Billet invité. À propos de « Comment la vérité et la réalité furent inventées » (Gallimard 2009).
Il y a parfois en philosophie des questions d’apparence très « technique », apparence derrière laquelle les citoyens-philosophes peuvent avoir intérêt à se glisser. Pour ma part, j’ai ressenti le besoin de préciser les enjeux quotidiens, sociaux, politiques, anthropologiques de la question de la convertibilité des universaux (ou des transcendantaux). En bref, cette question abstraite me paraît avoir, en arrière-plan, des questions concrètes et fondamentales concernant la vie commune – du type : qu’est-ce qui fait l’unité (l’universalité relative ou absolue) de telle société humaine ? Comment fait-on du commun à partir de la multiplicité diverse des êtres, des choses, des lieux ? Et dans la mesure où ontologie et gnoséologie sont inséparables, quel type de savoir contribue à l’unité de la multiplicité sociale ? Ou encore : quels sont, les attributs dont je peux prédiquer tous les sujets de telle société ou de la société mondiale ? Faire le sens (d’une société), n’est-ce pas faire son unité, c’est-à-dire définir les caractères communs, universellement prédicables, de ses « composantes » ?
À la suite de ces petites précisions, il m’a semblé utile de redescendre très schématiquement (en trois-quatre « étapes-situations ») le cours de l’histoire depuis la polis athénienne.
Situation 1 (dans l’ordre chronologique schématique) : la démocratie athénienne. Elle correspond (en vue simplifiée) au motif de la convertibilité de l’être, de l’un et de la langue-logos-vérité. Ici la convertibilité est assurée par le fait que dans la société de la polis, les différents domaines de réalité (réalité physique, réalité langagière) sont en relation de co-naturalité, de co-résonance, d’intrication, de co-appartenance. Pour un citoyen athénien du VIe siècle, la polis concrète est, et en même temps elle est Une, et en même temps c’est le logos (le langage psychosocial) qui découpe dans la réalité cette chose qu’on appelle « polis », dont le nom-concept concerne Athènes mais aussi d’autres cités. C’est pourquoi la relation entre le singulier et l’universel ne pose pas de problème spécial à l’Athénien. A condition de préciser que, pour lui, l’universel, pour le dire dans des termes forcément anachroniques, est relatif (non pas relativiste, mais relatif à son système socio-culturel-historique, imaginaire-langagier – le concept de polis est par exemple inconnu des Achuar d’Amazonie ou des Tchouktches de Sibérie). Il est donc relatif, ce qui veut dire qu’il n’a pas ce caractère d’absolu que commencent à lui prêter Platon, un peu moins Aristote, et beaucoup plus les philosophes et/ou théologiens de l’ère chrétienne. Platon fait de la relation entre singulier et universel quelque chose de problématique car il absolutise (désocialise, « dé-langagise ») l’universel. Mais il résout le problème de la convertibilité entre l’universel (l’Idée) et la chose singulière en adoptant la position réaliste : l’Idée universelle est le prototype des choses singulières. Aristote hérite en partie de Platon et se trouve devant le même problème : s’il n’y a de science que de l’universel, quid du singulier ? Il le résout en adoptant une position réaliste modérée, c’est-à-dire en réintroduisant la langue-vérité (et aussi en introduisant la distinction entre puissance et acte). Mais la langue-vérité n’est plus un universel (ou un transcendantal) et donc elle ne fait pas partie des convertibles (puisque pour Aristote la langue-vérité vient de la pensée affectant l’être). Avantage : la présence de la langue-vérité (ajoutée à la distinction puissance/acte) permet de ne pas trop séparer l’universel du particulier. Inconvénient : la position de retrait de la langue et du vrai par rapport à l’être et à l’un (le fait que l’être et l’un soient concevables à la rigueur hors langage) absolutise par contraste cet être et cet un, absolutisation qu’il faut alors compenser par la distinction de la puissance et de l’acte.
Situation 2 (dans l’ordre chronologique schématique) : c’est la situation médiévale nominaliste-conceptualiste. Elle correspond au motif de la convertibilité de l’être et du vrai (ens-verum). Par rapport à Aristote, le vrai est promu au rang de convertible, mais au prix de son absolutisation, de son dépouillement linguistique. La situation nominaliste-conceptualiste pose d’un côté une réalité-chose extérieure singulière (qui peut être regroupée au sein de la même espèce avec d’autres choses semblables) et de l’autre des universaux de pensée (qui viennent de la perception de cette ressemblance des choses rassemblées au sein de la même espèce). Dans cette situation, la convertibilité entre la réalité et les universaux est donc assurée par la perception ou l’image perceptive, qui court-circuite l’universel (relatif) tel que le pensait la Grèce démocratique : la langue comme réalité sociale (logos) de la polis.
Situation 3 (dans l’ordre chronologique schématique) : c’est la situation de la science galiléo-newtonienne. Elle correspond, si je ne m’abuse, au motif de la convertibilité du fait et du vrai (factum-verum). Elle résulte de la transformation de l’être (hérité des situations 1 et 2) en fait : l’être n’est plus donné (par un Créateur), c’est le scientifique-ingénieur qui doit le faire. La langue avec sa fonction première (former le monde) est court-circuitée, éliminée. Reste la pure adéquation naturaliste de l’esprit à la chose faite, adéquation dans laquelle le modèle (Réalité-objective) est assimilé à l’Être-donné (désormais Être-fait).
En résumé, nous avons :
1) Athènes : Être/Un/Langue-Vérité [Mais Aristote : Être/Un avec une Langue-vérité « déclassée », non transcendantale, non convertible]
2) Conceptualisme médiéval : Être/Vérité sans Langue
3) Science moderne : Fait/Vérité sans Langue
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