ANTHROPOLOGUE INCLASSABLE, Journal des Anthropologues, N°126-127 : 335-339

Un entretien avec Laura Ferré.

Comment définissez-vous un anthropologue ?

            Je dirais que c’est simplement quelqu’un qui a obtenu un diplôme en anthropologie délivré par une université. Comme l’enseignement est très différent d’un endroit à l’autre, un anthropologue peut être beaucoup de choses différentes. Dans mon expérience, en Belgique et en France, les professeurs d’anthropologie enseignent un peu ce qu’ils connaissent et ce n’est pas très structuré, donc ça peut très bien être une mosaïque de différentes choses. Donc ça laisse une énorme liberté pour se définir comme étant anthropologue. Dans le monde anglo-saxon, que j’ai connu en particulier à Cambridge, c’est beaucoup plus précis. Les choses sont très claires : il y a une discipline extrêmement délimitée avec une histoire, une épistémologie, des écoles qui se succèdent de manière très tranchée etc. Ça c’est différent, être anthropologue britannique c’est une chose très précise, être anthropologue français ou belge c’est une chose beaucoup plus difficile à définir. Je ne sais pas si je serais devenu anthropologue si j’avais été étudiant de première année en faculté en Angleterre. En fait, mon choix de l’anthropologie « sur le continent », c’était lié au fait que ça vous permettait un peu de lire tout ce qui vous plaisait : de la philosophie, de la linguistique, de la psychanalyse, tout ce qui vous passait par la tête. On vous disait: « Oui, oui, c’est de l’anthropologie! ». Plus tard, je me suis fort identifié, à partir du moment où je me suis intéressé à la théorie des prix, à l’anthropologie économique en tant que telle. Mais par ailleurs j’avais toujours un intérêt pour ce que j’appelais l’anthropologie des savoirs parce qu’il n’y avait pas véritablement un champ ou une sous-discipline qui correspondait à ça. En Angleterre, c’était plus clair : il y avait des gens qui faisaient des recherches dans un domaine qu’on appelait « rationality ». En France, c’était plus flou parce qu’on avait dans ce domaine, deux maîtres essentiellement: il y avait Lévy-Bruhl avec ce qu’il avait fait sur La mentalité primitive et d’autre part il y avait par contraste, son opposé, avec Lévi-Strauss et La pensée sauvage. C’était en fait deux tentatives dans des directions tout à fait opposées. Ceci dit on n’est pas laissé à soi-même puisqu’il y existe tout un champ qu’on appelle « l’histoire et la philosophie des sciences » qui donne le cadre dans lequel ces réflexions peuvent s’inscrire. Par exemple quand j’ai écrit Comment la vérité et la réalité furent inventées (2009), j’ai pris les maîtres que sont Lévy-Bruhl et Lévi-Strauss, mais j’ai complété ça avec tout ce qui existait dans l’histoire et la philosophie des sciences. D’ailleurs à Cambridge, les deux bâtiments étaient contigus entre anthropologie sociale et histoire et philosophie des sciences. Et je participais à tous les séminaires d’anthropologie mais aussi à tous ceux de philosophie des sciences. Je m’étais conçu une sorte de boîte à outils où les deux se trouvaient. Quand on fait de l’anthropologie des savoirs, les données viennent surtout d’Amérique du Sud, d’Océanie, d’endroits assez reculés d’Asie, d’Afrique etc. Alors qu’évidemment si on fait de l’histoire et de la philosophie des sciences on peut faire comme je l’ai fait, c’est-à-dire entrer carrément dans l’histoire, l’histoire des mathématiques, de la physique etc., des choses qui ne relèvent pas normalement du monde de l’anthropologie. Dans mon bouquin, j’ai tout traité ensemble. J’ai fait un parcours autour de deux notions, vérité et réalité, et j’ai utilisé tout le matériel dont on peut disposer.

Il y a une suggestion qui avait été faite par Gérard Simon dans Kepler astronome astrologue, c’est une étude sur Kepler qui produit les premières équations du mouvement des planètes. Mais Simon utilise une méthode proprement anthropologique, il dit dans son introduction: « Pourquoi ne pas écrire sur Kepler, quand on va chercher si loin des documents sur les formes de pensée étrangères à l’Occident contemporain… des documents comparables à ceux que l’on va récolter à grand-peine au bout du monde traînent inexploités sur tous les rayons de nos bibliothèques. » Ça, ça m’a fort inspiré. Je me suis demandé pourquoi, si on fait une réflexion sur la connaissance ou les savoirs, l’arrêter aux frontières traditionnelles de l’anthropologie. J’ai préféré une démarche où on poursuivait son objet, où on poursuit la notion de vérité partout où on la trouve sans se limiter en disant : « Cela c’est du domaine de l’anthropologie, ça de la philosophie des sciences etc. ».

Je me rends compte bien sûr que je viens de donner une définition de l’anthropologie qui est fort centrée sur mon propre parcours.

 

Il faut dire que votre parcours est assez atypique. Vous avez eu plusieurs vies dans une vie. Le passage d’anthropologue à trader, n’est-il pas trop brutal ?

Non. Vous avez lu dans le manuscrit de mon autobiographie que ce qui m’intéressait dans l’anthropologie, même quand on parlait d’une sous-discipline beaucoup plus classique de l’anthropologie comme l’étude de la parenté, c’était l’objet-même sans trop me poser la question de savoir quelles sont les méthodes qu’il faut utiliser. Quand il s’agit de structures comme celles dont Lévi-Strauss parle dans Les structures élémentaires de la parenté, j’ai une démarche très différente de la sienne parce qu’il a toujours refusé d’utiliser l’outil mathématique. Ou alors il a utilisé une astuce qui était de commander des appendices mathématiques à des mathématiciens à intégrer dans son livre, comme il a demandé à Weil de le faire dans ce livre, ou à Guilbaud, qui est intervenu dans La pensée sauvage. Comme je n’avais pas de prévention contre les mathématiques, j’avais finalement un assez bon bagage mathématique, j’ai utilisé les mathématiques quand cela semblait s’imposer. De la même manière qu’il y a quelques jours, il y a eu un débat qui s’est lancé sur mon blog sur les questions du nucléaire civil et que la question du risque s’est posée, j’ai fait un petit modèle mathématique du risque puisque cela fait partie des choses que je sais faire et que c’était une façon d’aborder la question. Les mathématiques font partie de ma boîte à outils, donc je les utilise quand j’ai l’impression que cela peut être utile.

 

Vous êtes un des rares anthropologues à faire ça.

Oui, c’est sûr. Ça c’est fort lié à la formation. L’anthropologie est considérée comme une science molle et par conséquent on encourage fort les étudiants qui sont plutôt littéraires et très peu mathématiques à se diriger vers ces filières. A l’inverse, on a fait le contraire dans mon cas. On m’a souvent dit : « Pourquoi faire anthropologie alors que vous étiez bon en mathématiques ? ». On décourage aussi dans ce sens là.

 

Dans votre manuscrit vous dites qu’à un moment donné dans votre vie vous aviez le sentiment d’avoir fait le tour de l’anthropologie. Qu’en est-il aujourd’hui ?

Oui. C’est-à-dire qu’en anthropologie, il y a un moment où on a le sentiment d’avoir tout lu parce que ce n’est pas énorme. Grâce à ma formation en Angleterre, j’ai probablement lu beaucoup plus que la plupart des anthropologues français. Je me suis vraiment imprégné de cette anthropologie britannique et je n’ai pas lu seulement les livres, je suis allé lire les archives, les correspondances inédites et ainsi de suite. Mais c’est une discipline relativement jeune, on peut dater ses débuts des premières années du XIXe siècle. Ce n’est pas comme la philosophie où on peut remonter à deux millénaires ! Donc, il n’y a qu’une douzaine de manières disons d’analyser les choses. Il est possible d’avoir, peut-être pas lu tous les textes, mais d’avoir fait le tour des méthodologies possibles. Et pour certains objets cela peut apparaître trop limité, ne serait-ce que pour la raison que j’ai dite, parfois quand on a un objet bien délimité on peut avoir tendance à le poursuivre ailleurs que dans l’espace que les anthropologues ont couvert. Par exemple, la Vérité ne s’arrête pas aux sociétés dites « primitives » ou « sauvages ».

 

Et aujourd’hui, en ayant ouvert d’autres espaces, vous avez retrouvé un goût pour l’anthropologie ?

Je n’ai jamais cessé d’être anthropologue ça c’est sûr ! Ceci dit, il y a des domaines où j’ai pratiquement été le premier. Par exemple, si on pense à l’anthropologie de la finance, on a essayé l’autre jour de faire un colloque, on a trouvé à peu près trois personnes ! Donc, ça peut être très limité, avec de tout petits groupes. Donc quand il n’y a que trois personnes dans un domaine, par nécessité vous y êtes automatiquement l’inventeur de beaucoup de choses. À ce moment là, dans mon cas, vous transposez une démarche, par exemple les méthodes de l’observation participante, dans un nouveau contexte. Quand je suis arrivé dans l’île de Houat, en Bretagne, et que j’ai commencé à récolter des données sur les prix, je le raconte, j’ai épuisé assez rapidement les explications possibles de type anthropologique, il y avait à l’époque une grande querelle entre les formalistes et les substantivistes, mais les données dont je disposais résistaient aux deux types d’analyses. Il fallait sortir de cela, trouver des supports qui permettaient un autre type d’approche.

 

Comment vous êtes-vous intégré dans ce groupe social des pêcheurs de l’île de Houat ?

Dans n’importe quel endroit où vous voulez utiliser l’observation participante, vous allez voir les gens en leur demandant de vivre avec eux dans l’intention de comprendre en quoi leur vie est différente de la vôtre : « Moi, j’ai une vie d’étudiant, j’ai été assis pendant douze ans et plus sur des bancs d’école, je ne sais pas comment vous vivez mais je voudrais le savoir. »

Il y a des anthropologues qui font des choses un peu différentes, par exemple qui se font passer pour des prisonniers pour étudier le milieu carcéral. A ce moment là, on ne dit pas ce que l’on fait, ce n’est pas vraiment de l’observation participante parce que la méthode implique que vous préveniez les gens que vous étudiez que vous êtes là en observateur. Le surnom que les pêcheurs m’ont donné a été très révélateur pour moi de la manière dont ils ont compris ce que je voulais faire, c’est-à-dire vivre leur vie pour pouvoir en rendre compte dans mes propres termes : ils m’ont appelé « le philosophe ». Ils se sont dit : « Il n’y a qu’un philosophe qui peut avoir envie de faire ce genre de choses ». C’est quelqu’un qui veut avoir une vision particulière mais globale de ce que c’est qu’être humain. Ce qui en fait, est une très bonne analyse.

 

Comment en êtes-vous arrivé à faire votre thèse sur la pêche puis à partir étudier les pêcheurs béninois ?

Il n’y avait pas d’idée à priori mais au moment où je suis parti pour l’île de Houat, il y avait des négociations qui s’éternisaient sur le fait pour moi de faire quelque chose de classique pour un anthropologue belge, c’est-à-dire d’aller au Congo, qui avait à une époque été « Congo belge ». Il y avait une mission au Kasaï qui était prête à m’accueillir. Pour Houat cela s’est fait tout à fait accidentellement. Je suis un jour allé voir ma sœur, et mon beau-frère m’a dit que cette île était très intéressante. J’y suis allé et ça m’a donné envie de m’installer là. Si les négociations avaient été plus courtes du côté de l’Afrique, j’aurai eu un parcours beaucoup plus classique ou traditionnel en allant travailler au Congo.

 

Comment vous expliquez votre non-accès aux institutions avec la notoriété qui est la vôtre ?

Il faudrait demander aux gens qui m’ont rejeté pourquoi ils l’ont fait. Je crois qu’il y avait quelque chose de tout à fait simple, c’était le fait que je n’étais pas dans l’institution proprement dite. Parce que je n’avais pas vraiment fait mes études en France, parce que je n’avais pas suivi un parcours classique, donc il était plus facile d’écarter un rival que si j’avais vraiment été l’élève d’un professeur en France qui m’aurait chouchouté, préparé, etc. Comme j’apparaissais comme extérieur, il était beaucoup plus facile de m’empêcher d’entrer. J’étais comme une menace, je ne dis pas ça par arrogance : j’avais énormément de publications. À l’époque où je suis rejeté par les anthropologues français, je suis probablement la personne qui a le plus grand nombre de publications dans la revue L’homme (PJ : la revue d’anthropologie la plus prestigieuse). Ce que je veux dire c’est qu’il n’était pas facile non plus de m’écarter. Dans mon autobiographie, je raconte un incident d’une personne qui me dit : « Prenez le pouvoir ! Je suis avec vous ! ». Ça c’est le paradoxe. C’est que lui me considère comme étant dans les cinq premiers dans ma profession mais je n’ai aucun point d’accroche dans le milieu puisqu’il n’y a personne qui me soutient, sauf lui qui me dit ça d’une façon tout à fait abstraite qui n’a du coup aucune signification pour moi. La possibilité existait matériellement de m’écarter donc on a sauté dessus. C’est très simple.

 

Vous pensiez que vous étiez dangereux par vos écrits ? Vous étiez avant-gardiste.

Oui, j’étais contestataire. J’étais un élève de Lévi-Strauss mais il y avait des choses essentielles chez lui qui m’apparaissaient incorrectes. J’étais dans la lignée de Godelier pour l’économie politique, pour l’anthropologie économique. Mais il y avait un certain nombre de choses, par exemple ce qu’il écrivait sur la rationalité, qui me semblaient inexactes. Donc, prenons l’exemple de Lévi-Strauss, qui était une personne relativement peu sûre d’elle et qui a beaucoup aidé ses élèves les plus serviles, d’un point de vue intellectuel ceux qui faisaient vraiment des « reproductions » de Lévi-Strauss ; et il s’est montré extrêmement dur envers des gens qui étaient en réalité peut-être davantage dans la tradition structuraliste qu’il avait inventée mais qui ne reproduisaient pas du Lévi-Strauss, qui poursuivaient plutôt dans la voie qu’il avait tracée. Mais lui n’aimait pas cette idée que l’on pourrait « compléter » son œuvre. Il avait l’impression d’avoir fait quelque chose qui était clos sur soi-même. Alors l’idée de dire qu’un disciple de Lévi-Strauss a poursuivi la pensée du maître, c’est quelque chose qu’il n’aimait pas du tout. C’est dommage puisqu’il s’est entouré donc d’élèves qui à mon sens n’ont pas un très grand avenir dans l’histoire de la discipline. Alors qu’il aurait pu protéger un peu davantage, et je prêche là pour ma propre chapelle, des gens qui avaient des choses un peu plus originales à dire.

 

Dans votre autobiographie, vous parlez du sentiment d’être un anthropologue infiltré. Finalement, ça s’est révélé vrai puisque vous avez écrit sur ce vécu.

Il y avait un peu de ça. Il vient souvent un moment pour un anthropologue où l’observation participante réussit tellement bien qu’on devient vraiment un membre de la communauté observée. Dans le cas de Houat, il est venu un moment où des femmes de l’île ont cherché à ce que j’épouse leur fille ; on disait de moi à l’une d’elles : « Ton beau-fils ! ». On atteint là un but qui dépasse ses espérances initiales. Il y a quelque chose que je ne dis pas dans le texte que j’ai écrit mais qui pour moi était très beau de ce point de vue là. J’allais souvent à la pêche avec un pêcheur en particulier. C’était un tout petit bateau, on ne pouvait être que deux seulement. Pendant toutes les premières fois où j’allais pêcher avec lui, il insistait sur le fait que j’étais un étudiant qui venait de l’extérieur. Ce n’était pas méchamment mais il marquait la différence comme quand, par exemple, il m’assimilait à un médecin qui allait en mer quelquefois avec lui l’été : je faisais partie de cette communauté extérieure. Et un jour nous nous trouvons dans une situation assez dramatique, comme cela arrive malheureusement assez souvent, c’est-à-dire qu’on ne sait pas si le bateau va tenir, on ne sait pas si on ne va pas faire naufrage, et au moment où on rentre sains et saufs, il me dit : « S’il y avait eu un accident, je crois qu’on se serait serré un petit peu au cimetière pour toi ».

 

Finalement, vous aviez votre place dans la communauté.

Voilà ! A ce moment là aussi, j’ai eu ce sentiment d’être accepté. C’est pour cela qu’il l’avait dit d’ailleurs. C’était une sorte de reconnaissance. En fait, il répondait à quelque chose qu’il avait dit avant. Il y avait eu un incident grave : un jeune homme qui était venu du continent sans connaître personne dans l’île et c’était pour se suicider. La question s’était posée de savoir s’il pouvait être enterré à Houat et les pêcheurs avaient dit non.

Vous me posez la question par rapport à la finance. Quand j’entre dans la finance, je n’ai rien à expliquer puisque ceux qui m’offrent un emploi voient mon curriculum vitae. Le premier qui m’embauche sait très bien d’où je viens. A ce moment là, je fais surtout de l’intelligence artificielle mais il sait que je suis anthropologue. Avant de m’embaucher il vient chez moi voir ce que je fais. En fait, je présente le profil-type d’un futur ingénieur financier. Il ne fait rien de fantaisiste en me nommant. Je présente les qualités dont il a besoin pour un poste particulier. Ensuite quand je me présente ailleurs avec mon curriculum vitae, là il est mis « anthropologue », etc. Et là comme je le dis souvent, la question se pose : « Si je vous prends, est-ce que vous ferez de l’observation participante en étant là ? ». La différence c’est qu’effectivement, on ne m’offre pas ces postes en tant qu’anthropologue mais en tant qu’ingénieur financier. Le reste apparaît un peu comme des particularités personnelles, comme par exemple le fait que je m’intéresse à l’entomologie par ailleurs. Ce n’est pas pertinent, le problème c’est de savoir si je peux faire le travail correctement ou non. Le fait est que dans les discussions dans la banque, j’apporte souvent le bénéfice d’un bagage extérieur. Par exemple, quand je travaille dans le secteur du crédit à la consommation, je fais intervenir souvent des considérations sociologiques auxquelles les autres ne pensent pas. Je donne un exemple : qu’est-ce qui fait que les gens pourraient ne pas rembourser les emprunts qu’on leur consent ? Les gens autour de moi sont essentiellement des économistes, ils approchent les faits de manière purement statistique. Je dis moi qu’il est peut-être intéressant de s’intéresser au fait qu’il n’y pas la même attitude vis-à-vis de ceci ou cela dans la communauté d’origine africaine, ou dans la communauté amérindienne : ceux qu’on préfère appeler « hispaniques » aux Etats-Unis, parce que dans leur grande majorité ils sont originaires du Mexique ou d’Amérique centrale en tout cas. Alors quand la crise se dessine véritablement en 2004, dans les discussions que nous avons entre collègues, pas spécialement dans les réunions formelles mais dans les conversations qu’on a à l’heure du déjeuner ou dans les couloirs, je leur apporte simplement une perspective un peu plus vaste, suggérant par exemple d’aller consulter les recensements pour s’intéresser à la distribution des revenus aux Etats-Unis, etc. Donc j’ai toujours une perspective un peu plus large. Mais ceci dit à aucun moment je n’ai encore fait véritablement un rapport d’anthropologue sur la communauté-même des gens de la finance. J’ai simplement constitué une boîte à outils dans laquelle se trouvent les outils anthropologiques, et sociologiques, parce que j’ai aussi un diplôme en sociologie. J’ai aussi fait une psychanalyse didactique, dans l’intention d’être psychanalyste un jour, j’utilise cela aussi. J’ai appris la finance sur le tard en travaillant vingt ans dans ce domaine donc j’ai des tas d’outils aussi qui viennent de là. Donc quand j’écris un livre maintenant, L’argent, mode d’emploi (2009) par exemple, ou le dernier : Le capitalisme à l’agonie (2011), vous trouvez là des réflexions d’ordre statistique, quelques modèles mathématiques, de la finance, vous trouvez là de la démographie, des emprunts à la philosophie, à l’histoire, à la psychanalyse. Il y a beaucoup de choses. Le bagage anthropologique classique est certainement là aussi mais il y a d’autres choses. Disons que je fais flèche de tout bois dans des analyses de ce type là.

 

Finalement, l’anthropologie vous a suivi toute votre vie. Est-ce que vous diriez que c’est plus qu’un métier ? Anthropologue c’est une philosophie de vie, un regard sur le monde.

C’est un regard sur le monde bien sûr. J’en parlais hier. La question qu’on me posait était : est-ce que vous êtes étonné du degré de décomposition dans lequel se trouve notre système économique ? Je réponds alors que non parce qu’en tant qu’anthropologue, on n’entretient jamais l’illusion que les sociétés ont une maitrise absolue sur leur environnement naturel et culturel, sur la manière dont elles font les choses. On sait que les hommes ne trouvent jamais que des solutions très approximatives, qu’il y a beaucoup de choses qui passent à travers les mailles du filet. Donc il ne vous vient jamais à l’esprit en tant qu’anthropologue, comme par exemple à un économiste libéral, de dire que le système capitaliste dans lequel nous sommes est la forme ultime du développement économique et qu’il a atteint le stade de la perfection. Comme vous le savez sans doute, dans certains courants de la pensée économique on prétend que les hommes se comportent de manière « rationnelle », et on veut dire par là : en optimisant l’usage des ressources dont ils disposent, ce qui serait également l’essence du capitalisme, et on en tire qu’il existe une harmonie réelle entre la manière dont les êtres humains sont essentiellement et le système économique dans lequel nous vivons. Avec une formation d’anthropologue je crois qu’on ne parvient jamais à ce type de représentations : l’absurdité de ces raisonnements vous choque.

 

Et aujourd’hui comment vous définiriez-vous ?

C’est difficile à dire parce que ce qui s’est passé, c’est que mon livre La crise du capitalisme américain (2007) annonçait des évènements en disant qu’ils allaient se produire et… ils se sont produits ! Le texte a été terminé d’être rédigé en 2005 mais il n’a pas trouvé à être publié avant 2007. Mais au moment où il paraît, ce qu’il dit est très rapidement vérifié dans les faits. Depuis, on me demande souvent de faire des prévisions sur ce qui peut encore se passer. Dans, je dirais, quatre-vingt-dix pour-cent des cas, il est impossible de prévoir ce qui va se passer mais dans dix pour-cent je dis qu’on le peut. Dans ces cas là je ne me trompe pas, à l’exception d’un seul qui me vient immédiatement à l’esprit : c’est celui où j’ai pensé non seulement que l’Amérique pourrait basculer à gauche, ce qu’elle a fait au début dans la crise, mais aussi qu’Obama suivrait son électorat, or ça, ça n’a pas eu lieu. Son gouvernement, son administration, a été kidnappé par le courant de droite du parti démocrate. Là je m’étais trompé mais je continue à faire des prévisions qui s’avèrent exactes. Alors ce que ça a eu comme résultat, c’est le fait que je prends, en tant que personne, une dimension politique. Je prends une dimension politique du fait que beaucoup de gens me consultent à propos de ce qu’il faudrait faire maintenant. Je prends un exemple : à déjeuner aujourd’hui je suis invité par le représentant d’un think tank me disant : « Est-ce que vous voulez bien participer? Est-ce que vous voulez bien nous aider à diriger notre pensée ? » Et, je dirai que, dans l’éventail politique français depuis que je suis ici, pratiquement tous les courants d’opinion m’ont demandé d’agir en rôle de conseiller vis-à-vis d’eux. En fait de l’extrême droite à l’extrême gauche, même si j’ai rejeté la proposition du Front National, ou plutôt j’ai posé des conditions qui auraient exigé de leur part un revirement sur certaines questions, conditions qu’ils ont jugées inacceptables. Mais ça ne coûtait rien d’essayer. Malgré le spectre important des demandes, les questions qu’on me pose sont souvent formulées de telle manière que je me sens en affinité : ceux qui me contactent ne se trompent pas. Donc là on sort du rôle de l’anthropologue. Ça arrive dans certains cas. Par exemple, l’anthropologue qui se trouve dans des situations d’exploitation de type colonial, des situations où il peut y avoir des rapports de brutalité intenses à l’intérieur même de la société, l’anthropologue intervient, outrepasse son rôle d’anthropologue en intervenant au niveau du gouvernement ou même au niveau international, pour essayer de protéger les gens dont il partage la vie. L’anthropologue est un « observateur de l’homme », pour reprendre le titre de la première société d’anthropologie en France. Observateur de l’homme, c’est ça son rôle, tel qu’il est défini traditionnellement. Ce n’est pas celui décrit par Marx quand il dit : « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de diverses manières; ce qui importe, c’est de le transformer ». Or ce type de définition peut s’appliquer à l’anthropologue lui ou elle aussi. Il faut peut-être que le ou la représentant(e) des sciences humaines adopte cela comme un principe, et que si la possibilité s’offre de transformer le monde il faut la saisir. Enfin, ce n’est pas présenté comme ça dans les universités. Évidemment, quand on dit : « Transformer le monde », on pense à « transformer le monde dans le bon sens ». Le danger qu’on ne peut alors pas éviter, c’est celui que constituent les gens qui veulent transformer le monde « dans le mauvais sens », je pense bien sûr à la « science » économique depuis la fin du XIXe siècle : une vaste entreprise d’endoctrinement financée par le monde des affaires et les banquiers.

 

Surtout ce qui vous a permis de marcher dans cette lignée c’est, vous le dites vous-même, que vous avez eu une indépendance par rapport à vos financements.

Oui, je me suis financé moi-même au fil des années avec mes salaires et parfois avec mes primes de licenciement. Par exemple le livre qui annonce la crise du capitalisme américain, je l’ai écrit sur une période de six mois grâce à la prime de licenciement d’un emploi que je venais de perdre.

 

Du coup il y avait un côté « rien à perdre ».

Surtout, il n’y a jamais eu de nécessité d’autocensure parce que je n’avais pas d’employeur qui pouvait d’une manière ou d’une autre me faire penser que l’argent qu’on me dispensait dépendait d’une certaine attitude que je devrais avoir. Cela vous donne en effet une très grande indépendance, mais il y a un prix à payer !

 

Et aujourd’hui vous arrivez à vivre uniquement du « mécénat citoyen » sur votre blog ?

Au départ oui. En 2009 quand j’arrive ici en France et qu’il faut que je trouve du travail, je me dis que je vais devoir abandonner le blog. Mais quand je l’annonce, on me dit que ce que je fais sur ce blog est trop utile pour que j’arrête et les lecteurs m’assurent qu’ils vont s’arranger pour que j’obtienne grâce à eux le minimum qui m’est nécessaire. Alors je fais un rapide calcul. Et donc, oui au départ j’ai en fait vécu sur les deux mille euros par mois qu’on s’était fixé comme objectif. Maintenant, cela change un petit peu parce qu’on trouve mes livres dans les gares et les aéroports et qu’on commence à me demander de faire des conférences. Est-ce que cela peut déboucher sur une carrière de conférencier ? Il faudra voir. Ce matin je suis passé sur Canal + et ça a fait bondir mon dernier livre du trente-trois millième rang au trente-huitième sur Amazon.fr. Quand on arrive à ce niveau là, si ça tient, les droits d’auteurs peuvent devenir une véritable source de revenus. Je suis arrivé ici en 2009 et deux ans, c’est un horizon un peu court pour tirer des conclusions. Le monsieur qui m’invite à midi me dit qu’il aimerait que je fasse partie de ce think tank qu’il représente et que ce serait une activité rémunérée. Ce n’est pas une offre ferme, on verra ce que ça donne. Une période comme en ce moment, où l’on passe trois jours de suite à la radio, à la télévision, ça aide à la réputation. On parle de vous.

 

Finalement, vous n’aurez pas eu besoin de passer par les institutions pour mener votre carrière d’anthropologue.

Non, mais ceci dit, ça ne veut pas dire que ce soit une sinécure ! Cela a souvent été « touch and go », comme on dit en anglais, ça a souvent été « limite » parce que ce n’est pas évident de faire carrière en dehors de votre domaine. J’ai eu la chance que de la même manière qu’au moment où j’ai quitté l’île de Houat où on me disait que je n’aurais pas de mal à vivre de mon propre bateau, que dans l’environnement de la finance, on m’a pris suffisamment au sérieux pour que dans certaines discussions au plus haut niveau dans des banques, les décisions qui ont été prises soient essentiellement celles que j’ai proposées. Dans cette logique de l’observation participante, vous pouvez devenir suffisamment convaincant pour qu’à l’intérieur de votre communauté d’adoption vous deveniez une autorité à laquelle les autres se réfèrent. La première fois que l’on se tourne alors vers vous comme l’expert dont l’avis est primordial, est très surprenant. Le groupe vous fait comprendre que vous avez atteint un niveau d’expertise tel que votre opinion sera celle à laquelle le groupe tout entier s’identifiera. C’est mieux que d’être « citoyen d’honneur », c’est véritablement l’intégration.

 

En tous les cas, votre manuscrit est passionnant et même si on sent que ça n’a pas toujours été simple, ça donne envie de faire de l’anthropologie et de persévérer dans la vie d’une manière générale.

Merci, c’est le plus beau compliment !

Partager :

79 réponses à “ANTHROPOLOGUE INCLASSABLE, Journal des Anthropologues, N°126-127 : 335-339

Contact

Contactez Paul Jorion

Commentaires récents

  1. Bonjour Pascal, je viens de chercher v/com incluant : apprenez-a-penser-par-vous-même. On devrait tous ouvrir les textes inclus, très inspirant et…

Articles récents

Catégories

Archives

Tags

Allemagne Aristote BCE Bourse Brexit capitalisme ChatGPT Chine Confinement Coronavirus Covid-19 dette dette publique Donald Trump Emmanuel Macron Espagne Etats-Unis Europe extinction du genre humain FMI France Grands Modèles de Langage Grèce intelligence artificielle interdiction des paris sur les fluctuations de prix Italie Japon Joe Biden John Maynard Keynes Karl Marx pandémie Portugal psychanalyse robotisation Royaume-Uni Russie réchauffement climatique Réfugiés spéculation Thomas Piketty Ukraine ultralibéralisme Vladimir Poutine zone euro « Le dernier qui s'en va éteint la lumière »

Meta