Billet invité
Quelle brochette ! Quand ce n’est pas Microsoft, General Electric, Starbucks, HP, Amazon ou bien encore Google, c’est Apple qui est sur la sellette. Aux États-Unis et au Royaume-Uni s’entend, car en France, le secret règne sur les récents accords passés au plus haut niveau avec Amazon, Google ou Arcelor-Mittal, de longues démarches contentieuses étant dit-on parallèlement engagées par le fisc, et l’on en reste publiquement à la proclamation de principe généraux en guise d’offensive. Dans ce pays, il y a des sujets maudits sur lesquels on ne se répand pas, comme celui des banques.
Ailleurs, après les auditions les enquêtes se poursuivent et les révélations se succèdent, découvrant les voies de l’optimisation fiscale des entreprises transnationales comme elles ne l’ont jamais été. Et cela vaut le coup d’œil ! Mais on ne peut se départir du sentiment d’avoir déjà vu un tel déballage à propos de la régulation financière et de la crainte de le voir par conséquent suivi de peu d’effets. Un nouvel enterrement se préparerait-il, le temps aidant ?
Non, si l’on en croit la décision du sommet européen d’hier qui a annoncé la fin de l’année comme date butoir pour régler le dossier de l’échange automatique des données au sein de l’Union européenne. C’est n’est pour l’instant qu’un vœu, car cela suppose le déblocage de négociations avec les Suisses, préalable à l’accord du Luxembourg et de l’Autriche. Ceci réglé, il resterait encore à voir le détail de ce qui est par avance décrit comme n’allant laisser aucune échappatoire, notamment concernant le paravent juridique des trusts, fondations et autres fiducies qui permettent de dissimuler l’identité de leurs ayants droit. Entre temps, un G8 se tiendra au mois de juin sous une présidence britannique qui pointe le doigt sur les annexes de la City pour mieux protéger celle-ci, au détriment de ses dix territoires d’outre-mer ou dépendant de la Couronne. La Commission exercera de son côté son mandat de négociation avec la Suisse, le Liechtenstein, Andorre, etc. afin de lever les restrictions luxembourgeoise et autrichienne à leur ralliement à la cause commune. Le temps que les fonds puissent être au cas où déménagés vers des cieux plus accueillants, remarqueront les mauvais esprits. Si tout est mené à son terme comme annoncé, la poursuite de l’évasion fiscale imposera en effet d’aller chercher refuge plus loin, à moins que de nouveaux produits financiers ne permettent de contourner la réglementation (cela ne serait pas la première fois). L’évasion fiscale, c’est fini ! sera alors une nouvelle fois affirmé, mais ce sera celle de papa, la plus voyante et encombrante !
Combattre l’optimisation fiscale des transnationales (aussi appelée évitement fiscal pour la rendre toute aussi innocente) réclame d’autres moyens et une toute autre mobilisation, puisqu’il faudrait procéder à une harmonisation fiscale étendue afin que les impôts soient payés dans les juridictions où le chiffre d’affaires (et donc un bénéfice) est réalisé. L’OCDE préconise le toilettage des conventions fiscales bilatérales ; on pressent le temps qui sera nécessaire et les failles qui subsisteront, lorsque cela sera entamé.
Une fois découvert que l’optimisation fiscale est un élément constitutif du modèle d’affaires (business model) des entreprises transnationales, comment peut-on revenir dessus ? Désormais inévitable, une mise à plat du régime fiscal est engagée aux États-Unis ; mais au prétexte de l’adapter à la nouvelle donne de l’économie mondiale et de l’ère numérique, qui transcende les frontières, le statut fiscal d’exception qui est aujourd’hui condamné dans le cas de l’Irlande ne va-t-il pas être généralisé et avalisé après avoir été simplement revu un peu à la hausse ? C’est tout l’enjeu.
Le jeu est par ailleurs trop inégal entre des entreprises mondialisées et des États éparpillés aux intérêts ne convergeant pas nécessairement. La globalisation appelle désormais des réponses qui ne peuvent plus être nationales, une structure internationale pourrait harmoniser les réglementations fiscales, mais à condition que son mandat soit clair pour ne pas tomber dans le travers précédent ! On a bien su créer en 1994 l’Organisation mondiale du commerce (OMC), avec pour but le développement des activités commerciales en abaissant les barrières douanières, on peut en faire autant pour la bonne cause fiscale !
D’ailleurs, à quel jeu les dirigeants jouent-ils et où cela les mènera-t-il ? Ils donnent à l’opinion publique des gages, alors qu’il apparaît publiquement que les grosses fortunes et les grandes entreprises échappent facilement à l’impôt, au contraire du contribuable moyen. Celui-ci est face à un choix impossible, pris entre une baisse des impôts qui le soulagerait et la diminution des crédits de la solidarité dont il espère que cela le touchera le poins possible. Pour les dirigeants, il s’agit moins de récupérer des recettes – qu’en sera-t-il effectivement à l’arrivée ? – que de se donner des marges de manœuvre politiques face à la montée des populismes. Dans un contexte où les autorités apparaissent – au choix – dépassées ou complices, il est bon de disposer d’un terrain permettant de faire la démonstration contraire (à condition de ne pas y regarder de trop près).
Avec ces innombrables failles réglementaires et ces zones où le flou règne sur ce qui est légal et ce qui ne l’est pas, une relation de complicité a émergé, car cela peut difficilement se résumer à la simple maladresse des uns et l’habilité des autres. L’informalité du haut – par opposition à celle du bas qui est d’abord de survie – fait bon ménage avec l’activité financière, car elle en est partie intégrante. L’envers du décor de la globalisation a besoin d’être masqué. Soucieuses de leur image de marque quand elles sont associées à des conditions de travail mortelles, comme au Bangladesh, les entreprises transnationales portent une autre responsabilité en prétendant à la légalité de leurs pratiques fiscales. Elles la partageront avec ceux qui ne prendront pas les dispositions y faisant obstacle.
Cet extrait des « Fleurs du mal » figure dans « Topologie et signification », juste avant que Thom expose les grandes lignes de…