« Tout ce qui m’arrange, rien de ce qui me dérange »

Antoine nous propose ces jours-ci dans ses commentaires, une justification des thèses du libertarien Robert Nozick (1938-2002). Le philosophe américain était loin d’être un imbécile mais on ne peut pas laisser défendre ses thèses sans répondre.

Il y a là un a priori chez Nozick (récent à l’échelle de l’histoire humaine) que le point focal doit être l’individu et non la société humaine. Puisque Nozick se réclame d’Aristote, il faut noter tout de suite que cet a priori va à l’encontre d’Aristote quand celui-ci rappelle que l’homme est un animal politique, autrement dit social. Le point focal doit être au contraire l’homme au sein d’un ensemble organisé. Le débat peut alors porter sur le pour et le contre de telle ou telle forme d’organisation.

C’est là que les libertariens prennent le monde à l’envers : le point de vue de l’individu ne peut être envisagé qu’une fois la société définie comme son cadre. Hegel écrit : « Le principe des États modernes a cette puissance et cette profondeur extrêmes de laisser le principe de la subjectivité s’accomplir jusqu’à l’extrémité de la particularité personnelle autonome et en même temps de le ramener à l’unité substantielle et ainsi de maintenir cette unité dans ce principe lui-même » (Hegel, Philosophie du Droit, VI).

La critique des Quakers par Hegel se fonde sur cela : accepter de l’État ce qui vous arrange sur le plan privé (qu’il vous protège) tout en refusant de participer à l’effort collectif qui le permet (la défense du territoire). Antigone est le prototype de ces « faux jetons » qui font prévaloir le privé (le devoir de sépulture envers un frère) sur le public (la trahison par Polynice de la communauté), tout en acceptant de la société tout ce qu’elle lui offre.

Le « minimum d’État » des libertariens peut se résumer ainsi : « Tout ce qui m’arrange, rien de ce qui me dérange ». C’est un peu court comme système de gouvernement.

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130 réponses à “« Tout ce qui m’arrange, rien de ce qui me dérange »”

  1. Avatar de Jérémie
    Jérémie

    Au fil du temps qui passe et des sinistres qui s’accumulent j’éprouve de plus en plus de mal à aimer prendre plaisir de tout cela …

  2. Avatar de Jack Evols
    Jack Evols

    @ Moi dit :
    1. Pourquoi avez-vous choisi de me citer en transformant une hypothèse en affirmation imprudente ? Quand je dis « Si d’un point de vue paléoanthropologique, nous admettons que l’espèce humaine se situe à la pointe la plus avancée du monde du vivant dans notre biosphère, …/…) je ne dis pas : « nous admettons que l’espèce humaine se situe à …/…)
    2. Rien dans le lien à un débat décousu et très épidermique auquel vous faites référence, ne vient plaider en faveur d’une quelconque interruption, décomplexification ou régression de ce que nous pouvons comprendre de ces centaines de millions d’années d’Evolution à complexification croissante du monde du vivant !

  3. Avatar de Jérémie
    Jérémie

    Il est bien évidemment que plus un autre pédant du capitalisme ou du socialisme sortira d’un beau quartier et plus l’histoire et plus un meilleur esprit de bon sens débutera aussi avec lui. Oui à quoi bon relire les écritures d’autrefois,
    les prendre sérieusement en compte, non nous préférons surtout et avant tout mettre en vitesse nos nouvelles écritures sur les marchés, les rayons, les étalages, partout dans les esprits sur terre quel grand progrès historique quand même
    vu que nous préférons surtout vivre d’abord que pour les seuls plaisirs marchands ou matériels de plus sur la terre …

    Attendez de voir également la suite avec ces gens là vous ne serez pas non plus déçu, croyez-les aussi jusqu’à la fin …

  4. Avatar de Jérémie
    Jérémie

    Parler de liberté humaine à l’autre, dans les mêmes mots, le même vocabulaire, avec les marchands cela ne suffit pas.

  5. Avatar de iGor milhit

    à la pointe de l’évolution se trouvent les cafards. tous les cafards admettent cela…

    mais il faudrait demander aux virus (dont évidemment H1N1) ce qu’ils en pensent…

    quant à la tragédie de sophocle (que je connais mieux dans la version de j.anouilh) ce serait intéressant de faire de créon un groupe genre neslté ou microsoft, et antigone une employée qui, pour vouloir remplir un devoir familial, est licenciée pour faute grave.

    (n’oublions pas qu’antigone paie en proportion bien plus d’impôts que nestlé ou microsoft, qui eux auraient plutôt tendance à profiter des investissements publics – combien d’écoles publiques forment les étudiants sur des logiciels microsoft plutôt que sur des logiciels libres?)

  6. Avatar de TARTAR
    TARTAR

    @ Igor
    J’en suis à me demander si la stratégie du virus qui finit par tuer le terrain (l’être vivant) sur lequel il prospère , n’est pas aussi con que l’homme qui massacre son biotope terrestre.
    A côté de moi Cioran est un Coluche !

    Finalement les sociétés qui « fonctionnent » sont de type entomocommuniste.
    La fourmilière comme modèle.

    Très peu pour moi, je préfère mon Aventin et mon incroyable misanthropie.
    Je plaisante à peine.
    Soyez pessimistes gais.
    Le pire n’arrive presque jamais, vous serez seulement désabusés ….

  7. Avatar de iGor milhit

    @ TARTAR
    si vous lisez l’anglais: happiness consultant won’t stop a depression par chris hedges
    c’est assez intéressant et donne une bonne idée du fonctionnement « entomocommuniste » des pointes avancées du capitalisme, du monde tout entier tendu vers la liberté de l’individu…

  8. Avatar de Bernard.Z
    Bernard.Z

    Nous avons tous médité sur les libertariens, l’interventionnisme modéré de l’Etat, l’autorégulation de la société mais en restant plus terre à terre regardons simplement comment les restaurateurs (auto- régulés) appliquent une baisse de la TVA qui coute 3Millards d’€ au budget commun à nous tous contribuables.

  9. Avatar de TARTAR
    TARTAR

    @ Igor

    Voici la forme suprême d’autorégulation.
    Modélisée ici la concentration des galaxies en superamas.
    Le principe est « libéral » si on considère comme « attracteur » la gravité (assimilable à la main invisible).
    Les petits sont exploités (accrétion) par les plus gros pour le profit de ces derniers.
    http://www.psc.edu/science/2006/blackhole/images/anim.gif

  10. Avatar de Vincent Porel
    Vincent Porel

    @ Moi

    Autant pour Mr Fukuyama que j’ai pensé à tort japonais.
    Mais je persiste, la chute du mur et ce qui en a suivi a effectivement sonné la fin de cette histoire qui se déroule en ce moment même. Nous avons par aileurs très largement dépassé le stade de la fin du début de la fin.

    « Cadeau », ce jolie poème d’Emile dont on peut prolonger le diagnostique, elle va se réinviter au dialogue comme jamais, je ne la juge pas. Les banques tentaculaires : http://lyres.chez.com/Verhaeren/tentaculaire.htm#17

  11. Avatar de coucou
    coucou

    @moi

    les motivations de Sophocle ? Citons-en quelques-unes :

    1-motivation littéraire : s’inscrire dans la tradition de « l’imitatio et aemulatio » (imiter, comme témoignage de respect et d’admiration, les illustres prédecesseurs/contemporains pour tenter, dans un second temps, de les surpasser), fondement de la création poético-dramatique ancienne.

    Ecrire Antigone, c’est se mesurer à l’art d’Eschyle, au talent d’Euripide…Mieux vaut ne pas se rater.

    2-motivation civique : une tragédie grecque se compose en trilogie (+un drame satyrique), et elle est présentée devant le peuple athénien lors d’un concours sacré, un jour férié, où la cité se réunit.

    Autant dire qu’Antigone fut le couronnement d’une journée de théâtre, qu’on attendit toute l’année. C’est un grand moment, et les messages transmis dans ces pièces s’adressent aux Athéniens du Vème s., aux maîtres de la ligue de Délos, ceux de Périclès.

    3- motivation politique : Antigone, c’est -442. Sophocle est élu stratège…l’année suivante. Les enjeux qu’il découvre dans sa pièce, c’est ce qu’il éprouve au quotidien dans sa vie d’homme de la cité.

    Il va connaître la future guerre du Pélopponnèse, entre Athènes et Sparte. Mieux vaut avoir une solide idéologie rivée au corps, et s’être assuré que ses concitoyens la partagent, avant de se jeter dans la gueule du loup.

    4- motivation personnelle : incontestablement, Paul l’a malicieusement suggéré, Sophocle est un pro. Il sait ce qui marche avec le public. Il y a de tout, sur ces gradins. Il en faut pour tous : il faut savoir être érudit et pédagogue, fair réfléchir et ressentir…On n’est peut-être pas loin du soap-opera :), mais alors version très, très classe…

  12. Avatar de iGor milhit

    @ TARTAR

    belle illustration… faut croire que les plus gros sont plus méritants 😉

    du coup, la monnaie anticrise de M. Finck, c’est une tentative de trouver une force antigravité?

  13. Avatar de Enrique
    Enrique

    @ tous

    A propos de libertariens, je vous conseille de lire le chapitre que leur consacre Thierry Maricourt dans son ouvrage
    “Les Nouvelles Passerelles de l’extrême-droite : idées et mouvements passerelles entre la gauche et l’extrême droite” (essai), éd. Manya, Levallois-Perret, 1993 ; rééd., revue et augmentée, Syllepse, Paris, 1997.

    “Libertariens”, “anarchistes de droite”, “anarcho-capitalisme”, voilà des efforts sémantiques pour brouiller les pistes. Ils n’ont rien à voir avec les “anarchistes” ou “libertaires” (ces deux derniers termes sont synonymes). Le fait qu’ils soient contre l’Etat ne signifie pas qu’ils soient contre l’autorité, le pouvoir, l’exploitation et la domination. Bien au contaire, ils sont pour la loi du plus fort et malheur aux vaincus. D’autres comme Ayn Rand (philosophe américaine très peu connue en France) leur ressemble étrangement, même si elle ne se reconnaissait pas comme une des leurs.

    @Paul Jorion
    Je suis le compagnon dont vous a parlé Sylvie dans les réponses à votre billet sur la famille. Bon anniversaire même avec du retard.
    Il est vrai que je trouve vos analyses très pertinentes. Il y a bien longtemps que quelqu’un ne m’avait pas impressionné à ce point. Lorsque l’on écoute ou on lit les commentaires sur la crise dans les médias, leurs auteurs semblent de parfaits ignorants qui répètent ce que tout le monde dit et qui se rassurent ou essaie de rassurer leurs amis. Vous avez le don de savoir transmettre une partie de votre savoir. Vous écouter ou vous lire est toujours un réel plaisir.

    Enrique

  14. Avatar de Patadelphe

    A propos du dilemme de… métaphysique politologique opposant libertariens et communautaristes…
     
    1. Une  » société juste  » est l’ expression d’ un genre littéraire : l’utopie sociale.
    Une Idée de la raison pure pratique ( au sens de Kant… mais qui le lit encore … )
    Un rêve.
    Une société sans contradictions, pacifiée selon le fantasme de l’irénisme politique. ( le « dimanche de la vie » après l’Histoire et la tragédie… selon Hegel relu et commenté par Kojève et son éditeur… Raymond Queneau.)
    L’idylle.
    Cité platonicienne, Oumma et Califat musulman, Cité du soleil, rêves saint-simoniens, Paradis communiste/fasciste/hitlérien, Vision républicaine libérale/sociale-démocrate/écologique…
    Autant de paradigmes, de songes totalitaires:
    -où les singularités, les différences empiriques seraient composées dans un ensemble « harmonieux » ;
    -où la partie prendrait place dans la totalité qui lui conférerait signification et valeur ;
    -où justice commutative, justice distributive et discrimination positive, l’ échange réglé par le Droit et le Mérite reconnu par l’Autorité constitueraient les fondements d’un Ordre pacifié.

    2. Mais il n’y a de fait ni « Société « , ni « Justice » réalisées.
    Ce ne sont que des fantasmes d’intellectuels, des idées et des valeurs, des fictions devenues Idoles que l’individu devrait respecter sinon vénérer et auxquelles il lui faudrait se subordonner, voire se sacrifier.
    La Société est tout, tu n’es qu’à travers elle, que par elle, que pour elle … tel est l’impératif catégorique, le credo du totalitarisme communautaire et sociétaire.
    Et le Ministère public, à l’audience, de défendre les « intérêts généraux de la Société « …

    Ce qui enveloppe le postulat de l’existence d’un « bien commun « .
    -Quelle est la valeur de cette idée ?
    Une réponse parmi tant d’autres et qui substitue l’analyse des faits aux fictions politologiques…
    Il n’existe aucune entité consistant dans un bien commun uniquement déterminé sur lequel tous les hommes puissent tomber d’accord ou puissent être mis d’accord par la force convaincante d’arguments rationnels, affirmait ainsi J. Schumpeter (Capitalisme, socialisme et démocratie ).
    Et il ajoutait : … le bien commun doit nécessairement signifier des choses différentes pour des individus et des êtres différents .
    En effet…
    Dans l’Idéologie allemande, Marx en donnait la raison et y décelait l’origine de l’Etat :
    C’est justement cette contradiction entre l’intérêt particulier et l’intérêt collectif qui amène l’intérêt collectif a prendre, en qualité d’ Etat, une forme indépendante, séparée des intérêts réels de l’individu et de l’ensemble et à faire en même temps figure de communauté illusoire…
    Poser enfin comme postulat qu’il existe une réalité comme « l’intérêt général  » suppose qu’on se situe dans le cadre philosophique d’une vision holistique de la société, par exemple la « nation  » ou , ce qui est plus d’actualité, la prétendue « fédération internationale des peuples libres « , perçue comme une totalité, un être objectif s’imposant aux citoyens qui en sont les membres.
    Cf les thèses de la Nouvelle Droite des années Quatre-vingts. ( cf Nouvelle Ecole et Alain de Benoit )…
    On voit que les hégéliens de droite et les hégéliens de gauche, animés d’un même souci totalitaire et solidariste, peuplent le purgatoire sociétaire de leurs bonnes intentions…

    3. Quant à la politique des « intellectuels », ces natures inquiètes et brouillonnes  » (Descartes, Discours de la méthode, 3), ceux qui prétendent naïvement  » faire le bonheur d’autrui », -car ils savent, eux, ce qu’est la définition réelle et non pas simplement nominale du bonheur individuel et collectif -, est-elle autre chose que le substitut de la religion.
    A destination de quelques nigauds et des crédules..
    Une sotériologie dont ils se proclament les Grands prêtres… la « crise » (sic) du « système capitaliste » (resic) se substituant à la détresse et à la vulnérabilité de la créature…
    Comme s »il existait quoi que ce soit tel un « système  » capitaliste… ce qui revient à constituer les relations économiques en jugement analytique, à substituer la nécessité à la contingence dans la lecture et l’interprétation de l’événementiel…

    4. Enfin, pour ce qui est des inégalités, de nature et de convention, comment ne pas voir qu’elles sont l’ordinaire des relations humaines.
    Tout simplement parce que le réel est une fonction ontologique de… singularité.
    Tout être désire persévérer dans son être, constataient Spinoza puis Nietzsche ; et l’égoïsme est le fondement comme la source du comportement du vivant ; vivre c’est exploiter, être exploité, parasiter, être parasité.
    Et c’est.. reproduire indéfiniment le processus..
    La lutte des classes n’est qu’un cas particulier de la lutte des places… depuis l’origine de la vie, cette immense et indéfinie… chaîne alimentaire.
    Irréductiblement, quoiqu’en pensent les auteurs de contes bleus et les utopistes ( par exemple John Rawls ).
    Encore faut-il avoir le courage de l’admettre…
    Ce qui fut la cas d’Homère et des Tragiques grecs, d’un Thucydide, d’un Machiavel… et même d’un Pascal mais certainement pas de l’auteur des Principes de la philosophie du droit dont les évagations politiques qui séduisent tant les statolâtres modernes et contemporains ne furent que le développement d’une pure spéculation gnostique (cf les trois catégories spéculatives tressées en série dans le contexte du réalisme conceptuel, cette faute de logique, ce pur verbiage : Die Weltgeschichte ist das Weltgericht, l’ »esprit du monde » incarné dans l’ »Histoire » est le « tribunal du monde » )…
    Que veut-il dire avec son  » Esprit »? demandait Victor Cousin… Question aussi judicieuse qu’impertinente.
     
    Une remarque incidente pour terminer. Quitte à chercher son inspiration chez les Anciens, peut-être vaudrait-il mieux consulter Antisthène qu’Aristote…
     
     

  15. Avatar de Paul Jorion

    @ Patadelphe

    Quitte à chercher son inspiration chez les Anciens, peut-être vaudrait-il mieux consulter Antisthène qu’Aristote…

    Ah ! nous aimerions bien consulter Antisthène. Mais dites-moi où !

  16. Avatar de Enrique
    Enrique

    @Paul

    Michel Onfray parle d’Antisthène dans :
    Portrait du philosophe en chien, Grasset, Paris, 1990 ; Version poche: Grasset – Le Livre de poche, Collection « Biblio essais », 1997.

  17. Avatar de Paul Jorion

    @ Enrique

    Je m’autorisais une petite plaisanterie relative au fait que les écrits d’Antisthène sont perdus.

  18. Avatar de Patadelphe

    Il suffit de consulter les Métaphysiques d’Aristote où vous renccontrerez la dicussion diaporématique du grand cynique… évidemment du point de vue du Stagirite…

  19. Avatar de Paul Jorion

    @ Patadelphe

    Deux phrases en tout.

  20. Avatar de Patadelphe

    Puisque semanifeste un intérêt…
    Une précision :Sur le nominalisme d’ Antisthène et sa portée / J.F. Lyotard ( Xanthos )

    Récit.

    La mort de Patrocle jeta Achille dans un deuil indicible ( Iliade, chant 18 ).

    Il demanda à Agamemnon d’oublier leur querelle. Et bientôt il rentra dans la mêlée, non sans que son cheval Xanthos ( l’Alezan ), auquel les dons de la parole et de prophétie étaient donnés, ne lui prédise sa mort prochaine…

    Divagation.

    Je vois un cheval, je ne vois pas la Caballéité …

    On connaît la formule lapidaire rapportée par Simplicius. Elle exprimait le nominalisme radical attribué à Antisthène, le fondateur de l’école cynique / kuniste.

    Ce qui existe réellement, ce sont des êtres individuels. Les concepts ne sont que des manières de penser auxquelles rien ne correspond. L’élément commun à plusieurs chevaux, ce n’est pas une idée, une forme en soi à laquelle ils participeraient, c’est seulement leur nom.

    Et leur nom n’est à son tour… qu’un événement, chaque fois qu’il est proféré.

    D’où, par la négation de tout universel et l’affirmation du caractère indivisible de l’essence, l’impossibilité de la science.

    Le jugement d’attribution est en effet impossible. Chaque objet ne peut être énoncé que séparément. N’est autorisée qu’une simple comparaison entre les êtres particuliers.

    L’atomisme logique immobilise ainsi la pensée dans la tautologie. Ne peut être affirmé que le même du même.

    De cette thèse Antisthène dégageait deux conséquences paradoxales :

    -L’ impossibilité, pour des interlocuteurs, au sujet de tel objet déterminé, de se contredire mutuellement. Il n’y a qu’une seule énonciation qui soit propre à l’objet donné ; ils ne peuvent donc dire que la même chose.

    -Rien n’est faux, puisque relativement à un objet, il n’est pas possible de rien énoncer que sa définition propre.

    *

    Plus récemment, Jean François Lyotard ( Rudiments païens, 1974 ), poursuivant les analyses de Pascal et de Louis Marin ( La critique du discours. Sur la Logique de Port-Royal et les Pensées de Pascal , développa la portée et les conséquences scandaleuses d’un nominalisme disqualifiant le discours de théologie, la raison savante et le jugement politique :

    La définition nominale est une désignation; mais la désignation, bien loin d’être une adéquation du signe à la chose est… une décision qui fait exister, d’un coup, ensemble, le signe et sa référence .

    Opposant l’humour à l’ironie -toujours édifiante-, le rire à la raillerie, récusant la possibilité d’une méta-opinion assurant le bon point de vue sur les actes et les paroles , le Kunisme dénie aux sages, aux princes et aux politiques la possession d’ un point fixe, Vérité et Certitude, fondant l’ imposture du pouvoir, de tout pouvoir.

    Et l’auteur de La Condition postmoderne de rappeler la charge d’Antisthène, le premier Cynique, contre les prétentions du Platonisme :

    … il va droit aux extrémités de la thèse : qu’il n’y a nulle définition de chose mais seulement nominale, que toute proposition définitionnelle est de type déictique : ceci est Socrate, que les jugements en général sont de forme non pas attributive mais événementielle, comme : Socrate musicien (= Socrate est en train de s’adonner aux Muses ) .

    Les actes de langage ne sont ainsi que des prises de perspective ou de décision sur les choses jamais des adéquations à un objet dont on pourrait d’ailleurs savoir ce qu’il est.

    C’est pourquoi la science est impossible comme est sapé le fondement épistémologique du Pouvoir, de toute Autorité, spirituelle, religieuse, universitaire, politique :

    … Ce qui menace… c’est la même affirmation qui est refoulée sous les noms de scepticisme, cynisme, nominalisme, pragmatisme, empirisme – perspectivisme ( nietzschéen) …

    … auquel il faut ajouter la ‘pataphysique… cet ultime maillon de la chaîne, cette manière de sourire du discours des Prétendants …

    Car, n’est-ce pas ici rencontrer le principe d’équivalence cher à Faustroll ?

    …autant de dénominations que d’actes de langage, aucun n’est privilégié,

    aucun n’est exclusif, ils sont tous de même rang…

  21. Avatar de Paul Jorion

    Je demeure plus aristotélicien qu’antisthénien (Antisthène davantage un sceptique qu’un cynique selon moi) : la simple monstration ne débouche à mon sens pas même sur la pensée. Un extrait de mon « Comment la vérité et la réalité furent inventées », à paraître en novembre chez Gallimard :

    Pour que la pensée puisse émerger, il faut que le langage dépasse une fonction de simple monstration que le cri ou l’interjection remplissent déjà. Lorsqu’un seul cri existe, on n’a affaire qu’à une simple interjection. Lorsqu’il existe un cri par chose désignée, on n’est malheureusement pas plus avancé : on a toujours affaire à un monde indifférencié où rien ne se distingue de rien. Il faut pour que la pensée prenne son envol qu’il existe plusieurs signifiants et que le même puisse renvoyer à deux choses distinctes sur la base d’une équivalence postulée entre elles : il faut qu’en dépit de leur disparité elles puissent être considérées identiques sous un certain rapport qui les assimile. Une fois les choses rassemblées en moins d’essences qu’il n’y a de phénomènes, il devient possible de parler d’elles d’une autre manière qu’en les désignant individuellement et en poussant un cri.

    Définir les règles de la ressemblance, principe du regroupement « économique » (Ernest Mach a défini la science comme « économie mentale » -La science de la mécanique 1960 [1893] : 577-582), c’est créer un espace de modélisation. Dans sa forme « primitive » au sens de simple, la ressemblance est fondée sur l’identité de la réaction émotionnelle suscitée ; sous sa forme moderne, le principe du regroupement se déplace petit à petit vers la perception – émotionnellement neutre – de l’identité de la forme et des comportements : se verront désormais appliquée la même étiquette les choses proches, dont la distance perçue entres elles est faible et demeure en tout cas au-dessous du seuil qui marque lui la différence.

    1. Avatar de JPCC
      JPCC

      Je me réjouis à l’avance de votre livre sur vérité et réalité, et crois retrouver dans votre commentaire sur le langage une position proche de celle de Lucien Scubla, mon « initiateur » en matière d’histoire de la rationalité et des religions, pour qui le langage n’est pas d’abord un outil de communication, mais d’abord un outil de distanciation par rapport à l’immédiateté du réel (proche elle du cri comme vous dites). Qu’en pensez-vous?

      ( Ceci ramène je suppose à votre vision de l’économie, qui reste en prise immédiate sur le réel, n’a pas encore su s’arracher à la nature , d’où votre idée de constitution. Votre devancier dans ce sens si j’ose dire a été Marx: ce précédent rend naturellement prudent, mais un échec ne veut pas dire qu’il faille abandonner )

      Je reste fasciné – à la Monsieur Jourdain- par la proximité des notions comme religions, collectif, désenchantement, distanciation, culture, rationalité, individualisme, sortie des religions, et, last but not least, théorie du bouc émissaire de René Girard. Synthèse personnelle encore à faire!

      Pour revenir à la disuccion sur Antigone, je crois qu’il était assez provocateur de présenter Antigone comme « profitant de la société sans en assumer les contraintes », mais plutôt comme un carrefour où viennent se confronter religion et politique, responsabilité collective et libre arbitre individuel, Antigone associant de façon paradoxale tradition religieuse et libre arbitre, ce qui la rend si mystérieuse et attachante?

  22. Avatar de TARTAR
    TARTAR

    Eh bien merci à tous de citer les pères de la philo.
    Souvent je me prends à penser que tout ce que j’avais évité de lire hors Socrate, Platon , Aristote ne m’eut point élevé.
    Le mythe de la caverne par exemple, je suis certain que nombre d’entre nous l’avaient imaginé ,quoi que sous une autre forme, avant de consulter Platon.
    Le simple bon sens souvent.
    Ainsi en est-il aussi de Sun Tzu ou de Klausewitz sur les multiples façons de ruser contre un ennemi, que l’on joue dans un jeu scout à 10 ans ou à la vraie guerre.

    Sur l’auto-organisation et la néguentropie;
    Voyons du côté de Prygogine:
    « L’auto-organisation est un phénomène de mise en ordre croissant, et allant en sens inverse de l’augmentation de l’entropie; au prix d’une dissipation d’énergie qui servira à maintenir cette structure.

    C’est une tendance, tant au niveau des processus physiques ou des organismes vivants, que des systèmes sociaux, à s’organiser d’eux-mêmes. Cette remarque a un côté tautologique, puisque c’est en fait parce qu’ils se sont organisés que nous les nommons sociaux, et non l’inverse.

    Passé un seuil critique de complexité, les systèmes peuvent changer d’état, ou passer d’une phase instable à une phase stable. Ils peuvent aussi passer :

    d’une croissance lente à une croissance accélérée
    d’une croissance au début d’apparence exponentielle à une croissance logistique avec la déplétion des ressources.
    Le terme auto-organisation fait référence à un processus dans lequel l’organisation interne d’un système, habituellement un système hors équilibre, augmente automatiquement sans être dirigée par une source extérieure. Typiquement, les systèmes auto-organisées ont des propriétés émergentes (bien que cela ne soit pas toujours le cas). »

    Jusqu’à en gros 1980, du fait des frontières entre nations l’histoire restait propre à chaque pays.
    Dans le mondialisme rempant du XXI° , grâce à l’OMC,au FMI au WWF au CFR , au GIEC , OCDE OMS et au superLOL etc… le chaos a tendance à s’étendre en temps réel dans des sociétés encore différenciées .
    C’est pourquoi, monobstant Fukuyama, l’histoire n’est pas morte, au contraire!

  23. Avatar de Stubborn
    Stubborn

    N’en déplaise à Hegel, Antigone brouille en vérité la ligne de démarcation atavique : sensible/féminin/subjectif/éternel vs viril/masculin/rationnel/contingent.
    Pour dire à partir d’un « Je » universel – et il faut bien que quelqu’un endosse la charge et le sens de ce « Je » politique – que le privé est public (au sens foucaldien).
    Ce qui, compte tenu de l’intérêt du billet présent et des commentaires constructifs d’Antoine, méritait peut-être mieux qu’une leçon de tragédie grecque.

  24. Avatar de coucou
    coucou

    Pardonnez ma naïveté sur le sujet, mais on retrouve la notion de percolation dans l’article wikipedia consacré à la néguentropie.

    Les principes physiques évoqués par TARTAR sont très intéressants, et ajoutés aux commentaires précédents, me conduisent à me poser cette question :

    Comment les libertariens pourraient-ils éviter l’émergence d’un individu-totem, une personne dont le charisme et la capacité de persuasion, qui « guiderait », en l’organisant à sa sauce, sa communauté ?

    A grande échelle, le monde libertarien serait-il composé à terme d’une mosaïque de tribus auto-gérées…Mais possédant chacune une sorte de male (ou femelle) dominant, un gourou ?

    En effet, je crois que c’est faire grand honneur à chaque être humain que de prêter à tout un chacun la capacité intellectuelle de concevoir la notion d’auto-organisation, et de la pratiquer en connaissance de cause…Le pigeon est aussi libertarien que communautariste, et c’est là son problème…

    La réponse se trouve dans les travaux des auteurs précités, me direz-vous. Mais quand je les aurai lu, le blog aura bien avancé déjà !

    je me joins à Stubborn pour louer les commentaires d’antoine (j’adore Fight Club moi aussi), qui est un monstre argumentatif.

  25. Avatar de daniel
    daniel

    ‘C’est un peu court comme système de gouvernement.’ résume l’enjeu.
    C’est équivalent à décrire un oeuf: difficile et sans objet.
    En revanche, évaluer l’influence politique de cette philo. comme
    prémisses à notre situation actuelle de crise est plus riche.

    Au cours de années 1980, les activistes pro-capitalistes ont ciblés
    les hommes politiques en écartant les intellectuels de gauche
    devenus stériles par abstraction forcenée.
    C’ était dans l’air du temps, rien de plus.
    Je me souviens clairement du martelage auquel le commun
    était soumis.
    ( Un bon exemple ‘Demain le capitalisme’ Henri Lepage .
    les libertariens commencent page 54.
    Je regrette cet achat, oublié; j’y ai retrouvé avec plaisir les marques
    de ma fille – 2 ans à l’époque- dans ses tentatives d’écriture…)

    Les uns et les autres ont fautés avec l’idée de planification/organisation
    sociale. La Société n’est pas un objet de laboratoire; elle n’est
    pas un champ d’expérience. Les ‘scientifiques’ que le besoin
    de la preuve démange y sont des assassins en puissance; en tout cas
    des responsables de drames sociaux et humains destructeurs.
    A cet égard, la transformation des pays de l’Est sont exemplaires:
    – d’une part le calme de l’évolution politique des peuples. Imaginer les convulsions
    d’une Yougoslavie portées à l’échelon continental…
    – d’autre part les destructions, parfaitement évitables, dont les ‘économistes’ activistes
    ( tous « prof. » d’universités U.S.) se sont rendus coupables.
    Une société a besoin de principes élémentaires tel le respect des faibles, la liberté des femmes,
    la protection de la cellule famillale, l’éducation des enfants, la tolérance et l’acceptation de l’autre.
    La majorité des sociétés primitives les ont élaborées avec l’aide du temps chacune avec
    ses lacunes et ses prédispositions.
    En tout cas, rien qui ne concerne l’organisation économique qui reste subordonnée
    et soumise à des critères utilitaristes.
    Depuis 1980 (environ) et 2008 nous savons que les grands systèmes planificateurs
    symbolisés par les mots « stalinien » et « Wall-Street » ont échoués. ( il est clair
    que la main invisible du marché suppose une planification).

    Ils ont échoués en organisant des souffrances sociales à grandes échelles.
    Souvenons-nous qu’ils doivent disparaître au nom de l’efficacité…
    Souvenons-nous que l’autonomie de la finance et la restriction d’action
    du pouvoir politique à son égard sont des idées baroques.

  26. Avatar de TARTAR
    TARTAR

    A la poubelle de l’histoire l’épistémologie.
    Cà ne sert à rien d’étudier le passé.
    Seldon, dans FONDATION d’Asimov, tente d’extrapoler le futur du passé mais échoue…malgré l’utilisation de méta-outils culturels.

    Dans les faits:
    Ce ne sont pas les partis mais sans doute des sociétés de pensée plus ou moins secrètes et manipulatrices que surgit un homme providentiel qui bouleversera les décadences.
    En mal ou en bien, et parfois l’histoire suit, pour une période plus ou moins stable….
    Et on recommence sans « repasser les plats » selon des cycles qui n’en sont pas.
    Rome 8 siècles.
    Hitler ….1000 ans !

  27. Avatar de francois2
    francois2

    bonjour monsieur Jorion

    « la simple monstration ne débouche à mon sens pas même sur la pensée ».

    à mon sens la pensée ne se résume pas à l’assemblage des symboles. La pensée est un tout. La structure permet d’ossifier la pensée, de la chosifier, de lui donner une stabilitée et une continuité dans le temps. Ceci fait que l’apparence externe peut être visualisée par les semblables qui vont se reconnaitre dans cette apparence.

    La pensée n’est pas que cette structure, elle est aussi articulée, adaptable, mouvante.

    Les symboles appellent les images qui appellent les symboles; ces rappels créent des voies d’associations plus ou moins rapides structurant la pensée.

    La France n’est pas uniquement une carte routière. Cependant le livreur doit connaitre l’adresse de livraison.

  28. Avatar de il
    il

    @francois2
    l’ordre est la matérialité du vide , du néant peut-ètre…..

  29. Avatar de karluss
    karluss

    une pensée émue et respectueuse envers Primo Levi, il disait de l’homme qu’il était un animal social.

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