Billet invité.
Le large succès du “oui” obtenu dans le cadre de la votation (terme indigène approprié) “contre les rémunérations abusives” intervenue en Suisse le 3 mars dernier serait une bonne surprise pour de nombreux observateurs. Pour reprendre l’image à laquelle Paul faisait référence dans sa dernière vidéo du vendredi, cet événement (parmi d’autres) ferait souffler une “brise printanière” sur le monde post-crise financière de 2007-2008.
Sans vouloir ici doucher de manière définitive les espoirs soulevés par ce résultat de la démocratie directe “made in Switzerland”, il convient d’en relativiser la portée. Pourquoi ? Certaines valeurs anthropologiques propres à la Suisse doivent nous amener tout d’abord à considérer ce vote, non pas comme une “jeune pousse”, mais plutôt comme une résurgence (certes bienvenue) de certaines valeurs propres à la société suisse en opposition avec le genre de “méritocratie” à laquelle s’attaque Thomas Minder, l’initiateur du texte. L’autre motif de modération d’optimisme est la portée même du texte soumis à la votation qui idéalise le comportement des actionnaires des sociétés cotées, ignorant cette forme spécifique d’individualisme qu’est l’individualisme patrimonial au sein du processus de financiarisation des économies.
Il convient donc d’abord de prendre quelques distances avec un raccourci trompeur qui consiste souvent à voir la Suisse comme totalement dévouée à la cause de la financiarisation des économies par ignorance de son socle anthropologique. Ce socle, comme son voisin allemand, repose notamment sur des valeurs d’autorité et d’organisation qui ont notamment concouru à produire une Suisse industrielle dont le niveau de production par habitant est le plus élevé au monde. (À ceux qui souhaitent d’ailleurs approfondir ce thème de l’épaisseur anthropologique de la Suisse et plus largement du continent européen, je ne saurais que trop conseiller la lecture – ou la relecture comme moi ces derniers temps – de l’essai d’Emmanuel Todd, “L’Invention de l’Europe”.)
L’autonomie du pouvoir managérial à laquelle ont abouti les dynamiques de financiarisation des entreprises rentrent en contradiction avec le modèle du capitalisme rhénan issu justement de ces déterminismes anthropologiques résultant des systèmes familiaux que décrit en spécialiste de la question Emmanuel Todd. Il était donc assez prévisible que la population de l’un des représentants de ce type de capitalisme s’oppose aux excès d’un modèle qui ne figurent pas dans son ADN anthropologique et idéologique et dont les gènes dominants sont plutôt ceux de la réussite collective, du consensus et du rejet du court-termisme. Sur ce point d’ailleurs, on pourrait presque s’inquiéter d’avoir vu placardé sur les tramways des villes suisses les portraits d’entrepreneurs suisses militant pour le “non” à l’initiative Minder au nom des PME suisses.
Pour leur défense, la campagne du “non” n’en n’était pas véritablement une puisqu’elle proposait, sans rentrer dans les détails, un contre-projet certes moins “répressif” mais s’attaquant lui aussi aux rémunérations excessives. Nous voilà donc rassurés puisque, sans mauvais jeu de mots, la Suisse protestante des structures familiales souches autoritaires n’a pas perdu son latin anthropologique.
Une dernière remarque : parmi les autres pays qui ont adopté des mesures contraignantes similaires vis-à-vis des politiques salariales des dirigeants d’entreprises, figurent notamment les Pays-Bas et certains pays nordiques (Suède, Danemark, Norvège) dans lesquels on retrouve, ô surprise ! le même socle anthropologique que chez nos amis suisses. L’autre motif de modération de l’engouement à apporter à cette initiative vise le comportement des actionnaires des sociétés cotées qui seront, selon le texte voté, les acteurs appelés à se prononcer sur la définition des rémunérations des dirigeants. Les actionnaires dans leur grande majorité et notamment les actionnaires minoritaires sont amenés à adopter un type d’individualisme de type patrimonial dont il convient de préciser l’origine et la portée.
Pour bien comprendre l’enchaînement qui mène les actionnaires à adopter ce type d’individualisme, il faut revenir sur la place de la liquidité et donc des marchés financiers dans leurs processus de décision. Schématiquement, la financiarisation des économies a vu s’opérer, au fur et à mesure de son développement, le transfert d’une épargne de type bancaire classique vers une épargne attachée à des titres financiers de propriété (via notamment l’émergence des fonds de pension). Ce transfert a charrié avec lui le concept de liquidité compris ici comme le fait de pouvoir rendre négociables ces titres qui deviennent les nouveaux supports de cette nouvelle forme d’épargne.
Évidemment, cette exigence s’est appuyée sur l’institution des marchés financiers comme lieu de matérialisation de ce besoin croissant de liquidité. Ce service rendu par les marchés financiers ne s’est cependant pas opéré de manière neutre ou simplement instrumentale. Afin de satisfaire à leur statut de fournisseurs de liquidité (en lieu et place de la liquidité bancaire notamment), les marchés financiers se sont dotés d’une certaine autonomie d’évaluation des titres prenant la forme d’une production de prix des actifs financiers sur la base de conventions. Ces conventions qui président à la formation de ces prix de marché n’ont aucune raison de refléter des données économiques objectives (bulles financières) ou encore des priorités de solidarités sociales.
L’initiative Minder propose donc de s’attaquer à l’une de ces conventions issue de la financiarisation des économies en général et de l’entreprise en particulier. Cette convention a trait à l’efficacité supposée de la “gouvernance d’entreprise” notamment sous ses aspects salariaux. C’est donc à une prise de distance des actionnaires vis-à-vis de cette convention qu’invite l’initiative Minder. La possibilité d’une sorte d’autorégulation des actionnaires, dont il est finalement question avec ce texte, laisse planer le doute sur sa réalisation.
Malgré, comme on l’a vu, un contexte anthropologique favorable, on peut se féliciter que sur cette question des rémunérations abusives le peuple suisse se soit prononcé de manière “populiste” dans l’acception la plus noble du terme que l’on pourrait ici requalifier de populaire. Ce vote “populaire” venant témoigner du déficit de confiance croissant entre un système (celui de la financiarisation des économies) et dans le cas d’espèce la population suisse. Suivant cette lecture, le succès électoral de l’initiative Minder serait ce genre d’hirondelle qui contrairement au proverbe nous annoncerait de manière précoce l’arrivée de la belle saison. Cependant, un populisme (qui lui n’appelle aucune requalification) ne se loge-t-il pas au sein même d’une initiative qui ne serait finalement qu’un miroir aux alouettes, par ignorance démagogique de cet individualisme patrimonial ? Ainsi, alors que se succèdent les annonces (dramatiques au demeurant) d’extinction d’espèces menacées, comme dernièrement le tigre de Tasmanie, une nouvelle espèce ornithologique hybride l’hirondaoulette semble avoir été observée le 3 mars dernier en Suisse…
Salut Chabian, Bon ça y est, j’ai terminé le bouquin de Graeber/Wengrow, celui de Scott, et celui de Harari. Faut…