Billet invité
Penser la réalité
Interrogé dans Libération, Jean-Paul Fitoussi qui avait dénoncé le « Débat interdit » de l’euro vient confirmer le diagnostic de l’asymétrie structurelle contre laquelle les pays de l’euro se fracassent. La divergence de compétitivité entre les économies nationales a provoqué l’endettement massif de l’Europe non germanique envers l’Allemagne.
Pour freiner la dérive du crédit en euro entre les membres de la zone, l’Allemagne demande à ses débiteurs d’arrêter de dépenser afin de ralentir la croissance des dettes. Jean-Paul Fitoussi remarque l’ajustement destructueur des choix monétaires euro-européens au fonctionnement des marchés financiers.
Le marché mondial de la monnaie aligne le prix de la liquidité sur son appréciation du risque de crédit de chaque emprunteur de monnaie. Dans la zone euro, le risque de crédit des États est nominalement mutualisé dans la monnaie unique à travers le capital de la BCE. Par construction théorique, les États de la zone euro ne peuvent pas emprunter à des taux différents vu que la BCE prête à une zone économique unique théoriquement assurée par une communauté indivisible d’États.
Or par construction, les marchés financiers comparent le droit nominal à la réalité économique. Comme ils ne voient pas que les balances commerciales et financières intra-euro soient soldées par des crédits inter-étatiques assumés, ils proposent de financer les dettes que la BCE ne doit pas financer ; mais à des taux qu’ils calculent eux-mêmes selon les réalités qu’ils mesurent par eux-mêmes et non par le droit nominal européen.
Le chaos de l’euro impensé
L’euro défini par des règles et non par des finalités économiques est nominaliste. Comme il n’existe pas de politique européenne de conduite de l’économie au service des citoyens qui restent nationaux, la BCE détermine sa politique d’émission en fonction des seuls épargnants. En contrepartie de tout prêt en euro, la BCE ne doit compter que les dépôts d’économies passées et non les investissements communs qui n’existent pas. Or ce sont bien les Allemands qui accumulent du capital réel en dépensant toujours moins que ce qu’ils produisent.
Les Allemands sont nominalement économes. Ils n’empruntent pas ce qu’ils ne vont pas produire avec certitude. Donc la BCE, qui ne pouvait pas exister sans épouser l’économisme allemand, ne finance pas le risque systémique. Le risque systémique est le crédit que les banques accordent sans avoir la certitude absolue qu’elles seront remboursées. Or ce risque est devenu une perte nette depuis la crise des subprimes rachetée par les États.
L’asymétrie que dénonce Jean-Paul Fitoussi est triple. Asymétrie du droit monétaire européen avec la réalité économique. Asymétrie des cultures à l’intérieur de l’euro entre l’économisme et le providentialisme politique. Asymétrie doctrinale entre les intérêts nominaux allemands et le sort politique des réalités économiques communes.
Jean-Paul Fitoussi en appelle au principe de symétrie, vraisemblablement celui de Keynes et du bancor. Remarquons que du principe à la réalité effective, il y a une distance que ni Keynes, ni l’euro, ni le dollar, ni les autres monnaies ne sont parvenus jusqu’à présent à combler. Keynes s’était heurté aux principes étatsuniens créanciers du monde après la guerre. Aujourd’hui les principes-mêmes du système mondial des monnaies se heurtent à la réalité économique illisible dans les comptes financiers.
Keynes : penser la réalité par la monnaie
Où est le problème ? Réponse : dans le principe d’indépendance de l’économie par rapport à la réalité politique et dans le principe d’autonomie de la monnaie dans le politique. Si la monnaie est une réalité indépendante de l’économie et de la politique, qui ne sont pas autorisée à se parler, la seule variable d’ajustement est la dette. Il faut toujours plus de dettes pour financer l’économie que la politique ne veut pas réguler ; et toujours plus de dettes pour financer la politique que l’économie ne veut pas servir.
Le problème de l’euro et de toutes les autres monnaies est l’ajustement réciproque en droit, en prix et en réalité de l’économie à la politique. Le zonage de l’économie par la monnaie ne coïncide pas avec la responsabilité politique. L’équilibrage des échanges économiques par les échanges politiques entre souverainetés concrètement distinctes n’est pas pensable. La monnaie n’instrumente aucune médiation entre débiteurs et créanciers dans des espaces concourants.
Si l’économie et la politique ne sont pas intermédiables par la monnaie, le chaos se manifeste dans la dette disjointe de la réalité ; la guerre est le seul moyen de solder les faillites. Keynes avait proposé la compensation internationale en bancor pour interdire la coalition de l’économisme et de la politique contre les réalités économiques nationales, internationales et mondiales. Compenser, c’est se forcer à penser ensemble pour pacifier la réalité.
La compensation des monnaies en bancor est l’hypothèse d’un prix commun universel positif de l’équilibre des dettes par les échanges de toute nature. L’unité de comptabilité compensée signifie que tout intérêt est réduit à la même aune sans privilège aucun. Le taux de change de toute monnaie compensée en un même étalon de dette internationale symétrise toute mesure entre des intérêts distincts de quelque nature qu’ils soient.
Les Européens veulent-ils penser leur réalité ?
L’euro pas plus que le dollar de Bretton Woods n’ont reconnu la symétrie nécessaire entre la réalité et les dogmes qui modélisent et anticipent la réalité économique et politique. En 1944 comme aujourd’hui, les intérêts écomiques et politiques ne conçoivent pas leur possible divergence avec la réalité.
Sur le plan de la politique et de l’économie internationales, celui qui se retrouve endetté est celui qui a produit moins que les autres ou dépensé plus que les autres. L’économisme exclut que le modèle de fixation des prix antérieur aux dettes n’ait pas été économiquement efficient.
Dans la compensation keynésienne, tout a un prix, même les modèles, les divergences de modèles et les divergences d’interprétation des modèles. La variation concertée des taux de change dans un même espace de négociation donne un prix réel à tout arbitrage de volonté générale. La monnaie internationale commune assure que tout modèle et toute représentation est pris en compte dans l’équilibre des prix entre dogme et réalité ; entre présent et futur ; entre intérêts particuliers et bien commun.
Le nominalisme dissimule les intérêts particuliers dans la globalisation abstraite. Les réalités mondiales, nationales et personnelles sont dissoutes dans la soupe mathématico-juridique des individus concurrents dans un marché pur et parfait. À l’inverse, la compensation des monnaies pose la réalité dans la différenciation des parties au prix. Entre un acheteur et un vendeur, il y a le travailleur, l’entreprise, l’investisseur et la société. La société n’est pas un écran entre les intérêts mais un médiateur des rôles nécessaires au prix.
Les règles numérisées de la compensation
Rien ne fait obstacle aujourd’hui au principe de symétrie si ce n’est la défense nominaliste des rentiers cachés de l’asymétrie. La numérisation très avancée des représentations de la réalité dans le marché mondial de la connaissance offre un « collatéral » extrèmement documenté à l’émission monétaire des banques centrales.
La compensation de Keynes consiste aujourd’hui à gager la comptabilité internationale des dettes sur un registre mondial de la responsabilité de tout actif monétisé. Au lieu d’escompter des titres gagés sur des capitaux anonymes déposés dans des paradis fiscaux, les banques centrales peuvent achèter dans leur monnaie le capital des chambres de compensation existantes à la condition de leur régulation par les États locaux, nationaux et internationaux.
Toutes les dettes publiques deviennent le capital des systèmes bancaires locaux, nationaux et internationaux. Toutes les dettes publiques sont cotées dans les compensations internationales en capital des banques centrales.
La règle véritable de la compensation est qu’une dette n’est pas convertible en monnaie si le producteur de la réalité, l’emprunteur du prix, le prêteur du capital et le garant public du droit ne sont pas identifiés dans toute offre et dans toute demande. Le fichier des contreparties est unique dans toute compensation : il garantit la réalité des personnes physiques et morales engagées dans chaque prix.
Compter le capital des Européens
La compensation publique est la garantie que toute chose a un prix et que tout prix est une chose livrable devant témoins. Le principe monétaire de symétrie appliqué à la zone euro signifie que la BCE ne prête qu’à des banques garanties par des États inscrits en compensation centrale ; que la compensation centrale est garantie par le capital des compensations nationales et locales.
Le capital de la compensation centrale est garanti par les parités de change compensées par des actifs non-euro déposés sous le droit de l’État confédéral européen. Si les Européens ne supportent rien de plus que les micro-institutions politiques actuelles, il faut au minimum remplacer les dotations budgétaires des États par une fiscalité sur la compensation en euro.
Il faut que cette fiscalité soit votée par le Parlement Européen. Le capital de la compensation centrale en euro est gagé sur la fiscalité européenne que les membres de la zone euro s’interdisent par traité de refuser à leurs institutions communes sauf à sortir de l’euro. Les pays qui ne sont pas dans l’euro ne votent pas les taxes en euro.
L’euro compensé en prime de crédit de tout emprunteur utilisateur de l’euro rejette tout paradis fiscal à l’extérieur de la zone. Le principe de symétrie implique la compensation du droit de propriété par l’acquittement de la fiscalité qui finance le droit. Pour vendre sur le marché de la zone euro, toute entreprise est obligée de déposer la comptabilité de ses actifs européens et de régler la fiscalité correspondante.
L’euro indexé sur le travail des Européens
Si jamais la production des pays européens n’est pas suffisamment compétitive pour honorer toute dette interne ou externe, l’euro est dévalué à due concurrence par la compensation. Les banques engagent leur crédit en vendant ou achetant les parités de change. À l’intérieur d’une souveraineté nationale ou locale en euro, les salaires sont réglés proportionnellement à la prime de crédit en euro de l’État régulateur du marché du travail.
Dans la compensation keynésienne, le prix du travail est fonction de l’efficacité individuelle, de l’organisation nationale du marché, du plein emploi de l’offre de compétences professionnelles et de la compétitivité extérieure du marché national. Avec la capitalisation nationale et locale des marchés du travail en euro, la compensation centrale en euro provoque l’équilibre interne des marchés du travail, du capital et du crédit par la cotation des primes de crédit public.
Si la compensation centrale en euro cote les compensations locales et nationales par le capital des États y prélevant la fiscalité, le prix du travail baisse dans les marchés sous-productifs et sous-employés. La prime de crédit des Etats et des banques monte avec la baisse des rendements fiscaux sur les revenus distribués.
Par l’identification personnelle de tout acheteur ou vendeur de quoi que ce soit, le travail redevient un actif puisqu’il est impossible d’honorer une dette sans que quelqu’un rende un service réel à un acheteur réel. La réforme structurelle du marché du travail n’a pas d’autre réalité que l’indexation de la monnaie sur l’efficience du travail à répondre à la demande.
Le pouvoir européen de penser
En substituant la nominalité de la responsabilité des citoyens au nominalisme des choses, la compensation force la réalité derrière les prix. À cette condition, la dette d’un prix devient la créance de quelque chose qui peut être réellement fabriqué par du travail. Pour que la monnaie soit un pouvoir d’achat remboursable d’une réalité comptable productible, il n’est pas possible que la monnaie ne soit pas la pensée commune de ceux qui demandent à ceux qui offrent.
@Hervey Addiction ! Vous y allez peut-être un peu fort, non ? 😉 En fait, dans un premier temps, je…