Billet invité
J’aimerais dans ce billet prolonger la réflexion de Paul Jorion, suite à son entretien avec Martine Orange, journaliste chez Mediapart, et qui portait notamment sur l’analyse faite ou à faire d’un rapport critique de la Bundesbank vis à vis du programme dit OMT (opérations monétaires sur titres) de la BCE. C’est en s’appuyant sur ce rapport que le gouverneur de la Bundesbank, Jens Weidmann, se rendra le 12 Juin prochain à Karlsruhe pour être entendu par les juges de la Cour constitutionnelle allemande sur la question de la constitutionnalité du programme OMT de la BCE.
Inutile donc de revenir ici sur la distinction entre “prime de crédit” (credit spread dans la lingua franca de la finance) et “prime de liquidité” (“liquidity premium”) à laquelle fait référence Paul afin d’expliquer pourquoi la mécanique du programme d’OMT sera inefficace en zone euro. Approfondissons plutôt la question de la légitimité de l’euro qui est, il me semble, à la racine du malentendu que dénonce Paul dans son billet.
La BCE peut-elle être garante de la légitimité de l’euro ?
Partons d’une citation de l’économiste Michel Aglietta qui écrivait ceci dans un ouvrage pluridisciplinaire passionnant paru en 1998 (“La monnaie souveraine”) :
“….rendre la monnaie légitime c’est éviter que les conflits d’intérêts inhérents à l’incertitude sur l’évolution future des dettes ne se polarisent sur la liquidité.”
En lien avec les propos de Paul sur l’opposition Europe / États-Unis à propos du fonctionnement effectif d’un mécanisme comme l’OMT, peut-on dire que la BCE soit sur un pied d’égalité avec son homologue américaine dans sa capacité à rendre l’euro légitime ? Pas tout à fait… En effet, le simple fait que la banque centrale américaine puisse actionner des mécanismes agissant véritablement sur la prime de liquidité des obligations du trésor américain l’autorise, contrairement à son homologue de Francfort, à se poser en garante de la légitimité du dollar américain ou, pour reprendre les mots de Michel Aglietta, à éviter que les conflits d’intérêts inhérents à l’incertitude sur l’évolution future de la dette américaine ne se polarisent sur la liquidité.
Certes, la Federal Reserve n’est pas l’architecte en chef de cette légitimité de la monnaie américaine (l’État fédéral y contribuant de manière cruciale à travers divers canaux : commerciaux, militaires, diplomatiques…) mais elle peut prétendre y apporter sa contribution par le truchement de ses interventions sur les niveaux de prime de liquidité de la dette américaine. Dans le cas européen, les dettes des pays en difficulté doivent faire face à des problématiques toutes autres puisque portant, contrairement à la dette communautaire américaine, sur des excès de “primes de crédit” individuels (Grèce, Espagne, Portugal, etc.) en raison d’un déficit de confiance dans la monnaie unique sur lequel nous revenons dans la suite de ce billet.
Ainsi, comme le dit très justement Paul, Jens Weidmann et la Bundesbank reconnaissent cet état de fait en dénonçant au sein de leur rapport, l’inefficacité programmée du mécanisme d’OMT dans le cadre actuel de fonctionnement politique de l’union monétaire. En somme, Jens Weidmann ne devrait pas être en désaccord avec cette conception anthropologique de la monnaie telle que résumée par Daniel de Coppet : ”il n’y a pas de monnaie sans un ordre transcendant qui lui donne cette qualité d’être une matérialisation de la totalité sociale”. Ainsi, et à juste titre, Jens Weidmann et la Budensbank ne se sentent pas investis de cette mission de légitimation de l’euro et s’en remettent à cette fin au pouvoir politique. Ils n’ont évidemment pas trop apprécié les déclarations de Mario Draghi sur l’irréversibilité de l’euro. Est-ce à dire qu’ils veulent la mort de l’euro ? Rien n’est moins sûr !
Retour sur la confiance en la monnaie
Les réactions du type : “la Bundesbank, parce qu’elle refuse l’OMT, veut la fin de l’euro” doivent nous amener à nous questionner sur la nature profonde de cette idéalisation des pouvoirs de la banque centrale européenne. Évidemment, notre modernité fonctionnant largement sur le culte de l’exemple (surtout quand il est américain), la référence à la banque centrale américaine constitue un début de réponse. Une réponse plus satisfaisante cependant doit faire appel à la notion de confiance dans la monnaie et ici donc celle de la confiance dans l’euro. Cette notion est en effet cruciale puisque sauf à s’en remettre à une vision purement “métalliste” de la monnaie (une vision selon laquelle la valeur de la monnaie s’explique par le métal contenu dans les instruments monétaires en circulation), la monnaie a besoin de confiance pour exister.
Mais de quelle confiance s’agit-il ? Quel rôle la banque centrale joue-t-elle vis-à-vis de ce lien de confiance ? Dans l’hypothèse où la banque centrale serait l’unique véritable dépositaire de cette autorité à même de générer cette confiance en la monnaie, le rapport de la Bundesbank doit-il s’interpréter comme un abandon ou comme un refus de construire la confiance dans l’euro ?
Les différents visages de la confiance
Avant d’aller plus loin, revenons sur les différentes composantes de la confiance dans la monnaie. Aglietta et Orléan dans leur ouvrage « La monnaie entre violence et confiance » (2002) distinguent trois composantes : la confiance méthodique, la confiance hiérarchique et la confiance éthique.
La confiance méthodique est celle qui naît de la répétition des actes d’échange dans une monnaie déterminée et qui rend possible l’émergence de repères pour l’action future. La confiance méthodique en l’euro tient donc au simple fait qu’il circule correctement.
La confiance hiérarchique va plus loin et nécessite pour qu’elle se réalise l’autorité d’un acteur à même de garantir la « valeur » des signes monétaires.
Enfin, la confiance éthique a elle pour objet la légitimité d’une politique monétaire dans l’intérêt de la communauté ou en quelque sorte le bien fondé des interventions prises au titre de la confiance hiérarchique.
En réalité, si la banque centrale est bel et bien dépositaire d’une certaine autorité agissant sur la confiance en la monnaie, elle ne s’applique qu’aux deux premières composantes méthodique et hiérarchique. En effet, dans nos démocraties libérales, ces deux composantes trouvent refuge dans l’indépendance des banques centrales et de leur mission de vigilance contre l’inflation. Sans être anecdotique, ces composantes de la confiance dans la monnaie ne peuvent s’affranchir (ou alors seulement de manière momentanée) de sa dimension éthique.
Or, ce qui est en jeu aujourd’hui dans le cas de l’euro est bien cette faiblesse de la confiance éthique dans la monnaie unique. Pour qu’elle se réalise, cette confiance éthique à besoin d’organisation politique à même d’incarner une communauté de destins entre les utilisateurs de la même monnaie. On comprend donc aisément que ce n’est pas de la banque centrale que nous devons attendre la réalisation de la confiance éthique dans l’euro. La confiance éthique est du ressort des autorités politiques et ne peut se recommander que de la seule protection de ces dernières.
Pour conclure, le paradoxe veut que de nombreux opposants au statu quo sur la monnaie unique ne fassent le lit, par leur idéalisation des pouvoirs de la BCE, du travail de sape des apôtres de l’unification européenne par le petit bout de la lorgnette (comprendre par le mythe de l’euro). Dénoncer de manière trop hâtive le rapport de la Bundesbank pourrait être le meilleur moyen de prolonger encore plus longtemps la construction hors du politique de l’euro. En effet, ne reportons pas les insuffisances d’une construction sur certains de ses piliers quand ce sont ses propres fondations qui posent problème. Les promoteurs feront mine de renforcer le pilier mais l’édifice n’en sera pas plus solide pour autant…
@François M Ce qui montre qu’il ne s’agit pas d’une escalade militaire, mais au contraire d’une gesticulation retenue dans une…