De l’avis général, le « court-termisme » est l’un des fléaux qui affligent l’économie : ce serait lui l’élément détestable qui a fait glisser la grosse entreprise d’autrefois, qui travaillait pour ses clients et ses employés, vers la grosse entreprise d’aujourd’hui, au service essentiellement de ses actionnaires et des rémunérations extravagantes qu’en extraient leurs dirigeants.
Il serait naïf cependant de voir dans ce « court-termisme » un simple état d’esprit qu’il suffirait de corriger pour résoudre les problèmes de la grosse entreprise, à l’instar des financiers qu’il suffirait de « moraliser » pour que la finance se mette désormais au service de la communauté plutôt que l’inverse constaté aujourd’hui.
Or, et comme on peut l’observer si l’on lit la série de cinq billets que je viens de consacrer ici à « revisiter Enron », le « court-termisme » n’est pas un état d’esprit, mais un effet de structure constitué de trois éléments :
1) Une évolution de la réglementation comptable dans les années 1980 vers une évaluation « à la casse » des entreprises,
2) L’invention des stock-options, qui focalise l’attention des dirigeants sur une inflation constante des bénéfices mentionnés au bilan – quelle que soit la probabilité que les chiffres anticipés soient un jour confirmés par d’authentiques flux de trésorerie,
3) Le traitement comptable de ces mêmes stock-options.
Quelle était la finalité des stock-options (et leur efficacité de ce point de vue à dépassé toutes les espérances) ? Aligner désormais les intérêts des actionnaires et des dirigeants d’entreprise. On jugea en effet « déplorable » dans les milieux d’affaires l’antagonisme entre ces deux variétés de ceux que Marx désignait du même terme de « capitalistes », autour de l’arbitrage qu’ils doivent opérer entre dividendes versés aux actionnaires et inflation de la rémunération des dirigeants de grosses entreprises.
À quoi est due l’évolution des règles comptables au cours des années 1980 ? À deux facteurs :
1) L’internationalisation et la privatisation de leur rédaction. Elles sont en effet rédigées conjointement aujourd’hui par les grandes firmes d’audit et les organisations comptables internationales (l’International Accounting Standard Board), ces dernières étant essentiellement financées par les premières, et les deux opérant (comme le cas d’Enron et d’Arthur Andersen le soulignait) en parfaite symbiose (1),
2) La mise en concordance des règles comptables avec les « découvertes » de la « science » économique. La mise au bilan de bénéfices du type « château en Espagne » est en effet une implication logique de la théorie des anticipations rationnelles : dans un univers d’information transparente et symétrique (et déterministe au sens laplacien), tout gain déterminé par un contrat valide se réalisera immanquablement (d’où l’accent mis ces jours-ci par certains économistes hétérodoxes comme George Akerlof ou Robert Shiller sur les « esprits animaux » (2) qu’évoquait John Maynard Keynes (3) : tout événement futur ne peut pas nécessairement se voir assigner une probabilité quantifiée).
Proposer des perspectives à long terme plutôt qu’à court terme, ne signifie pas préférer faire lentement (comme autrefois) des choses que l’on peut faire vite (aujourd’hui) : le « court-termisme » signifie une redistribution immédiate de gains futurs qui se révéleront souvent purement imaginaires, et s’assimilant au pillage permanent des entreprises par leurs actionnaires et leurs dirigeants. Lutter contre le « court-termisme » ne peut donc pas se limiter à combattre un état d’esprit. Sont en jeu en effet :
1) Les stock-options,
2) La privatisation de la rédaction des règles comptables, déléguée à une nébuleuse transnationale,
3) Les théories économiques fausses sous-tendant les nouvelles règles comptables ; la théorie des anticipations rationnelles jouant ici un rôle-clé.
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(1) Extraits de Grégory Vanel, « Les autorités épistémiques de la normalisation financière », in Christian Walter (sous la direction de), Nouvelles normes financières. S’organiser face à la crise, Paris : Springer-Verlag France, 2010, pp. 137–159 :
« On peut ainsi se demander si les transformations des normes de la finance et leur internationalisation n’aboutissent pas, in fine, à privilégier une certaine forme d’information, très nettement favorable à des catégories particulières d’agents économiques, alors que dans le même temps elles sont le produit d’autorités qui ne rendent compte qu’à elles-mêmes et qui émanent des marchés. » (p. 139)
« L’IASB est l’autorité de normalisation internationale de la comptabilité. C’est une organisation de droit privé qui a établi les normes dites IAS avant 2001 (International Accounting Standards), et qui produit depuis un jeu de normes appelées IFRS (International Financial Reporting Standards) ainsi que des interprétations de ces dernières. » (p. 145)
« L’IASC Foundation, organisme de droit privé basé au Delaware finance l’IASB […] Même l’un des organismes chargés de surveiller les travaux de l’IASB pour le compte de l’Union européenne, l’EFRAG (European Financial Reporting Advisory Group), est majoritairement influencé et financé par ces mêmes grands cabinets et grandes firmes transnationales… » (p. 146).
(2) George Akerlof et Robert Shiller, Animal Spirits : How Human Psychology Drives the Economy, and Why It Matters for Global Capitalism, 2010
(3) L’expression « esprits animaux » est empruntée par Keynes au vocabulaire alchimique, pour désigner les effets observés dans les manipulations des alchimistes dont les lois physiques « ordinaires » ne rendraient pas compte.
1) On peut utiliser des bombes nucléaires pour stériliser l’entrée d’abris souterrains (au sens galeries bien bouchées, comme au sens…