PROJET D’ARTICLE POUR « L’ENCYCLOPÉDIE AU XXIème SIÈCLE » : production, par Michel Leis

Billet invité.

Production : Mise en œuvre organisée du travail de l’homme ou de la machine afin d’obtenir une transformation de la matière en objets, en éléments exploitables par d’autres activités, ainsi que pour créer un service (i) reproductible. La principale caractéristique de la production est de s’inscrire dans la durée, il est donc nécessaire d’y intégrer des activités connexes (achats et logistique par exemple), d’opérer des choix et des arbitrages sur la division et la répartition du travail entre homme et machine. Par les interactions qu’elle engendre, par la rémunération du travail effectué (ii) qui permet d’inscrire l’individu dans la société marchande, la production est l’un des modes de socialisation dominants.

La production obéit à des finalités multiples. Elle peut répondre aux objectifs et aux nécessités de la communauté, satisfaire les besoins les plus légitimes de l’individu. Elle peut se réaliser dans le cadre de la marchandisation généralisée en vue d’obtenir un profit, ce qui est le cas le plus fréquent. Le cadre contraignant de la recherche de profit à un effet itératif sur la production. Les gains de productivité sont transformés en marges additionnelles, élevant les attentes de profit des investisseurs. Ces attentes élevées exercent en retour une contrainte forte sur le processus de production dans une interaction qui se joue sur plusieurs registres.

Le premier est celui du choix des biens produits, ce qui n’est pas neutre dans l’organisation du travail pour les biens destinés à la consommation. La logique de grande série qui était la caractéristique de la production de masse permettait une organisation du travail linéaire avec une division du travail en tâches élémentaires répétitives dont l’archétype est le fordisme. L’épuisement relatif de la demande de masse et la recherche d’une rentabilité plus élevée ont conduit nombre d’entreprises à faire le choix de la création de valeur par la différenciation du produit. Cette stratégie dominante requiert la personnalisation du service, des renouvellements fréquents (iii) ou l’ajout d’éléments différenciateurs qui entretiennent l’illusion de l’exclusivité indispensable à la création d’une plus-value d’image. Cette tendance lourde s’oppose à la linéarisation du processus de production, obligeant à reconsidérer partiellement la logique fordiste. La complexité de cette démarche se traduit dans des logiques de fabrication modulaire (les composants) suivies d’un assemblage final dans l’industrie, ou des logiques d’intégration en matière de services. Elle donne aussi beaucoup d’importance aux activités connexes à la production, logistique ou marketing par exemple.

Le deuxième registre est celui de l’organisation et des arbitrages effectués lors de la mise en œuvre d’un processus de production. Il est rare en effet que la production de biens ou de services doive se confirmer à un modus operandi unique, sauf peut-être pour des opérations très élémentaires. L’arbitrage qui s’opère est multiple. Entre le travail de l’homme ou de la machine, la délégation (sous-traitance) d’une partie du travail, et sa répartition géographique. Un degré de mécanisation très élevé peut se révéler moins profitable que sa délégation, en particulier quand celle-ci s’opère vers des pays ou le coût de la main-d’œuvre est faible (on peut rajouter que le coût d’une mécanisation sophistiquée est souvent indépendant de sa localisation géographique). Il fut un temps pas si lointain où le nombre de combinaisons possibles était relativement limité : une technique de production s’imposait comme la plus efficace dans un domaine, elle impliquait une répartition relativement figée entre le travail de l’homme et de la machine. Le coût du travail était très bas, ce qui en faisait un facteur relativement secondaire. Dans les années 30, la production d’acier reposait partout sur la même logique : hauts fourneaux, convertisseurs, coulée, laminage. L’organisation fordiste s’était imposée dans l’automobile, on pouvait parler d’une norme de production absolue. La recherche de flexibilité ou des ruptures technologiques ont modifié la donne : le four électrique dans la production d’acier, la modularité et le toyotisme dans l’industrie automobile. Les arbitrages de production sont multiples, l’efficacité se mesure à la seule aune des attentes de profit qui consacre une norme de production dominante.

Le dernier est celui des rapports de force entre acteurs dans une organisation de plus en plus complexe des activités de production. Ceux-ci se jouent aussi à plusieurs niveaux. La délégation croissante d’une partie des activités de production crée de fait un rapport de force qui se traduit par une fixation des prix favorable à l’une ou l’autre des entreprises (iv). L’importance de la commercialisation et le positionnement du produit peuvent aussi créer un rapport de force favorable à la distribution qui accapare dans ce cas le meilleur de la marge. D’une manière générale, seules quelques entreprises dominantes dans le circuit de production (au sens large du terme) peuvent accaparer une part significative de la marge créée dans la chaîne de valeur.

Le deuxième niveau est celui qui lie les actionnaires et la direction effective de l’entreprise. La complexité croissante du processus de production, la nécessité de gains de productivité, les investissements nécessaires pour créer la différenciation nécessitent de plus en plus de capital. Cette augmentation des besoins de financement nécessaire à la production n’est que partiellement compensée par le recours à la sous-traitance. Pour répondre aux attentes de profits élevés dans les entreprises dominantes, une nouvelle génération de dirigeants surpayés est arrivée aux commandes, dont les objectifs se confondent totalement avec ceux des actionnaires. Pour réaliser plus de profits sur capitaux propres, il y a eu une évolution rapide des arbitrages de production, avec un transfert massif du travail vers la machine et des entités de production qui « bénéficient » de coûts salariaux moins élevés, et un recours massif au crédit qui fragilise les entreprises lors des retournements de conjoncture. Pour les entreprises dominées, les pressions s’exercent violemment et conduisent à une survie toujours plus difficile.

Le dernier aspect de ces rapports de force est celui qui lie la direction des entreprises et les travailleurs. Ces rapports de forces sont passés par des évolutions successives : la dépossession des savoir-faire a dans un premier temps mis la pression sur les salaires. La linéarisation des processus de production et la constitution en grande unité a paradoxalement été bénéfique pour le monde salarié, entre logique de welfare capitalism, et possibilité pour les travailleurs de s’unir. Le développement des nouvelles techniques a pris le relais, tout en mettant la pression sur les travailleurs les moins qualifiés. Aujourd’hui, sous la pression de la norme de profit, on est dans une phase ou la quantité de travail totale augmente, mais où celle allouée aux individus de la plupart des pays diminue (voir l’article travail), ce qui fragilise la position des salariés. Les pressions qui s’exercent dans ce contexte tendent à faire du lieu de production un autre espace de violence tandis que la solidarité qui avait pu se développer à une époque entre salariés disparaît.

Réalisée hors du contexte de marchandisation, la production a peu de contraintes spécifiques sinon la mise en place des savoir-faire de chacun, la relation qui lie les individus s’organisant pour assurer la production, et les utilisateurs du bien ou du service produit. Quand des activités de production sont réalisées dans ce cadre, l’expérience tend à montrer que les préoccupations de qualité et de durabilité font des utilisateurs heureux.

La production dans l’économie réelle se rapproche dangereusement de l’impasse. Les arbitrages qui y sont faits, en matière de produits, de répartition du travail et de rapport de force conduisent à des impasses. Source d’un gaspillage multiple, incapable d’entretenir la demande, ils n’arrivent de toute façon pas à répondre aux attentes de profit, ce qui se traduit par cette question récurrente de la compétitivité.

Repenser la production, c’est aussi bien repenser son objet que ses formes. L’objet de la production ne peut être gouverné par la recherche du profit, la durabilité du produit sous toutes ses formes est l’une des pistes pour repenser un nouveau cadre à la production. Ses formes doivent prendre en compte le partage du travail et la réappropriation des savoir-faire. La production réalisée hors du cadre de la marchandisation qui est aujourd’hui l’exception doit servir de modèle.

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(i) Le néologisme de servuction a été créé pour la production de service.

(ii) Le salariat est l’expression encore dominante, mais qui pourrait bien disparaître au profit d’une sous-traitance étendue.

(iii) Sans même parler de la création de produits n’ayant aucune utilité intrinsèque.

(iv) Le cas Intel montre que ce n’est pas toujours au détriment du sous-traitant qui peut valoriser des savoir-faire spécifiques techniques ou d’image avec un prix élevé.

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