La femme qui crut que je ne la trouvais pas belle

De passage à Lomé, j’avais été obligé de faire réparer ma jeep. J’avais déposé le véhicule dans un garage et je tuais le temps en buvant des grenadines au bord de la piscine d’un des grands hôtels en bordure de mer. J’avais été repéré par une jeune femme, très mignonne, avec des petits cheveux en brosse, qui m’avait d’abord gentiment demandé si elle pouvait s’asseoir, et je lui avais dit oui, étant toujours prêt à bavarder. Sans illusions quant à ses intentions, je lui offre un verre, qu’elle accepte. Et aussitôt siroté son gin-fizz, elle me propose qu’on se prenne une chambre. Sur quoi je lui demande avec un sourire si elle s’attend à être rétribuée pour ce qui pourrait se passer là-haut et, très diplomatiquement, elle me dit qu’on pourra s’occuper de ça une fois dans la chambre.

Nous continuons néanmoins de bavarder, et elle épuise alors petit à petit ses menus sujets de conversation, son propos revenant de plus en plus fréquemment sur sa suggestion initiale qu’on monte dans l’une des chambres et qu’on se donne du bon temps – contre compensation en numéraire en temps utile. Et à un moment donné, elle atteint la limite de ce mouvement concentrique toujours plus rapproché du centre et il ne lui reste d’autre alternative que de répéter, une fois encore, son offre, qui reste une fois de plus sans écho. Et a lieu alors cet événement pathétique, dont certains doivent se souvenir, quand l’aiguille du phonographe, en fin de course, finit par s’échouer immobile à proximité de l’étiquette du disque : elle me fixe, et je vois son visage se décomposer petit à petit, ses lèvres qu’elle tient serrées se mettent à trembler, et elle s’écrie soudain avec désespoir : « Tu ne me trouves pas belle ! », avant d’éclater en sanglots et de se cacher le visage dans le creux de ses mains.

Je l’avais désarçonnée avec mon exigence incompréhensible à ses yeux, parce que les hommes disent ou bien « oui », ou bien « non », mais ils ne tentent pas comme moi, avec un zèle missionnaire, de convertir une prostituée à la dialectique de la séduction, comme on ramène un hérétique sur le chemin de la vraie foi. En même temps que je lui avais fait comprendre qu’il n’était pas exclu en principe qu’il se passe quelque chose entre nous, je lui avais imposé ma définition de sa dignité et de la mienne, et elle l’avait acceptée. Le seul ennui, c’était que celle-ci supposait une clause selon laquelle l’opération financière n’était pas garantie d’avance : il aurait peut-être suffi qu’elle remplace son « on règlera ça une fois arrivé dans la chambre » par un « on verra bien » pour que je me rende à son insistance (j’ai déjà dit qu’elle était jeune et jolie) ; alors que pour elle au contraire l’argent jouait un rôle essentiel, constituant un donné de la situation entre nous : il était au coeur de l’image qu’elle avait d’elle-même dans sa relation avec un homme comme moi, un blanc assis au bord de la piscine d’un quelconque Sheraton africain.

Peu de temps après que je m’installe au Bénin, j’avais dû me rendre en déplacement au Sénégal, et j’avais dit à l’une de nos secrétaires :
« Mademoiselle Pascaline, est-ce que je peux vous ramener quelque chose de Dakar ? », sur quoi elle m’avait répondu, « Oui, vous pouvez me rapporter un bracelet en or ». Et je signale cette conversation à un collègue, qui m’explique : « Non, c’est gentil de sa part. Elle veut simplement te faire comprendre qu’elle est prête à devenir ta maîtresse. Mais il faut que tu lui fasses un cadeau qui montre que tu prends ça au sérieux ».

Junon aveugla Tyrésias parce que, ayant été successivement homme, femme et puis homme à nouveau, il avait dévoilé que dans l’amour, de dix parts la femme en reçoit neuf et l’homme, une. Il existe un système d’interprétation du rapport entre les hommes et les femmes où le secret de Tyrésias n’a jamais été éventé, et où la version officielle est que, du plaisir dans l’amour, la femme n’en a pas. Alors, pour l’amener sur ce terrain où son inclination naturelle ne saurait la conduire, et où l’homme assouvit ses besoins animaux tandis que la femme se sacrifie, il convient de la compenser. Et plus elle est belle, plus l’homme aura de plaisir, et plus cher il faudra qu’il la paie.

Et ce qui se passa là un jour, au bord d’une piscine au Togo, c’est qu’il y avait en présence deux systèmes d’interprétation du rapport entre les hommes et les femmes ayant si peu d’éléments en commun que tout dialogue était condamné à dégénérer en un malentendu. Il y avait le mien, où je m’efforçais d’imposer la dignité, telle que je la conçois, à quelqu’un qui ne pouvait pas l’envisager sous cette forme étant donnée la nature du sien, où sa jouissance à elle était par définition mise entre parenthèses. En l’absence de la garantie d’une rétribution, ce qu’elle m’entendait dire, c’était qu’à mes yeux, l’amour avec elle ne valait rien. Je l’insultais en lui disant que sa beauté était inexistante et je niais ce qui faisait sa valeur à ses propres yeux, à savoir qu’elle était une belle femme et que lui faire l’amour valait beaucoup d’argent.

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  4. @Paul Jorion je faisais défiler le fil des commentaires sans les lire et voilà t’y pas que je vois apparaître…

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