Billet invité
Merci Paul Jorion pour votre travail remarquable, qui a modifié ma lecture du « Repas de paysans » de Louis Le Nain.
La manière dont Louis Le Nain figurait au XVIIème siècle la réalité sociale du microcosme d’une exploitation viticole dans le tableau « Repas de paysans » me parait intéressante à considérer dans le contexte des critiques proposées ici concernant votre livre « Misère de la pensée économique ». Qu’il s’agisse du texte d’Humbert ou surtout de celui de Saule, qui donne un lien vers une présentation de la « théologie de la libération ».
Louis Le Nain fait les portraits psychologiques de trois figures sociales engagées dans une structure de production qui lui est contemporaine : le journalier ou paysan sans terre à droite, le métayer vraisemblablement à gauche, et le propriétaire du vignoble au centre, ont chacun un visage révélateur de « la façon dont l’individu vit le fait d’être à la place [sociale] qu’il occupe ». Le « va-nu-pieds » est « pauvre en monde » (selon la formule que propose Heidegger pour l’animal), et le visage du vigneron de gauche conviendrait tout à fait à dépeindre cette « sobriété gourmande » préconisée aujourd’hui par Paul Ariès : il savoure le produit de son travail dans sa vraie « valeur d’usage ». Valeur mesurable au seul niveau de la perception, avant tout concept. Au centre, le personnage dominant, qui nous donne à apprécier la belle qualité colorée d’un vin de type « clairet » est seul à porter son regard au loin, au-delà du personnage de droite, hors du microcosme de ce mode de production, hors du cadre du tableau, et donne ainsi à constater le juste dans l’injustice que constitue son rôle de propriétaire de l’exploitation : sa rente de propriété consiste à transformer la valeur d’usage d’un produit de qualité en valeur d’échange ailleurs, dans un monde plus ouvert, sur le marché. Mais c’est de manière ambivalente que nous sommes dans un rapport d’équilibre du juste et de l’injuste dans ces trois situations des protagonistes, grâce à l’éthique chrétienne qui donne à croire que si le « juste pour les uns est un ou plusieurs crans en dessous du juste des autres », c’est là une épreuve commune à tous les humains en vue du Salut de l’âme individuelle. Ici le pain, le vin, et la symbolique nappe blanche posée sur ces planches qui ne font pas une table concrète (le dégustateur est assis sur un tonneau), font référence à un moment symbolique de partage, connotant – sur un tout autre plan que celui de l’homo œconomicus – le Repas à Emmaüs, et l’Eucharistie, c’est-à-dire soumettant les relations sociales antagonistes entre des gens qui se connaissent et peuvent s’estimer en propre, au tribunal d’une religion commune régulant les comportements.
Le propriétaire offre le vin au va-nu-pieds : le tableau est contemporain de Saint Vincent de Paul et de ses œuvres charismatiques en faveur de ceux qui à l’époque vivaient en dessous d’un seuil de pauvreté reconnu comme chrétiennement inacceptable. Mais il est également révélateur du moment historique où va apparaître comme nécessaire, pour justifier les disparités sociales amplifiées par les nouveaux moyens et rapports de production dans l’industrialisation et le commerce international naissants, d’ériger bientôt en dogme l’idée que c’est l’intérêt privé qui donne la maîtrise du bien public. D’où les thèses libérales qui vont s’élaborer et qui ont cours encore aujourd’hui. L’instant de ce glissement possible de l’appréciation qualitative à la mesure purement quantitative est également sensible dans ce tableau, lorsque le maître de la vente sur le marché « au juste prix » tombe dans l’illusion de penser que « parce qu’il réalise le fruit de la récolte, c’est lui qui sème ». Illusion que dénoncera Jean Jaurès, et qui n’est pas pour rien dans l’idolâtrie de la Croissance, seule ouverture acceptée vers quelque concession en faveur des plus pauvres.
123 réponses à “LE REPAS DE PAYSANS, par Pierre Chavant”
Une très pertinente analyse du tableau . Merci !
Bonjour, je trouve que les deux extrèmes, la femme et le journalier, ont la même expression qui semble dire » Allez, faites bien joujou avec votre vin, qui comme d’habitude sera toujours mieux traité que nous .. « , et que le gros enfant à droite a encore en lui la colère que son père a épuisée, et nous en veut, à nous les voyeurs, de contempler sa misère …
H. de Buttet propose une interprétation. Il s’agirait du Colonnel Henry De Buttet.
Au contraire des autres, rubiconds, le journalier a le teint gris : serait-ce son sang dans les verres ?
Bon ben pour ceusses qu’ont envie d’en savoir plus sur cette image des frangins Le Nain, 80 pages par un Espécialiste du XVIIe…
http://www.librairiejeanjaures.com/9782200353841-le-repas-de-paysans-des-freres-le-nain-joel-cornette/
Le repas de paysans date de 1642, les ménines, de 1656. Il y a comme un air de famille entre les deux, non?
http://www.museodelprado.es/fr/visite-du-musee/15-chefs-doeuvre/fiche-basique/zoom/1/obra/la-famille-de-philippe-iv-ou-les-menines/oimg/0/
Non, aucun… vous voyez bien que dans « Repas de paysans » personne ne donne de coup de pied au chien…
Au loin…?… J’pense qu’il se demande surtout pourquoi l’autre ne prend pas le verre de vin qu’il lui tend…
A moins que le verre soit le sien… et comme il n’y en a pas d’autre… On peut imaginer qu’il ne lui offre rien du tout…
Ou alors, il lui offre son propre verre… ce qui impliquerait que le va-nu-pieds n’était pas prévu et qu’il vient demander quelque chose (une petite pièce sans doute?)… ce qui expliquerait le regard désapprobateur du propriétaire et les yeux baissés du va-nu-pieds qui timide, a honte de sa démarche… et dans ce cas, ça expliquerait également pourquoi la femme ne s’est pas précipitée en cuisine pour aller chercher un autre verre…
Ah, l’énigme est bien complexe…
Que peut bien vouloir le va-nu-pied, qui dérange tant le propriétaire…?
En tous cas, ça n’a pas l’air d’intéresser l’autre boit-sans-soif… qui s’enfile le rouge avant que tout le monde ne soit servi…
Ah bon…?!!… moi qui croyais qu’il se sifflait un coup de rouge…
+1
En fait l’eucharistie n’est pas faite pour les pauvres, d’ailleurs ont-ils une âme ces pauvres bougres ?
En pleine réforme, le pauvre et mécréant de surcroit ne peut accéder à la lumière, réservée aux seuls humains : le propriétaire et le métayer, accessoirement les femmes et enfants. Chez les Le Nain, le pain et le vin sont un peu le leitmotiv. On aime ou on aime pas, au delà de toute valeur artistique. Le message vous disiez ?
Et Bruegel ?
Je dois avouer que je bute sur le contenu artistique et esthétique de cette toile. Au risque d’étre à contrecourant des bloggeurs et d’une lecture sociologique unanime, je la trouve trop »chromo » pour étre un chef d’oeuvre.
Ce n’est pas un texte de Diderot, mais d’abord une toile.
A contrario, je louerais volontiers Courbet sur la condition paysanne, l’entérrement à Ornans me semble avoir une autre dimension symbolique ……………..évocatrice.
Courbet n’est pas Le Nain dans l’histoire de la peinture, bien entendu.
Un sculpteur contemporain disait que l’oeuvre d’art [ beaucoup plus dense et polysémique qu’une simple image] se pose à nous comme énigme, et non sous forme de questions posées. C’est essentiel : Il y a du jeu dans les significations parce qu’elle engage à redescendre du niveau des idéalités dites objectives ouuniverselles reçues d’ailleurs, à celui d’un échange intersubjectif sur le contenu de non perceptions. Et nous prenons ainsi conscience de l’ambiguïté et de la fragilité de nos croyances?
En vous lisant, je pense à Guernica
C’est amusant de lire les différentes interprétations du tableau. Me semble typique avec les tableaux symboliques où chacun apporte sa vision d’une société imaginée peu en rapport avec les réalités historiques. Une visite au musée Vermeer m’a servi de leçon à ce sujet, et je suis devenu très prudent, ou alors je me limite à une interprétation purement esthétique.
Voici ce qu’en dit un critique (cité par Vigneron):
Analyse de l’image: Une scène « réaliste »
Nous sommes dans la pièce principale, et peut-être unique, d’un intérieur paysan, la pièce chaude, celle qui abrite le sommeil, la cuisson des aliments, les repas, les veillées des longs soirs d’hiver autour du feu, le travail aussi, quand les intempéries ne permettent pas de sortir. Plusieurs familles sont identifiables : trois hommes, une femme, trois enfants. De nombreux détails concrets, aussi, apparaissent, immédiatement repérables : une nappe blanche recouvre une table basse composée vraisemblablement d’une planche de bois reposant sur des tréteaux ; du vin a été servi dans de longs verres effilés ; entamée, une grosse miche de pain blanc, le pain des riches, est posée sur la table, avec sa croûte épaisse, qui retient l’humidité et retarde le passage au pain rassis. Un sol en terre battue ; un pot de terre cuite vernissée, mais aucun de ces objets en « étain sonnant » dont l’historien sait qu’ils distinguaient, le plus souvent, les plus riches ; un tabouret à trois pieds (à droite) ; une planche de bois (à gauche), placée, sans doute, sur un tonneau (à gauche) ; le dossier en cuir d’une chaise, au second plan. Au second plan aussi (à droite), on distingue assez nettement un lit à colonnes, dont on devine les hauts piliers qui soutiennent un ciel d’étoffe. Les participants à cette scène appartiennent à des groupes sociaux nettement différenciés. Tout d’abord, un homme d’une certaine aisance, à la mode Louis XIII. Il a une belle et fière allure et il occupe le centre du tableau. S’agit-il d’un citadin ? Remarquons son col blanc, fermé. Signe qu’il ne travaille pas ? Ses vêtements sont assez soignés ; ses cheveux, sa barbe et sa moustache sont « à la mode » – « à la royale », comme on disait alors –. Son fils, manifestement (vêtements identiques à ceux de son père), joue du violon, un instrument qui n’était pas rare dans les campagnes ainsi que l’attestent nombre de récits consacrés à des fêtes paysannes… Il se dégage de ce premier groupe (le père dans la manière de tenir son verre et le manche d’un couteau, son fils prêt à jouer du violon), un certain air de distinction et de civilité. Ensuite, un paysan, relativement aisé, occupe la partie gauche du tableau. Remarquons, par contraste avec le personnage précédent, ses vêtements simples, en toile ou en serge (laine et chanvre), peu déchirés, sauf aux genoux. Il est chaussé de souliers. Sa femme se tient debout, derrière lui, au second plan, dans une attitude de réserve et de discrétion. Les vêtements sont simples : une robe de serge rouge, une chemise blanche à large col recouvrant les épaules, un petit couvre-chef blanc dissimulant les cheveux. Il est difficile d’identifier un vêtement distinctif d’une région particulière (pas de coiffe ou de collerette, par exemple) : nous savons que les vêtements « régionaux » apparaîtront un siècle plus tard. Enfin, le personnage de droite vient manifestement de l’extérieur. Sa pose est modeste, ses yeux baissés, son regard vague, son corps tassé par une vie de labeur et de misère. Qui peut-il bien être ? Un paysan ? Un mendiant ? Un étranger ? Ses pieds sont nus, ses vêtements sont déchirés ; il adopte une attitude humble, silencieuse, respectueuse même (son chapeau est posé sur ses genoux alors que le personnage de gauche a conservé son bonnet). S’agit-il d’une embauche (la « louée ») d’un domestique attaché, par exemple, à la charrue ? Pourquoi ces trois personnages se sont-ils retrouvés ? Qu’est-ce qui peut les unir ? Les réunir ?
Interprétation: Un tableau aux accents religieux
Au-delà d’un tableau « réaliste », les trois frères Le Nain, Louis, Antoine, Mathieu, auraient peint une scène de l’Eucharistie : nous sommes ici, pleinement, dans le registre d’une culture religieuse offensive, celle de la Réforme catholique militante des dévots dont la paroisse de Saint-Sulpice était précisément l’épicentre. « On ne s’était point encore imaginé que les peintres eussent une théologie muette et que, par leurs figures, ils fissent connaître les mystères les plus cachés de notre religion » : cette réflexion de Charles Le Brun lors d’une conférence prononcée le 10 juin 1671 à l’Académie de peinture et de sculpture, sur le Ravissement de saint Paul, de Poussin, s’applique pleinement au tableau des frères Le Nain Dans une telle perspective, le véritable sujet serait, peut-être, la plénitude de la Présence réelle, de l’Incarnation, Transsubstantiation peinte dans les réalités visibles (le pain, le vin), socialement visibles de l’histoire humaine, jusqu’au plus humble des indigents, « remply de Dieu s’il veut » (Olier). Si cette hypothèse était confirmée, ce tableau serait partie prenante de la grande guerre des croyances qui déchire l’Europe depuis la première moitié du XVIe siècle : les frères Le Nain donnent à voir l’évidence sensible de la Présence réelle, contre un calvinisme qui récuse toute possibilité de transsubstantiation…
Auteur : Joël CORNETTE
… ça d’accord… tout me monde l’avait vu… mais pourquoi le va-nu-pieds n’attrape-t-il pas « la Présence réelle »…?
Provoquerait-elle des remontées gastriques…?
Et pourquoi deux enfants et un chien regardent le peintre…? pourquoi se met-il ainsi en scène…? pourquoi nous imposer sa présence…?
A moins que ce ne soit pas le peintre qu’ils regardent, mais nous-même… spectateurs de la scènette?
– « Tiens!!! y a des gens du XXIème siècle qui nous regardent…?
… ça me rappelle la scène d’ouverture d’un film de Woody Allen, Whatever works…
@ Ju : attention, vous allez avoir un choc ! Vous dites « A moins que ce ne soit pas le peintre qu’ils regardent, mais nous-même… spectateurs de la scènette? »
C’ est pire que cela : vous êtes parmi ces enfants, et ce que vous voyez , c’ est ce qui est dans le miroir en face d’ eux, mais vou(s) n’ avez pas conscience que vous regardez dans un miroir.
Il se passe la même chose dans le tableau « un autre monde » . Selon que l’ oiseau regarde en haut ou en bas ou devant lui, ce que nous voyons représenté-concaténé dans le tableau, c’ est ce qu’ il peut voir dans le miroir…
Description a visee pedagogique du travail de l’ artiste Escher : http://pedagogie.ac-toulouse.fr/lotec/EspaceGourdon/TEMP/MathArt/textes/Maurits%20Cornelis%20ESCHER.pdf
(l ‘ œuvre Jour et Nuit, pourra peut être servir à Martine, Zébu et Todd comme un exemple graphique, de la transformation de l’ Euro-Europe, qu’ ils essaient d’ expliquer avec des mots.
Lien : http://www.gallery.ca/fr/voir/collections/artwork.php?mkey=46127 )
Pas besoin de miroir et…. la conscience est totale… Nous sommes Mary Poppins… nous sautons de tableau en tableau… ;o)
C’est l’exercice
alors allons -y de l’interprétation
à droite le vigneron présente son vin de l’année au courtier au centre
on voit son inquiétude en attente du verdict qui va conditionner sa vie pour l’année qui suit
le courtier au centre procède à la dégustation en commençant par la première phase, la vue (il mire le vin dans son verre en recherchant la lumière)
l’apprenti à gauche qui accompagne le courtier, encore un peu gauche dans son métier en est déjà à l’analyse gustative
le gamin à droite supporte mal l’humilité de son père face à la toute puissance du courtier
La femme tente de faire bonne figure et de ne pas montrer son inquiétude.
A tous.
Je suis un prof retraité d’arts plastiques. Merci à tous et à Paul Jorion de me permettre de rêver à ce que sera la bonheur d’un jeune prof d’arts plastiques désormais,demandant à ses jeunes élèves de lui envoyer des posts sur un tableau du XVIIeme siècle. Même les plaisanteries et les bourdes feront sens! Et le prof d’histoire interviendra pour nous faire une description millimétrée, et le prof de maths éventuellement interviendra , et l’aumônier du collège catholique d’en face. Pas de notes SVP!Au lieu de cela j’avais le sentiment souvent de tuerdans l’oeuf tout éventuel Monnet ou Matisse par conditionnement négatif: quand mes sixièmes commençaient à s’intéresser, l’institution mettait fin à leur plaisir par la sonnerie!
Les trois Frères
Il y aurait tellement de choses à dire sur ce tableau, que vouloir trop en faire d’un seul coup, serait forcément un peu maladroit, par rapport à tout ce qui a déjà été écrit, ici ou qui s’y rapporte, ailleurs. Peut-être, alors en procédant par petites touches, sur tel ou tel point sensible – non ou pas assez mis en lumière…
En voici un premier, me semble-t-il. Ils étaient trois frères, les frères Le Nain : Louis, Antoine et Mathieu, consacrant leur vie à la peinture, très proches l’un de l’autre.
Jean-Marie Pontévia a dit que l’artiste se peint toujours lui-même à travers un tableau (auto-portrait, bien sûr) mais aussi à travers toute son œuvre… (Son génie s’exprimera en partie, de la manière la plus « subtile » qu’il tentera, pour nous transmettre telle émotion, réflexion ou histoire personnelle bien au-delà de son seul cercle intime…)
Dans cette scène de la vie paysanne, ne retrouve-t-on pas, une autre peinture qu’il nous resterait mystérieusement à définir de la relation entre nos trois frères inséparables, voire se voyaient-ils, indissociables dans le quotidien ?
Réunis ici, bien que sans y être dans leur état de peintres, évidemment, ils nous livreraient, en se peignant en ces trois hommes de conditions différentes, avant tout un message intime et très humain que leur art va magnifiquement sublimer, pour nous porter vers d’autres repas…
Les trois hôtes.
Quelque chose me choque immédiatement, en regardant cette peinture et choquerait certainement le premier paysan venu voyant ce tableau. Le métayer a une grande soif et aussitôt servi, il boit goulûment son vin ! Sans attendre que « l’hôte » – (hôte, désignant ici celui qui reçoit, non celui qui est reçu, ni le paysan miséreux) – n’est fini de servir un autre verre au pauvre va-nu-pieds, au « gueux » quoi. Cela pour avouer, que ce qui me touche le plus dans ce tableau, c’est qu’une parole semble s’être envolée. Seul, le vagabond, le regard perdu, semble s’en souvenir encore et le propriétaire de maison, à son tour, probablement de le ressentir, ému, au moment de lui donner à boire. L’émotion véritable est là, forte et poignante. Quelle est donc cette parole ? Bien sûr, il s’agit de la parole eucharistique, du repas de pascal:
« Prenez ceci et partagez entre vous, car je vous le dis, je ne boirai plus désormais du produit de la vigne jusqu’à ce que le Royaume de Dieu soit venu. » Du coup, on ne sait plus si le pain sera à son tour partagé pour rendre grâces. Voici donc que le bourgeois pressé a été servi et a bu sans attendre la fin du service et que le Maître attendra encore, avant de voir la nouvelle alliance s’accomplir pour un prochain repas…
Nous sommes face à une accumulation de conventions séculaires: la chrétienté, l’ancien régime, les classes sociales, la pauvreté, la peinture. À quoi s’ajoutent bien sûr celles du monde d’aujourd’hui, d’où nous regardons, pensons, et parlons, et pour lequel y étant immergés nous n’avons que peu de distance. Ajoutons encore, pour faire bonne mesure, l’ombre des débats qui nous réunissent sur ce blog.
La variable la plus longue dans tous ces prismes est hélas la pauvreté.
La religion chrétienne, qui fut, à l’époque de Louis Le Nain comme pendant des siècles avant et après lui, la religion d’Etat, se livre en regard de la vérité de la société à des contorsions mentales de toute espèce, que l’histoire de l’art a entérinées. Royaume de Dieu, eucharistie et autres billevesées ou délires ne sont pas de trop pour conjurer la vérité qui apparaît aux enfants de cette vie terrestre, la seule que nous partagions, la seule dont l’existence est avérée: l’injustice existe, la pauvreté n’est pas due aux vices de ceux qu’elle frappe, la richesse n’est pas le fruit des mérites des puissants. (Saint-Nicolas et le père Noël sont bien des salauds, puisqu’ils donnent beaucoup à ceux qui ont déjà trop, et peu à ceux manquent de tout.) Non. Au nom de Dieu, je vous le dis: agenouillez-vous, amen.
Le petit chien… Toujours attaché à son maître, il observe tout ce qui se passe autour de lui. Il aime par-dessus tout donner libre cours à sa joie dans la demeure. Et il va, de ci de là, où son flair l’appelle et naturellement vient vite vers celui qui se goinfre déjà; espérant qu’en manifestant avec plus ou moins d’insistance sa faim, il recevra sa portion de ce qui se mange(ra). Mais sa compagnie persistante risque tôt de se terminer par un coup de pied du vorace qui s’empiffre, repoussant vivement l’animal comme chassant un parasite, de plus qu’il faudrait nourrir.
« Ouste ! Du balai ! Et ne reviens plus !! »
Alors, le petit bichon, pour se consoler ira se coucher dans un coin plus calme et chaleureux qu’il trouvera facilement au pied du pauvre vagabond. Certes, il ne se fait pas d’illusion. Il sait qu’il aura plus de chance de recevoir une petite tape réconfortante sur la tête ou toute autre signe d’affection, qu’aussitôt un morceau de pain… Mais ce n’est pas grave. Il saura faire preuve de patience. Et s’il le faut, avant de revenir en fin de parcours vers son maître, il protégera le miséreux d’éventuels chenapans plus en retrait voulant lui voler son maigre repas…
Ouich, ch’est le chien t’echprit.
Ce chien ressemble bougrement à « Idéfisc », celui qui à fait fuir du tableau le gros « juste-un-peu-enveloppé-c’est-tout » ( Belge ou russe, je ne sais plus)…(d’ailleurs parti avec le troisième verre dans la main gauche et en tenant derrière soi un tonneau de caviar -on dit-)
Les Le Nain m’ennuient mais ils ont inventé la pose photographique rendant visibles ceux qui jamais ne l’étaient et pour cela il faillait sans doute des circonstances particulière et un certain culot.
Côté marketing on peut dire (après quelques hésitations (;-) ) qu’ils sont les ancêtres du calendrier des postes, qu’ils en ont forgé le concept. Succès mérité.
Merci à Pierre Chavant pour cette ponctualité picturale.
On plaisante là-dessus aujourd’hui, et c’est un art vieilli, mais à l’époque il y avait des codes signifiants stables auxquels tout le monde devait se plier . Par exemple le chien dans un intérieur codait la fidélité conjugale, dans les tableaux de genre hollandais. Dans l’hypothèse où le personnage mal coiffé qui boit annoncerait l’usage du vin au cabaret, comme chez Jan Steen, alors la triade femme, mari, chien a un sens précis. C’est justifié de voir l’image peinte en spectateurs issus d’une autre culture. Mais le chien peut-être une simple artifice conventionnel pour donner de la profondeur en créant un premier plan. Le va-nu- pied est arrivant ou entrant car il tient son chapeau sur ses genoux, et il se pose en subordonné par rapport au maître qui, chez lui , est découvert. A gauche la coiffe posée de travers du buveur correspond-t-elle plutôt ou aussi à l’état intermédiaire de métayage ?. Quant à la femme elle se doit d’être coiffée, ici, en présence des hommes !
Or ces jeux de codes vestimentaires, on les retrouvait à l’église pour un office : Au XVIIeme dans les églises savoyardes de la contre réforme tous les hommes de toutes conditions sociales étaient groupés dans la nef et découverts ( posture de subordination à la « volonté » du Christ) et toutes les femmes, séparées, à la tribune étaient voilées ( posture de soumission à la « gloire » du Christ) Subordination et soumission étant deux postures différentes liées à la différence de genre ( « ordre » est différent de « mission », comme « géométrie » est distinct « d’intuition », chez Pascal ) Nos gloses spéculative ne veut pas dire que nos idées sont celles précisément du peintre !…
Erratum: dans les églises nouvelles du XVII eme de la vallée de la Maurienne, il y avait trois lieux de placement: les notables étaient dans le choeur, les hommes dans la nef, et les femmes en haut à l’arrière.
La pulsation fondamentale.
D’abord je prends règle et compas et je trace d’un crayon des formes géométriques et elles me réjouissent car elles me confirment que ce tableau est extrêmement subtil et d’une grande finesse dans sa structure, mêlant tout à la fois et en peu d’espace la force de l’esprit, le pouvoir de l’âme, unis en un corps. Corps pictural certes, mais corps empreint à une lutte et une harmonie qui s’entrecroisent.
Bien que les personnages soient distincts, isolés les uns des autres dans leur silence, le peintre a œuvré à les rassembler pour ne faire qu’un, ne formant qu’une seule chair animée de forces et chaleurs diverses que nous pourrons mieux ainsi cerner.
Et ce ne sont pas les vêtements aux couleurs usées des personnages qui nous ferons de l’ombre pour ne pas être touchés par ces merveilleux visages tous si expressifs, voire touchants…
J’imagine que toute leur vie les trois frères Le Nain ont eu la crainte de voir l’amitié fraternelle qui naturellement les unissait, se briser et l’on pourrait voir dans cette œuvre, comme dans d’autres, le souci qu’ils avaient à matérialiser cet amour et cette crainte de se perdre, bien que frères, jusqu’au moment fixé par la mort voire au-delà. Pour cette raison, Louis, peintre de la matérialité aimait avant tout peindre la réalité dans son quotidien et montrer que l’homme entier est de nature corporelle. Corporelle en son âme, corporelle aussi au contact de l’esprit qui s’y manifeste et en son pouvoir de se mouvoir tout comme le feu, la poussière, l’eau, le vent roulant en nous à chaque instant.
Louis, via ces trois personnages centraux nous invite donc à nous interroger sur cette trinité qui nous anime et de ce qu’elle peut ou veut bien nous refléter de l’éclatement d’une materia-prima originelle.
Mais revenons à la peinture et à la manière dont Louis va mettre en évidence, comme en parallèle, un autre point de rupture dans la pensée de son époque et précédemment signaler ici, dans d’autres commentaires…
Figé devant le tableau, nous demeurons et observons la scène, néanmoins notre vision circule d’un personnage à un autre ou à un objet. Des profondeurs de la pièce jusqu’au devant, tout n’y est qu’expériences de perception de regards se fuyant les uns les autres, (sauf un) en points de fuites divers, cherchant à s’affranchir de la contrainte d’un autre. Toutes ces lignes illimitées venant s’ajouter à un tableau d’une parfaite construction, dans lequel se concentre de nombreuses formes géométriques renforçant son homogénéité tridimensionnelle, pour s’articuler finalement autour du seul regard du spectateur, dans une composition muette et fortement immobile. Rentrons alors plus concrètement dans la réalité du tableau pour essayer de comprendre ce jeu de regards fuyants et de sa signification. Franchissons la surface de la toile en quête d’un sens à donner à ces plis de visions entourant ce modeste repas…
Précision: Il faudrait parvenir à interpréter ce qui relève de codes ou emblèmes sociétaux liés aux moeurs d’une époque et une symbolique anthropologique , plus universelle. Quand nous savons que la femme à l’office met un voile alors que l’homme se découvre. Pourquoi cela? La gloire individuelle que connote la chevelure autour de la beauté féminine (cf la crinière du lion, l’auréole autour du soleil lors d’une éclipse) doit être voilée par soumission (ou pour ne pas faire diversion par séduction ) à celle de l’Autre . Et les couvre -chef des hommes sont ôtés, car les contingences d’ordre social masculines doivent se savoir subordonnées à un ordre tout autre…