons.

On pourrait simplifier le bilan à l’extrême : l’U.R.S.S. n’aura réalisé qu’une réallocation du pouvoir et des richesses d’une élite vers une autre élite. La durée exceptionnellement courte de ce transfert, son caractère absolu sont à rapprocher de la très longue période qui aura été nécessaire à l’Europe pour opérer le transfert du pouvoir et des richesses de l’aristocratie vers une nouvelle élite politique et économique, et encore, ce transfert est loin d’être aussi complet.

On pourrait aussi se limiter à la folie stalinienne, le bilan de l’U.R.S.S. sera pour toujours entaché des goulags, de la famine, et des millions de morts qui s’en sont suivi. La contribution immense de l’U.R.S.S. à la victoire sur le nazisme lui a pourtant assuré une position centrale dans l’histoire de l’après-guerre, de même que son avancée rapide dans la course à l’espace ou le nucléaire, établissant pour longtemps son statut de grande puissance militaire. Si l’intérêt pour le peuple s’est manifesté au travers de quelques réalisations de prestige, le pouvoir s’est révélé incapable de dépasser le stade des pénuries, cruelle comparaison avec l’apparente abondance occidentale. Pourtant, l’U.R.S.S. malgré (ou à cause de) cet état de pénurie a partagé tant bien que mal le travail, les logements, l’éducation et les revenus, source d’une certaine nostalgie dans la Russie d’aujourd’hui, en particulier pour tous les laissés pour compte (et ils sont nombreux) de la libéralisation qui a suivi l’effondrement. Si les questions du partage sont d’une actualité brûlante, l’histoire de l’U.R.S.S. interroge surtout le fonctionnement de la société occidentale et du pouvoir.

L’U.R.S.S. a mis sous pression le monde occidental pendant 40 ans. La course aux armements comme les projets de prestiges, le soutien sans faille apporté aux pays en lutte pour leur indépendance ou lors de la décolonisation, celui apporté aux syndicats dans certains pays d’Europe (principalement la France et l’Italie), la foi que manifestait une partie des travailleurs dans les réalisations supposées des pays frères, tous ces éléments contraignaient l’Occident dans des politiques keynésiennes et sociales, quels que soient les gouvernements au pouvoir. L’épouvantail brandi par les dirigeants occidentaux se doublait d’un possible modèle alternatif, même si son pouvoir d’attraction déclinait d’année en année. Il fallait faire mieux que lui, se distinguer en créant l’abondance. Bref, la principale réussite de l’U.R.S.S. aura été une contribution non négligeable à la prospérité occidentale. L’IDS, lancée au moment même où perçait les idées néo-libérales n’a pas seulement assuré une victoire totale sur l’U.R.S.S., elle aura levé les derniers obstacles à la mise en œuvre d’une politique de régression sociale généralisée. Les États et les organisations qui ont succédé à l’U.R.S.S. dans le rôle d’épouvantail ont perdu ce caractère ambivalent, elles ne font qu’entretenir les peurs et justifie le grignotage des libertés et la confiscation d’une partie des revenus de l’impôt au profit exclusif de quelques entreprises privées.

Mais les généralisations les plus intéressantes sont à chercher du côté du fonctionnement du pouvoir en U.R.S.S. La Révolution russe aura été très tôt marquée par la personnalisation du pouvoir et les luttes acharnées pour le conquérir, et c’est sans surprise que les dérives autoritaires ont mis fin très rapidement au pragmatisme et aux utopies. Sans doute faut-il y voir le résultat d’une stratégie de conquête menée par un groupe qui se considérait lui-même comme une élite éclairée, et pouvait fort bien se passer de considérations démocratiques. À la différence du monde occidental ou une norme de profit cohabite depuis toujours avec une norme de pouvoir, la norme de pouvoir s’est imposée seule en U.R.S.S. Comme le disait Raoul Vaneigem à la fin des années 60 à propos du système soviétique, dans une anticipation fulgurante de son futur effondrement, « En U.R.S.S., le surtravail des travailleurs n’enrichit pas directement, à proprement parler, le camarade directeur du trust. Il lui confère simplement un pouvoir renforcé d’organisateur et de bureaucrate. Sa plus-value est une plus-value de pouvoir. (Mais cette plus-value de type nouveau ne cesse pas pour autant d’obéir à la baisse tendancielle du taux de profit…) » (i).

Cette plus-value de pouvoir, c’est à la fois la capacité à exercer son pouvoir pleinement, mais aussi à en retirer des bénéfices indirects (ou directs dans le pire des cas) qui sont l’un des éléments clés de la motivation pour le pouvoir. Elle est étroitement liée à la légitimité du pouvoir. Sans légitimité, il est difficile d’exercer pleinement son pouvoir, mais sans plus-value de pouvoir, il est difficile de maintenir sa légitimité. « Cette plus-value de pouvoir obéit à une règle simple. Plus on est proche du sommet dans une organisation pyramidale, plus la maximisation de la plus-value de pouvoir est forte et elle existe quel que soit le système politique dans lequel le pouvoir s’exerce » (ii).

Dans un univers autocratique, la désignation et la légitimité des échelons intermédiaires est le fait du pouvoir central. La plus-value de pouvoir réside dans leur capacité à répondre aux attentes des échelons supérieurs. Elle tend à s’éroder face à des attentes toujours croissantes et de plus en plus déconnectées de la réalité (iii). Mais le pouvoir central subit à son tour les conséquences de cette érosion dans la mesure où sa plus-value de pouvoir dépend des plus-values dégagées par la structure.

Dans une démocratie, la légitimité du pouvoir tient à la fois au cadre institutionnel, au mode de désignation et à la capacité de mettre en œuvre le programme ou les objectifs qui ont servi de base à sa désignation. Dans une démocratie représentative, c’est la capacité extrêmement limitée à mettre en œuvre les programmes qui servent de base aux élections qui pose problème. Tout d’abord, les indicateurs que se sont choisis les acteurs politiques les obligent à composer avec des groupes de pression qui contraignent le champ d’action de la politique. Ensuite, il existe un certain nombre d’instances qui exercent des contraintes fortes sur les champs du possible et délégitiment de fait l’exercice du pouvoir. Ces instances qui fonctionnent sur un mode autocratique voient leur plus-value de pouvoir s’éroder à son tour par l’incapacité des entités sur lesquelles elles exercent leur contrôle à satisfaire aux objectifs qui leur sont fixés. En Europe, le double fonctionnement à la fois autocratique (de la plupart des institutions européennes) et démocratique (de la plupart des gouvernements) entraîne une érosion réciproque de leur plus-value de pouvoir, compromettant au final la légitimité de l’ensemble du système.

Le système capitaliste semble avoir une grande capacité à toujours renouveler la norme de profit, invalidant de fait la prédiction de Marx à ce sujet. Il s’est approprié le progrès technologique, a fait preuve d’une extrême mobilité et a eu recours à la prédation dans une dynamique folle qui devrait prendre fin un jour prochain (on l’espère). À l’inverse, le monde politique prisonnier de la course au pouvoir et d’un discours répétitif est statique. Dans nos démocraties modernes, il n’y a pas l’ombre d’une idée nouvelle dans les partis de pouvoir depuis l’idée d’un État providence et le keynésianisme, le néo-libéralisme, oripeaux neufs jetés sur des idées du XIXe siècle, moins que toute autre. Faute de trouver des idées neuves, la plus-value de pouvoir s’érode lentement, comme s’érode le périmètre de l’État ou la participation des citoyens aux élections, traduisant dans les faits cette perte de légitimité du monde politique. Cette absence de dynamique crée un vide qui compromet de plus en plus les chances d’une transition sans catastrophe majeure. Faute d’avoir su se renouveler, ou le pouvoir politique sous sa forme actuelle implosera, ou il retournera à une plus-value de pouvoir maximum en supprimant la démocratie.

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(i) Raoul Vaneigem, Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, première édition en 1967.

(ii) Extrait de mon essai, « Crises économiques et régulations collectives, le paradoxe du guépard »

(iii) À la fois par une croyance dans leur propre propagande (cf. le documentaire « Propaganda » de Pierre Beuchot), mais aussi par la volonté des échelons intermédiaires de préserver leur plus-value de pouvoir en annonçant des résultats non atteints qui servent de base à la fixation des objectifs futurs. Quand le hiatus avec la réalité devient trop criant, le problème local (à une région, un secteur d’activité) devient un problème central

 

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