L’affaire FTX dans le livre de Michael Lewis : les cryptomonnaies, des titres adossés à du « vent cuisiné » (2/2)
OPINION (DEUXIÈME PARTIE). Paul Jorion, auteur de plusieurs ouvrages sur la crise financière, le capitalisme et la monnaie (dernier ouvrage paru : L’avènement de la Singularité chez Textuel), poursuit ses réflexions sur le livre de Michaël Lewis, lui-même auteur de best-sellers financiers, sur l’ascension rapide et la chute brutale de Sam Bankman-Fried, la star des cryptos-actifs. Paul Jorion pointe dans ce second volet ce qui fait la différence entre une monnaie et un crypto-actifs. Une différence fondamentale qui explique sans doute pourquoi il serait vain de chercher l’argent « évaporé ».
31 Mai 2024, 15:58
Lewis n’a pas su saisir dans son livre (1) la différence essentielle existant entre les marchés où se traitent d’authentiques monnaies et de vrais titres, telles que les actions ou les obligations, et ceux où ne s’échangent que des jetons rebaptisés « cryptomonnaies », autrement dit du « vent cuisiné » ou des titres adossés à du « vent cuisiné ».
Certaines des différences sont pourtant criantes entre ces deux types de marchés, celui de l’argent vrai et celui de l’argent du « faire comme si » ou « argent de Monopoly ». D’autres sont subtiles. Il n’en est pas moins crucial de saisir celles-ci si l’on veut comprendre ce qui distingue un Sam Bankman-Fried des escrocs de type classique à la Charles Ponzi, virtuose de la « cavalerie », ou des génies financiers malhabiles tel Michael Milken qui fut dans les années 1980 le roi des junk bonds, les « obligations pourries » ou, plus exactement : « obligations camelotes ».
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Qu’est-ce qui caractérise en effet ce marché de pseudo-monnaies mais de vrais jetons étiquetés d’un prix ? Il s’agit avec lui d’un simulacre de marché financier avec pour marchandise une chose simulant être une monnaie ou éventuellement un titre comme une action ou une obligation. Différence essentielle cependant, ces prétendus titres, actions ou obligations, ne sont, selon l’expression consacrée, adossés à rien, ne représentent strictement rien.
Valeur et prix
La seule chose que leur cote, leur cours, leur prix, reflète, c’est le rapport de force existant entre deux parties : ceux qui les vendent et ceux qui les achètent : le rapport de force entre des personnes prêtes à vendre du vent cuisiné appelé « bitcoin », « ethereum » ou « FTT » et d’autres personnes ou les mêmes un autre jour, prêtes à acheter ce vent cuisiné appelé « bitcoin », « ethereum » ou « FTT ». Tout repose sur leur croyance en le fait que puisqu’il y a un prix, doit aussi nécessairement exister une valeur que ce prix exprime. Or rien ne garantit d’une manière quelconque la valeur qu’on leur attribue, elle ne vaut quelque chose que par convention.
On pourrait dire que les différentes devises sont fondées sur une croyance du même type, mais ce serait là un simple jeu de mots car les devises ne sont pas fondées sur une croyance mais sur un savoir : la connaissance du fait que celui qui trahirait la confiance de sa contrepartie dans une transaction sera poursuivi, traduit devant des tribunaux, puni par un appareil d’État. Un ordre étatique encadre le fonctionnement des monnaies et assure leur pérennité, même lorsque la confiance entre les contreparties d’une transaction fait défaut.
On dit de ces jetons que leur marché repose sur la confiance, mais il n’est pas clair de la confiance en quoi il s’agirait alors. Confiance que le vent en question est bien enregistré dans la blockchain comme air qualifié de « bitcoin », « ethereum » ou « FTT » et que la communauté des acheteurs et des vendeurs est garante de la valeur qu’on leur attribue, quelle qu’elle soit ? Il est plus exact de dire que ces jetons sont fondés sur la croyance qu’ils sont détenteurs d’une valeur.
Gendarmes et voleurs
Chose plus étonnante, que ni Lewis, ni Bankman-Fried, n’ont aperçue, que dans le domaine de la finance, de l’argent peut avoir l’air de disparaître, peut sembler s’évaporer – et là la chose est semblable qu’il s’agisse de vraie monnaie, c’est-à-dire de devises, ou de pseudo-monnaies comme les cryptomonnaies – sans que cela n’ait véritablement été le cas. Ce qui signifie en particulier que quand un marché s’effondre, il n’y a pas pour autant automatiquement des voleurs aux trousses desquels il conviendrait de se lancer.
Rien n’exclut que des voleurs se soient servis au passage mais leur présence peut très bien n’avoir alors été qu’accessoire. Qu’y a-t-il eu à la place ? Tout simplement, la rencontre d’intervenants ayant eu l’habilité de vendre au plus haut et d’autres qui, tentant plus tard de vendre à ces mêmes hauts niveaux, échouèrent à le faire et durent se résigner à vendre à des prix beaucoup moins élevés, lesquels intervenants considérèrent alors que de l’argent qui leur était destiné leur avait été très injustement dérobé.
Un rapide exemple : le cours de la crypto SOL (l’une des favorites de Bankman-Fried) est de 64,98 dollars le 18 décembre 2023, de 109,53 dollars le 26 décembre, et de 76,98 dollars le 23 janvier 2024. M. Dupont a acheté des SOLs le 18 décembre. Il considère le 23 janvier, qu’il a perdu 32,55 dollars à savoir la différence entre le pic de 109,53 le 26 décembre et 76,98 qui est le cours d’aujourd’hui, au lieu de penser qu’il a gagné 12 dollars : la différence entre le cours du jour et le montant qu’il a réglé quand il a effectivement acheté des SOLs le 18 décembre.
Puissance et acte
Il existe une différence essentielle entre les deux façons de voir les choses, l’une justifiée, l’autre, non, ce que l’on saisit parfaitement si l’on repense à la distinction qu’établissait Aristote entre une chose en puissance et une chose en acte. Le billet de 100 euros qui se trouve dans mon coffre à la banque vaut 100 euros en puissance, tandis que celui que l’épicier a accepté de mauvais gré tout à l’heure en échange de mes provisions était à ce moment en acte.
En ce qui concerne Dupont, seul les 64,98 dollars qu’il a dû régler le 18 décembre lors de son achat est un prix en acte. Ce que le cours du SOL de 109,53 dollars le 26 décembre signifie que ce jour-là un vendeur au moins et un acheteur au moins a échangé un SOL au moins à ce niveau : pour eux les 109,53 dollars ont été un prix en acte, pour tous les autres détenteurs de SOL, ils n’ont été qu’un prix en puissance : une occasion de rêver ou de pester secrètement. Il n’existe aucune justification pour Dupont de penser que quoi que ce soit lui ait été dérobé.
Des sommes qui n’existaient qu’« en potentialité » ont cessé d’exister, des gains en puissance ne se sont pas réalisés : il aurait fallu vendre, mais sans vente, ces gains n’avaient qu’une réalité comptable : un multiplicateur fictif de chiffres logés dans des imaginations. Quand un cours s’effondre, il n’y a ni vol, ni même de malfaisance quelconque : des adultes de part et d’autres ont été partenaires dans des transactions où des prix en puissance se sont concrétisés un moment en prix en acte, le reste du temps des fortunes imaginaires se sont bâties ou se sont envolées en fumée mais c’est tout.
Ou est l’argent ?
C’est pour cela que quand un Sam Bankman-Fried en fin de carrière est interrogé sur où est passé l’argent qui a disparu, il affirme qu’il ne le sait pas et ne comprend pas où il a pu passer. Et Michael Lewis part malheureusement lui aussi à la recherche de cet argent « volatilisé ».
Il ne découvre qu’une seule affaire fumante : une somme importante, de l’ordre semble-t-il de 350 millions de dollars, a été subtilisée à la suite d’une opération du type déjà décrit de pump-and-dump : un client a compris qu’il pouvait obtenir un prêt en bitcoins et d’autres cryptomonnaies en proposant comme collatéral de ce prêt qui lui était consenti, c’est-à-dire en mettant en gage, des gains potentiels qui s’étaient accrus dans une autre cryptomonnaie de moindre réputation.
Or ces gains apparents ne résultaient que d’une manipulation du marché de cette crypto, orchestrée par lui-même, dont il faisait grimper le cours en l’achetant et en le revendant, se faisant sa propre courte-échelle. Le cours ayant atteint un niveau astronomique, il avait trouvé acheteur pour ses jetons, avait revendu au même moment les cryptos qui lui avaient été prêtées et s’était évanoui dans la nature. Le malfrat avait réalisé le rêve de tout un chacun : d’avoir encaissé le produit de la vente du beurre puis récupéré l’argent du beurre.
À l’avant-dernière page de Going Infinite, à propos du moment où Lewis quitte lui aussi la propriété siège de FTX aux Bahamas, alors que son personnel tout entier ayant cédé à la panique, l’a abandonné dans la précipitation il y a déjà de cela plusieurs semaines, on trouve la remarque suivante : « Les étagères étaient encore garnies de ces barres véganes mauvaises pour la santé et de la bière spéciale FTX meublait encore l’intérieur des réfrigérateurs. On pouvait lire sur le côté des canettes : « brewed by pirates for pirates » : brassé par des pirates à l’intention de pirates.
Il s’agissait bien sûr d’une plaisanterie mais elle trahissait le fait que tous ceux qui s’étaient trouvés impliqués dans la gestion et le maintien en vie de FTX et d’Alameda Research savaient sciemment que le rôle qu’ils avaient joué était celui de pirates opérant des razzias soit sur des sommes circulant hors-la-loi, qu’il s’agisse de l’argent de la drogue, de la prostitution, du trafic d’armes et de la corruption sous toutes ses formes, soit sur les pâles économies de gens modestes ayant déterminé que les jouer à la roulette était le meilleur moyen, voire le seul à leur portée, de leur donner des couleurs.
(1) : Michael Lewis, Going Infinite : FTX, l’ascension et la chute du magnat des cryptomonnaies, Paris : Talent Éditions, 2024
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