Billet invité.
« L’armée pouvait lui sembler une vaste famille, aux certitudes claires, et qui assurait, sur un trajet bien tracé, un destin organisé. Surtout, les valeurs que l’armée paraissait incarner – la patrie, l’honneur, l’ordre, la hiérarchie – étaient déjà les siennes. Quand Alfred Dreyfus décide de préparer l’Ecole Polytechnique, il y a entre le métier des armes et lui de fortes connivences. Il suit sa vocation autant qu’il tient son serment d’enfant. » (Jean-Denis Bredin, « L’Affaire », p. 24).
D’emblée, il faut l’affirmer : Kerviel n’est pas Dreyfus.
D’abord parce que ce serait faire injure à la mémoire du capitaine, qui était entièrement innocent parce que totalement étranger aux manipulations, mensonges, crimes, faux et autres opacités que les véritables coupables souhaitaient le voir endosser en lieu et place d’eux-mêmes, sous couvert de sauver la patrie, l’armée, l’ordre et les valeurs qu’ils étaient censés incarner alors.
Jérôme Kerviel, de ses propres non pas aveux mais analyses, se reconnaît et exige même qu’on lui reconnaisse sa part de responsabilité, la sienne propre, celle d’un être humain devenu, consciemment ou non, rouage d’une machine qu’il aidait à faire tourner et qui fut écrasé pour sauvegarder la machine.
S’il est innocent, c’est bien parce qu’il est victime de crimes dont on l’accuse mais pas de ceux dont il se dit lui-même être responsable. C’est donc un monde qui sépare ces deux hommes, autant que ne pouvait l’être le bras de mer qui séparait l’Ile du Diable du continent en Guyane.
Ensuite, Dreyfus, bien qu’il ne fut pas ‘choisi’ par les coupables pour cette raison, était juif, dans une période d’antisémitisme exacerbé. De ce fait, quelle que soit la haine de classe qu’ont pu lui apporter le monde de la finance vis-à-vis de quelqu’un qui apparaît à ses yeux comme un parvenu, et quelle que soit à l’inverse la haine sociale que peut entretenir une partie de l’opinion envers ce monde de la banque, responsable en bonne part de la crise subie par la société dans son ensemble, le déchaînement de violences intellectuelles et physiques à l’époque de Dreyfus ne se compare pas avec celui constaté aujourd’hui à l’égard de Kerviel, bien au contraire même, pourrait-on dire, puisque celui-ci bénéficie justement d’un a priori favorable de cette partie de l’opinion.
Pour autant, les deux hommes se ressemblent dans ce que Jean-Denis Bredin décrivait du trajet déjà tracé : l’Affaire est en partie là, tapie dans les recoins intimes que l’on ressent mieux que l’on ne la comprend.
Ce sacrifice de l’élément dévoué à une cause définie comme ‘supérieure’ est insupportable, y compris même à ceux qui pourraient être tentés d’y voir un ennemi de classe, un militaire ou un trader.
« Oh ! Je sais bien encore et ici ce sont des amis qui parlent : « Il ne s’agit pas, disent-ils, d’un prolétaire ; laissons les bourgeois s’occuper de bourgeois. » Et l’un d’eux ajoutait cette phrase qui, je l’avoue, m’a peiné : « S’il s’agissait d’un ouvrier, il y a longtemps que l’on ne s’occuperait plus. » Je pourrais répondre que si Dreyfus a été illégalement condamné et si, en effet, comme je le démontrerai bientôt, il est innocent, il n’est plus ni un officier ni un bourgeois : il est dépouillé, par l’excès même du malheur, de tout caractère de classe ; il est plus que l’humanité elle-même, au plus haut degré de misère et de désespoir qui se puisse imaginer.
Si on l’a condamné contre toute loi, si on l’a condamné à faux, quelle dérision de le compter encore parmi les privilégiés ! Non : il n’est plus de cette armée qui, par une erreur criminelle, l’a dégradé. Il n’est plus de ces classes dirigeantes qui par poltronnerie d’ambition hésitent à rétablir pour lui la légalité et la vérité. Il est seulement un exemplaire de l’humaine souffrante en ce qu’elle a de plus poignant. Il est le témoin vivant du mensonge militaire, de la lâcheté politique, des crimes de l’autorité. » (Jean Jaurès, ‘Les preuves’, 1898).
Reste donc à prouver que Jérôme Kerviel a été condamné contre toute loi et qu’il l’a été à faux.
Mais la dernière phrase de Jaurès résonne néanmoins de toute sa puissance de dénonciation dans nos têtes.
Car si Kerviel n’est pas Dreyfus et qu’il n’est pas totalement innocent mais bien en partie responsable, il est aussi victime des mensonges bancaires, de la lâcheté politique qui couvre ces mensonges, des crimes de l’autorité en ce que l’autorité profite de ce qu’elle est, la légitimité et le rapport de forces en sa faveur.
En ce sens, avec ou sans Jérôme Kerviel, l’Affaire existe bien : qu’il soit innocent ou non, juif ou pas comme l’était Dreyfus, n’y change rien.
De la même manière que Dreyfus aurait pu être gascon ou protestant, cette Affaire existe par-delà Kerviel et par-delà la Société Générale.
C’est l’affaire de chacun dans notre monde.
En premier lieu parce qu’un ou une autre aurait tout à fait pu incarner celle-ci, sous condition néanmoins qu’il ou elle n’ait pas les réseaux mobilisables pour s’en sortir.
En second lieu parce qu’elle n’est pas historicisée, elle ne dépend pas d’un contexte spécifique hors duquel on pourrait dire qu’elle n’aurait jamais pu exister. L’Affaire Kerviel n’est pas l’affaire d’une banque qui décide, parce qu’en pleine crise des subprimes, de sacrifier un de ses ‘pions’ pour sauvegarder son jeu ou son existence à un moment donné, au-delà duquel l’histoire reprend son cours. C’est bien au contraire l’histoire d’un monde qui continuera à sacrifier des ‘pions’, crise des subprimes ou non, parce qu’il est entré depuis un certain temps déjà dans une crise perpétuelle que rien n’arrêtera tant qu’un des pions justement que l’on aura défini comme devant être sacrifié refusera de l’être, et que l’on refusera d’accepter cet ‘état de fait’, ce ‘monde tel qu’il est’.
Des Kerviel, il y en eut d’autres depuis, il y en aura de plus en plus demain.
Pour une bonne et simple raison : le ‘monde tel qu’il est’ ne peut plus apparaître tel qu’il fut, le rideau s’étant déchiré et laissant béants des pans entiers au travers desquels on entre-aperçoit les rouages de la machinerie de l’artifice dressé à notre intention.
Enfin, parce que ce monde a atteint ses limites géographiques (‘l’exploration coloniale’, notamment avec la colonne Marchand au même moment, permettait au monde du capitaine Dreyfus de continuer à s’agrandir au détriment des ‘explorés’) et en termes d’épuisement de ses ressources, parce que ce monde est en grande partie maintenant structuré autour du monde de la finance, cette affaire dépasse, de loin, l’Affaire Kerviel.
Démonter la machine, c’est risquer d’exposer ce que l’on souhaite dissimuler à la vue de tous, cette spéculation sans limites et sans objet autre que de perpétuer la croissance de l’argent pour l’argent, l’opacité du ‘hors bilan’ bancaire et des paradis fiscaux, les accointances génétiques de ceux qui passent du petit monde de la très haute administration (ENA, notamment, mais aussi inspection des finances) au grand monde de LA finance et inversement, les écarts grandissant dans la répartition de la richesse créée au bénéfice quasi exclusif des plus riches et des plus forts…
En lieu et place, ou plutôt, de concert avec la défense du soldat Kerviel accusé de trahison (du moins d’avoir trahi des valeurs auxquelles il se référait et qui se sont avérées fallacieuses elles aussi) et menacé du poteau de la dette et de l’infamie, il s’agit bien d’utiliser cette Affaire pour ce qu’elle est : une rare et sans doute ultime occasion de pouvoir démonter publiquement, à travers cet exemple, un édifice branlant qui ne doit et ne devra à l’avenir sa survie qu’en continuant de sacrifier qui bon lui semblera, en masse s’il le faut.
C’est sans doute là que se situe la différence d’avec l’Affaire Dreyfus car il est encore temps non seulement de s’opposer au broyage en cours d’un individu et par delà son cas personnel de son témoignage, mais aussi de l’effondrement qui s’en vient et que n’ont pas su ou pas pu, comme Jaurès, empêcher les dreyfusards d’alors. Si Dreyfus, grâce notamment à Jean Jaurès qui reprend le combat en 1903, finit par être reconnu innocent après avoir été gracié et réhabilité en 1906, tout ce pourquoi une bonne partie des dreyfusards se sont battus finira néanmoins par advenir huit années seulement plus tard, ce qui permettra aux nationalismes et militarismes de tout poil de faire s’étriper enfin des millions d’hommes sur les champs de bataille, avant de faire ressurgir en Europe mais aussi en France avec le Régime de Vichy la haine du juif apatride et traître, avec les résultats que l’on sait.
On pourrait dire qu’avec l’avènement d’une République Sociale, celle de Waldeck-Rousseau, qui continua à parfois faire tirer sur les ouvriers manifestant et consolida son empire colonial, mais qui permit à la République de sortir de l’opportunisme et de s’enraciner définitivement pour le siècle suivant, les partisans de Dreyfus crurent que le nationalisme et la haine raciale prendraient fin. Il n’en fut rien.
Il faudrait donc souhaiter, pour préserver l’option d’un avenir qui ne s’assimile pas à effondrement, du moins dans un avenir prévisible, que l’opportunité que nous offre cette Affaire Kerviel puisse avoir un meilleur effet que ce ne fut le cas pour l’Affaire Dreyfus, et ceci, je le répète, que Kerviel soit innocent ou non.
Encore faudrait-il, avant même d’envisager d’éventuels enseignements à en tirer, que l’Affaire Kerviel commence d’en être véritablement une.
L’Affaire Dreyfus, elle, devient une Affaire, du fait qu’un Colonel Picquart, membre de la même institution que Dreyfus (et n’ayant cependant guère de sympathie pour celui-ci), dénonce la machination contre le capitaine Dreyfus. C’est ce qui conduit à ce qu’un ‘faux’ soit fabriqué (qui sera reconnu comme tel par la suite) pour masquer les véritables coupables. Ce n’est qu’alors que Zola publiera dans ‘L’Aurore’ son fameux « J’accuse ! ».
Sans des hommes comme le Colonel Picquart, Dreyfus n’aurait pas été reconnu innocent et l’Affaire n’aurait jamais même existé :
« Il est possible que Dreyfus soit innocent. « Cela ne fait rien. Ce ne sont pas des considérations qui doivent entrer en ligne de compte. » Et Gonse insinue : « Si vous ne dites rien, personne ne le saura. » Cette fois Picquart éclate : « Ce que vous dites là est abominable. Je ne sais pas ce que je ferai ; en tout cas, je n’emporterai pas ce secret dans la tombe. » (« L’Affaire », p. 234).
« Je n’emporterai pas ce secret dans ma tombe… », c’est à ce prix seulement qu’une vie de femme ou d’homme vaut la peine d’être vécue. Et ceci que l’Affaire qui nous occupe aujourd’hui soit l’Affaire Jérôme Kerviel en particulier, ou beaucoup plus simplement la nôtre à tous en général.
1) On peut utiliser des bombes nucléaires pour stériliser l’entrée d’abris souterrains (au sens galeries bien bouchées, comme au sens…