1848 : LE DÉSARMEMENT DE L’HUMANISTE ET LE RÉARMEMENT DU CONQUISTADOR, par Bertrand Rouziès-Léonardi

Billet invité.

Le printemps des peuples de 1848 a eu un impact non négligeable sur la pensée philosophique et politique américaine (cessons d’évoquer Tocqueville à tout bout de champ comme la forme achevée de l’analyste politique ; les intellectuels américains étaient capables aussi bien que lui d’observer leur république et de juger les nôtres, dont ils suivaient les soubresauts).

Pour prendre un exemple plus rapproché, je citerai l’inclassable roman de Melville, Mardi, publié en 1849. Melville imagine un archipel dans le Pacifique qui rassemble tous les systèmes politiques connus, pesant soigneusement les avantages et les inconvénients, et y inclut la nouvelle démocratie américaine, dont le bellicisme (voir le combat de Thoreau contre la guerre contre le Mexique) et les exclusives (envers les Noirs et les Indiens) déchaînent sa verve. La conflagration des révolutions européennes (toute fraîche dans la mémoire de Melville) se reflète dans une éruption volcanique qui secoue l’une des grandes îles et ravage ses différentes vallées (pays).

Il ne faut pas seulement envisager les causes de l’échec de la révolution sociale de 1848, il faut mesurer l’impact de cet échec (et de l’échec des autres révolutions concomitantes) sur des penseurs et écrivains qui, sans être nécessairement des sympathisants du mouvement socialiste, travaillaient, parfois très concrètement, à l’avènement d’une société libre, égalitaire et fraternelle.

Il est intéressant de noter que le héros du roman de Melville laisse ses compagnons de voyage choisir le régime qui leur convient et se retrouve seul à la fin avec lui-même, face à l’inconnu qui s’étend au-delà de l’archipel. De même, Thoreau choisit pendant deux ans de vivre en retrait de la communauté, pas de fonder un phalanstère. Il ne se retire pas du monde, mais dans le monde.

Ce choix de la voie humaine individuelle est une des conséquences, je crois, de l’échec cuisant des solutions collectives proposées en 1848. N’oublions pas que la guerre civile américaine, qui éclaterait 12 ans plus tard, fut provoquée non pas tant par l’élection de Lincoln que par l’impossibilité pour les communautés de colons partis à l’assaut de l’Ouest « illimité » de s’entendre sur le régime économique et social à y appliquer : société esclavagiste ou société de travailleurs libres ?

Faire de la Civil War un conflit proprement américain est une erreur, me semble-t-il, qu’a rectifiée l’historien McPherson. Si les puissances européennes l’ont suivie de très près, envoyant des observateurs dans les deux camps, c’est qu’il s’y jouait quelque chose d’autre que l’abolition de l’esclavage, quelque chose dont la révolution de 1848 avait souligné auparavant la pertinence : le rapport de notre espèce à l’espace et au temps dans un environnement que l’exploration et la pénétration des chemins de fer faisaient se réduire comme peau de chagrin. Le Far West est une colonie américaine qui se constitue en même temps que se constituent les nouvelles colonies européennes et que la planisphère redevient globe, volume clos.

L’échec de 1848 n’a pas seulement entraîné l’envahissement du politique par l’économique, il a désarmé l’humaniste et réarmé le conquistador. Cette débâcle de l’esprit explique, selon moi, qu’il n’y ait pas eu, à gauche, de contestation substantielle de l’hégémonie marxienne.

 

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