Antoine nous propose ces jours-ci dans ses commentaires, une justification des thèses du libertarien Robert Nozick (1938-2002). Le philosophe américain était loin d’être un imbécile mais on ne peut pas laisser défendre ses thèses sans répondre.
Il y a là un a priori chez Nozick (récent à l’échelle de l’histoire humaine) que le point focal doit être l’individu et non la société humaine. Puisque Nozick se réclame d’Aristote, il faut noter tout de suite que cet a priori va à l’encontre d’Aristote quand celui-ci rappelle que l’homme est un animal politique, autrement dit social. Le point focal doit être au contraire l’homme au sein d’un ensemble organisé. Le débat peut alors porter sur le pour et le contre de telle ou telle forme d’organisation.
C’est là que les libertariens prennent le monde à l’envers : le point de vue de l’individu ne peut être envisagé qu’une fois la société définie comme son cadre. Hegel écrit : « Le principe des États modernes a cette puissance et cette profondeur extrêmes de laisser le principe de la subjectivité s’accomplir jusqu’à l’extrémité de la particularité personnelle autonome et en même temps de le ramener à l’unité substantielle et ainsi de maintenir cette unité dans ce principe lui-même » (Hegel, Philosophie du Droit, VI).
La critique des Quakers par Hegel se fonde sur cela : accepter de l’État ce qui vous arrange sur le plan privé (qu’il vous protège) tout en refusant de participer à l’effort collectif qui le permet (la défense du territoire). Antigone est le prototype de ces « faux jetons » qui font prévaloir le privé (le devoir de sépulture envers un frère) sur le public (la trahison par Polynice de la communauté), tout en acceptant de la société tout ce qu’elle lui offre.
Le « minimum d’État » des libertariens peut se résumer ainsi : « Tout ce qui m’arrange, rien de ce qui me dérange ». C’est un peu court comme système de gouvernement.
130 réponses à “« Tout ce qui m’arrange, rien de ce qui me dérange »”
Je demeure plus aristotélicien qu’antisthénien (Antisthène davantage un sceptique qu’un cynique selon moi) : la simple monstration ne débouche à mon sens pas même sur la pensée. Un extrait de mon « Comment la vérité et la réalité furent inventées », à paraître en novembre chez Gallimard :
Je me réjouis à l’avance de votre livre sur vérité et réalité, et crois retrouver dans votre commentaire sur le langage une position proche de celle de Lucien Scubla, mon « initiateur » en matière d’histoire de la rationalité et des religions, pour qui le langage n’est pas d’abord un outil de communication, mais d’abord un outil de distanciation par rapport à l’immédiateté du réel (proche elle du cri comme vous dites). Qu’en pensez-vous?
( Ceci ramène je suppose à votre vision de l’économie, qui reste en prise immédiate sur le réel, n’a pas encore su s’arracher à la nature , d’où votre idée de constitution. Votre devancier dans ce sens si j’ose dire a été Marx: ce précédent rend naturellement prudent, mais un échec ne veut pas dire qu’il faille abandonner )
Je reste fasciné – à la Monsieur Jourdain- par la proximité des notions comme religions, collectif, désenchantement, distanciation, culture, rationalité, individualisme, sortie des religions, et, last but not least, théorie du bouc émissaire de René Girard. Synthèse personnelle encore à faire!
Pour revenir à la disuccion sur Antigone, je crois qu’il était assez provocateur de présenter Antigone comme « profitant de la société sans en assumer les contraintes », mais plutôt comme un carrefour où viennent se confronter religion et politique, responsabilité collective et libre arbitre individuel, Antigone associant de façon paradoxale tradition religieuse et libre arbitre, ce qui la rend si mystérieuse et attachante?
Eh bien merci à tous de citer les pères de la philo.
Souvent je me prends à penser que tout ce que j’avais évité de lire hors Socrate, Platon , Aristote ne m’eut point élevé.
Le mythe de la caverne par exemple, je suis certain que nombre d’entre nous l’avaient imaginé ,quoi que sous une autre forme, avant de consulter Platon.
Le simple bon sens souvent.
Ainsi en est-il aussi de Sun Tzu ou de Klausewitz sur les multiples façons de ruser contre un ennemi, que l’on joue dans un jeu scout à 10 ans ou à la vraie guerre.
Sur l’auto-organisation et la néguentropie;
Voyons du côté de Prygogine:
« L’auto-organisation est un phénomène de mise en ordre croissant, et allant en sens inverse de l’augmentation de l’entropie; au prix d’une dissipation d’énergie qui servira à maintenir cette structure.
C’est une tendance, tant au niveau des processus physiques ou des organismes vivants, que des systèmes sociaux, à s’organiser d’eux-mêmes. Cette remarque a un côté tautologique, puisque c’est en fait parce qu’ils se sont organisés que nous les nommons sociaux, et non l’inverse.
Passé un seuil critique de complexité, les systèmes peuvent changer d’état, ou passer d’une phase instable à une phase stable. Ils peuvent aussi passer :
d’une croissance lente à une croissance accélérée
d’une croissance au début d’apparence exponentielle à une croissance logistique avec la déplétion des ressources.
Le terme auto-organisation fait référence à un processus dans lequel l’organisation interne d’un système, habituellement un système hors équilibre, augmente automatiquement sans être dirigée par une source extérieure. Typiquement, les systèmes auto-organisées ont des propriétés émergentes (bien que cela ne soit pas toujours le cas). »
Jusqu’à en gros 1980, du fait des frontières entre nations l’histoire restait propre à chaque pays.
Dans le mondialisme rempant du XXI° , grâce à l’OMC,au FMI au WWF au CFR , au GIEC , OCDE OMS et au superLOL etc… le chaos a tendance à s’étendre en temps réel dans des sociétés encore différenciées .
C’est pourquoi, monobstant Fukuyama, l’histoire n’est pas morte, au contraire!
N’en déplaise à Hegel, Antigone brouille en vérité la ligne de démarcation atavique : sensible/féminin/subjectif/éternel vs viril/masculin/rationnel/contingent.
Pour dire à partir d’un « Je » universel – et il faut bien que quelqu’un endosse la charge et le sens de ce « Je » politique – que le privé est public (au sens foucaldien).
Ce qui, compte tenu de l’intérêt du billet présent et des commentaires constructifs d’Antoine, méritait peut-être mieux qu’une leçon de tragédie grecque.
Pardonnez ma naïveté sur le sujet, mais on retrouve la notion de percolation dans l’article wikipedia consacré à la néguentropie.
Les principes physiques évoqués par TARTAR sont très intéressants, et ajoutés aux commentaires précédents, me conduisent à me poser cette question :
Comment les libertariens pourraient-ils éviter l’émergence d’un individu-totem, une personne dont le charisme et la capacité de persuasion, qui « guiderait », en l’organisant à sa sauce, sa communauté ?
A grande échelle, le monde libertarien serait-il composé à terme d’une mosaïque de tribus auto-gérées…Mais possédant chacune une sorte de male (ou femelle) dominant, un gourou ?
En effet, je crois que c’est faire grand honneur à chaque être humain que de prêter à tout un chacun la capacité intellectuelle de concevoir la notion d’auto-organisation, et de la pratiquer en connaissance de cause…Le pigeon est aussi libertarien que communautariste, et c’est là son problème…
La réponse se trouve dans les travaux des auteurs précités, me direz-vous. Mais quand je les aurai lu, le blog aura bien avancé déjà !
je me joins à Stubborn pour louer les commentaires d’antoine (j’adore Fight Club moi aussi), qui est un monstre argumentatif.
‘C’est un peu court comme système de gouvernement.’ résume l’enjeu.
C’est équivalent à décrire un oeuf: difficile et sans objet.
En revanche, évaluer l’influence politique de cette philo. comme
prémisses à notre situation actuelle de crise est plus riche.
Au cours de années 1980, les activistes pro-capitalistes ont ciblés
les hommes politiques en écartant les intellectuels de gauche
devenus stériles par abstraction forcenée.
C’ était dans l’air du temps, rien de plus.
Je me souviens clairement du martelage auquel le commun
était soumis.
( Un bon exemple ‘Demain le capitalisme’ Henri Lepage .
les libertariens commencent page 54.
Je regrette cet achat, oublié; j’y ai retrouvé avec plaisir les marques
de ma fille – 2 ans à l’époque- dans ses tentatives d’écriture…)
Les uns et les autres ont fautés avec l’idée de planification/organisation
sociale. La Société n’est pas un objet de laboratoire; elle n’est
pas un champ d’expérience. Les ‘scientifiques’ que le besoin
de la preuve démange y sont des assassins en puissance; en tout cas
des responsables de drames sociaux et humains destructeurs.
A cet égard, la transformation des pays de l’Est sont exemplaires:
– d’une part le calme de l’évolution politique des peuples. Imaginer les convulsions
d’une Yougoslavie portées à l’échelon continental…
– d’autre part les destructions, parfaitement évitables, dont les ‘économistes’ activistes
( tous « prof. » d’universités U.S.) se sont rendus coupables.
Une société a besoin de principes élémentaires tel le respect des faibles, la liberté des femmes,
la protection de la cellule famillale, l’éducation des enfants, la tolérance et l’acceptation de l’autre.
La majorité des sociétés primitives les ont élaborées avec l’aide du temps chacune avec
ses lacunes et ses prédispositions.
En tout cas, rien qui ne concerne l’organisation économique qui reste subordonnée
et soumise à des critères utilitaristes.
Depuis 1980 (environ) et 2008 nous savons que les grands systèmes planificateurs
symbolisés par les mots « stalinien » et « Wall-Street » ont échoués. ( il est clair
que la main invisible du marché suppose une planification).
Ils ont échoués en organisant des souffrances sociales à grandes échelles.
Souvenons-nous qu’ils doivent disparaître au nom de l’efficacité…
Souvenons-nous que l’autonomie de la finance et la restriction d’action
du pouvoir politique à son égard sont des idées baroques.
A la poubelle de l’histoire l’épistémologie.
Cà ne sert à rien d’étudier le passé.
Seldon, dans FONDATION d’Asimov, tente d’extrapoler le futur du passé mais échoue…malgré l’utilisation de méta-outils culturels.
Dans les faits:
Ce ne sont pas les partis mais sans doute des sociétés de pensée plus ou moins secrètes et manipulatrices que surgit un homme providentiel qui bouleversera les décadences.
En mal ou en bien, et parfois l’histoire suit, pour une période plus ou moins stable….
Et on recommence sans « repasser les plats » selon des cycles qui n’en sont pas.
Rome 8 siècles.
Hitler ….1000 ans !
bonjour monsieur Jorion
« la simple monstration ne débouche à mon sens pas même sur la pensée ».
à mon sens la pensée ne se résume pas à l’assemblage des symboles. La pensée est un tout. La structure permet d’ossifier la pensée, de la chosifier, de lui donner une stabilitée et une continuité dans le temps. Ceci fait que l’apparence externe peut être visualisée par les semblables qui vont se reconnaitre dans cette apparence.
La pensée n’est pas que cette structure, elle est aussi articulée, adaptable, mouvante.
Les symboles appellent les images qui appellent les symboles; ces rappels créent des voies d’associations plus ou moins rapides structurant la pensée.
La France n’est pas uniquement une carte routière. Cependant le livreur doit connaitre l’adresse de livraison.
@francois2
l’ordre est la matérialité du vide , du néant peut-ètre…..
une pensée émue et respectueuse envers Primo Levi, il disait de l’homme qu’il était un animal social.