P.J. : Hier soir, au vu de la température à la surface des océans, je posais au noyau historique de la collapsologie (qui a l’amabilité de m’inclure dans ses échanges) la question : « endgame » ?
Moi je pense que oui, nous pourrions déjà être dans le Endgame pour l’Humanité. Ou, du moins, que l’attracteur principal du système (arbre des scénarios) combiné Anthropobiosphère pointe désormais vers notre propre extinction et l’extinction d’une partie non négligeable voire majoritaire du Vivant sur Terre. C’est-à-dire que nous sommes dans une branche principale de l’arbre dont la plupart des sous-branches mènent au résultat de notre extinction. Peut-être reste-t-il une ou deux sous-sous-sous branches où l’espèce humaine passe par le chas de l’aiguille… Mais elles sont hors de l’attracteur principal. Et il faut visualiser cela en dynamique, l’éventail des branches se resserre, on glisse vers les branches terminales de l’arbre sans pouvoir remonter aux bifurcations précédentes. Je me souviens d’une conférence de Paul à Pairi Daiza il y a très longtemps sur les bifurcations : qu’on devrait réexplorer les branches que nous n’avions pas explorées, un certain proto-socialisme par exemple. Mais je pense que Paul ne pourrait plus dire la même chose aujourd’hui, on arrive à des points d’irréversibilité et des singularités ou même UNE SINGULARITE (La Singularité écologique ou Trou noir écologique par Cédric Chevalier). A mesure que le temps passe, comme dans Interstellar, le vaisseau est inexorablement attiré dans le champ d’attraction du trou noir. Il va falloir une intervention majeure pour faire sortir le vaisseau spatial Terre-Humanité de ce champ d’attraction. Et il faut le voir en multidimensionnel ce champ d’attraction (les multiples limites planétaires, l’IA, l’armement nucléaire, le regain du fascisme, etc.).
Alors que faire ? Le plus facile, le plus tentant d’un point de vue existentiel et rationnel, est de considérer que c’est foutu, qu’il n’y a plus aucune marge de manœuvre pour l’Humanité. Et je crois que c’est vrai en grande partie. Le Titanic-Humanité a DEJA percuté l’iceberg. On coule déjà. Les machinistes et les gens des 3e classes se noient déjà, les 2e classes voient l’eau monter, et on commence à se rendre compte qu’il n’y aura jamais assez de canots de sauvetage pour tout le monde. On est déjà content d’être en 2e ou 1e classe (nous les occidentaux riches), on voit qu’on aura peut-être un canot quand même (en Belgique, en Bretagne, en Scandinavie ?), au moins pendant quelque temps… Mais on a mauvaise conscience de rester loin des passagers qui pataugent dans l’eau glacée car ils n’ont pu trouver un canot, de peur que notre propre canot chavire. Bientôt, ce sera le grand silence… et les survivants de 1e classe devront vivre avec ça. Surtout que ce sont eux qui déifiaient la vitesse, la technique et le gigantisme, et les leurs qui mirent la pression sur le capitaine pour qu’il marche à toute vapeur, et qui profitèrent des petits fours sur le pont supérieur.
Mais il y a un iota, comme dans le principe du catastrophisme éclairé : la catastrophe est certaine à un iota près. Et ce iota justifie ENCORE la révolte, la résistance, l’engagement, selon moi. Il y a là évidemment une notion de panache car les chances sont défavorables. Mais parfois, comme dit Morin, l’improbable survient (Salamine, Thermopyles, Stalingrad…). Et s’il n’y a pas quelques uns qui donnent à cet improbable ses chances d’advenir, alors le pire est certain.
Mon karma est donc comme celui de James Hansen, de Gretha Thunberg, d’Adélaïde Charlier, d’Albert Camus, d’Edgar Morin, Antonio Guterres, c’est-à-dire le karma de Cassandre, et le vôtre si j’en crois vos écrits ;-). Et je ne considère pas que c’est un karma *équivalent* à celui de gens comme Michael Mann, Christina Figueres ou Jean-Pascal van Yperesele (qui disait récemment que ce n’est pas le GIEC qui s’est trompé sur ses prévisions mais ce sont les gens qui ne l’ont pas écouté, et tous ces climatologues qui parlent encore sérieusement du 1,5°C, en contradiction avec l’éthique de vérité scientifique mais pour des motifs institutionnels et -croient-ils- psychologiques). Il manque à ces gens quelques ingrédients existentiels : la conscience intime du Mal et du Tragique. Au risque de lasser l’éthique adéquate penche donc vers l’heuristique de la peur de Hans Jonas et catastrophisme éclairé de Jean-Pierre Dupuis. J’estime que nous avons la logique, la raison, l’éthique, l’histoire, la psychologie avec nous pour justifier l’alarmisme éclairé. Je suis convaincu qu’une IA bienveillante pour l’Humanité, hurlerait à l’agonie de la lumière, de la même manière.
Je crois que l’attitude (semi-)(médio-)(psycho-) *rassuriste* (ici au sens de scientifique crédible qui tient compte des acquis de la science comme Mann, pas au sens de climatosceptique) ne tient pas la route et fait partie des causes qui nous ont menées à l’Ecocide, au risque d’extinction de l’Humanité.
Je déteste ce biais d’optimisme, ce soi-disant *pragmatisme*, ce *sang-froid*, ce *caractère raisonnable*, cette *modération*, ce *sérieux*. Ils pensent être les individus *rationnels*, pour moi ils sont les fous. Les fous furieux. Ils ne mesurent pas la réalité du Mal et du Tragique dans l’Existence. Alors ils se trompent lourdement, ces Chamberlain avec Hitler, ces Merkel et ces Macron avec Poutine, et tous les *réalistes* transigeants que l’histoire a pu compter. Lorque Macron et De Croo appellent à une *pause* sur la législation environnementale. Pour moi, ces appels au calme et à l’apaisement reflètent un nouvel esprit de Munich écologique.
Je crois qu’à chaque période [t ; t+1], chaque acteur sincère va regretter de ne pas avoir hurlé avec une intensité I(t-1)>i(t-1) lors de la période [t-1 ; t].
L’attitude de Mann, en théorie des jeux, n’est pas une stratégie no regret. Or on doit considérer que les stratégies no regret sont les seules admissibles quand la survie de l’Humanité est en jeu.
Il faut le marteler, en pure logique, lorsque l’arbre des scénarios prospectifs comprend au moins un scénario terminal pour l’Humanité, que ce scénario peut être décrit par un enchaînement de causes respectant les lois biophysiques, et qu’on peut lui affecter une probabilité non nulle, alors on doit mettre en place une politique d’évitement raisonnable, et accepter que l’évaluation du critère « raisonnable » fasse l’objet d’une délibération démocratique, à cause de l’incertitude radicale dans l’Univers. On est donc dans une situation éthique asymétrique. Il n’y a pas selon moi à juger « acceptable » une opinion rassuriste au point où nous sommes, et c’était déjà le cas en 1988 lors du témoignage de Hansen devant le congrès US.
Donc la logique va dans le sens de hurler au maximum.
Si on ajoute maintenant la couche psychologique, irrationnelle de l’être humain, on double les arguments en faveur du hurlement.
La valence/pondération affective que les êtres humains attribuent aux phénomènes n’est pas toujours rationnelle en raison des pressions évolutives sur notre cerveau. Un tigre, ça déclenche bien. Un réchauffement climatique futur (et même présent), ça nous laisse froids.
Donc on doit court-circuiter notre cerveau pour activer ses mécanismes d’alarme, d’urgence, de survie, de solidarité, d’entraide (le fameux « mode urgence » de Margaret Klein Salamon) qui ouvre la voie à la redécouverte de la puissance publique, la seule désormais qui a encore l’ampleur nécessaire, qui ouvre la voie à la possibilité d’une économie de guerre et une mobilisation générale, possibilité que les épisodes pandémique et des économies de guerre UK et US démontrent.
Mais je n’ai pas la preuve que nous avons encore accès à au moins une branche de salut dans l’arbre du futur de l’Humanité. Je n’ai pas la preuve qu’une action politique organisée soit encore possible. Et je ne vois actuellement aucune force historique susceptible de contrer la force du capitalisme, de la mégamachine, si ce n’est un appel au capitalisme lui-même, à une technologie salvatrice, auxquels je ne crois pas. Ne restent que trois possibilités : l’improbable émergence d’un mouvement historique planétaire pour la Métamorphose (la convergence des forces sociales, écologiques et démocratiques, un Green New Deal après un moment Pearl Harbor, et une économie de guerre doublée d’une mobilisation générale), l’émergence d’une IA qui par des voies détournées nous sauverait de nous-mêmes, ou la régulation de Gaïa (au sens d’Isabelle Stengers). Mais ne vois émerger aucun leader capable de mettre en place un tel mouvement. J’ai même la quasi-conviction que la mégamachine a supprimé toute possibilité d’émergence d’un mouvement capable de la détruire. La mégamachine est trop puissante pour répondre aux théories du changement dans l’histoire qui partent d’une auto-organisation d’un mouvement idéologique et politique.Personnellement, je ne crois pas trop à une IA qui nous sauverait car ma métaphysique exclut le solutionnisme technologique. Je considère qu’aucune technologie ne nous sauvera TANT QUE nous n’instituons pas la Limite dans notre métaphysique, c’est-à-dire la capacité à nous auto-limiter nous-mêmes, en ce compris nos outils technologiques. Donc la fusion nucléaire et l’IA nous sauverait si et seulement si nous parvenions d’abord à instituer la Limite. Si nous développons la fusion et l’IA avant cela, je prends les paris que ça va accélérer l’extinction de l’Humanité, et pas l’inverse.
Enfin, il faut conclure avec peut-être un motif d’espoir, qui pourrait sauver l’Humanité : le fait que les forces d’effondrement ont une tendance nécessaire à se neutraliser elles-mêmes, un peu comme s’il s’agissait d’une nouvelle contradiction interne du capitalisme. A mesure que la mégamachine provoque l’Ecocide et les effondrements, elle érode et finit par détruire ses propres conditions d’émergence et de reproduction. A un moment donné, des tempêtes vont détruire les installations portuaires, les centrales nucléaires vont s’arrêter faute d’eau, il y aura un jour une famine mondiale qui va détruire une partie de la population donc de la pollution, les pandémies vont donner des coups de frein au PIB, certains pays comme l’Espagne ne seront plus jamais les potagers de l’Europe, etc. A un moment, Gaïa va détruire le capitalisme avant que le capitalisme ne détruise Gaïa. Elle en a vu d’autres.
Donc l’effondrement va détruire ses propres causes (il faut penser système, rétroaction, dialogique), il va nécessairement s’autoréguler, en escaliers, et finir par s’arrêter, après avoir atteint un plancher en termes de complexité.
Ferons-nous, nous les humains, partie de la complexité résiduelle à ce moment ? C’est possible. Notre incroyable capacité d’adaptation pourrait permettre à certains d’entre nous d’échapper à la Grande Simplification planétaire.
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