Illustration par DALL-E (+PJ)
L’illimitation peut trouver sa limite par la transgression de toutes les limites.
Une singularité est, en mathématiques, un point auquel un objet mathématique n’est pas défini, ou un point où l’objet mathématique cesse de se comporter de manière intuitive, selon une manière particulière. On observe par exemple une discontinuité, une bifurcation, une évolution soudaine du comportement de l’objet mathématique, comme la transformation soudaine d’une courbe en une exponentielle. Le terme s’étend à des phénomènes physiques comme l’effet de seuil, qui se déclenche après un point de singularité. L’eau se transforme soudain en glace ou en vapeur, après le franchissement d’une certaine température. Où le bois commence à flamber, puis de plus en plus vite.
On a beaucoup parlé ces derniers temps de la Singularité, c’est-à-dire de la possible émergence d’une intelligence artificielle générale qui progresserait rapidement – par auto-apprentissage et auto-amélioration exponentiels – vers la superintelligence, c’est-à-dire une forme d’intelligence largement supérieure à l’intelligence humaine individuelle et collective, ce qui déclencherait en conséquence un emballement exponentiel de la croissance technologique, au risque que l’Humanité perde totalement le contrôle de son destin, voire soit éradiquée.
On a également beaucoup parlé ces dernières années de l’Effondrement, c’est-à-dire de la possibilité que la civilisation mondiale voire l’Humanité, s’effondre, en tout ou partie, au cours du XXIe siècle, à cause de la transgression accélérée des limites planétaires et la destruction de l’habitabilité de la Biosphère. Avec le risque de s’éteindre à terme. En ce sens, l’Effondrement constituerait également une forme de singularité.
Ces deux hypothèses ne sont pas nécessairement concurrentes. La Singularité technologique pourrait survenir avant, pendant ou après l’Effondrement, et pourrait en être la cause. Chacun des deux phénomènes pourrait influencer le déroulement de l’autre. L’Effondrement pourrait mettre fin à la Singularité technologique et, pourquoi pas, la Singularité pourrait mettre fin à l’Effondrement. Vu les développements actuels, on imagine bien comment certaines populations privilégiées sur la planète continueraient à investir massivement dans le développement de l’intelligence artificielle malgré l’effondrement en cours de l’habitabilité planétaire.
Les singularités existent en mathématique et en physique, et on connaît aussi ce terme via la vulgarisation des recherches sur le phénomène des trous noirs.
« Dans le cadre et donc les limites de la relativité générale, un trou noir est une singularité gravitationnelle entourée d’une zone d’espace dont rien ne peut s’échapper, limitée par une surface appelée horizon des événements. »
« L’horizon des événements est, en relativité restreinte et en relativité générale, constitué par la limite éventuelle de la région qui peut être influencée dans le futur par un observateur situé en un endroit donné à une époque donnée. »
Wikipédia
Je voudrais donc proposer ici de renforcer et compléter ce parallèle entre ces différents phénomènes de singularité, dans une version beaucoup moins fantastique que la Singularité technologique des amateurs de science-fiction et des transhumanistes. Je voudrais proposer de parler de Singularité écologique et de Trou noir écologique, pour compléter la notion d’Effondrement. Ce qui m’intéresse en pratique est de mettre en évidence une sorte d’horizon des événements de type écologique au-delà duquel nous perdrions toute puissance d’agir significative, où le futur nous échapperait définitivement, où nous serions attirés irrésistiblement jusqu’à tomber dans une sorte de Trou noir écologique.
Alors que le trou noir est une singularité qui peut se former par un effondrement gravitationnel d’une étoile massive, le Trou noir écologique serait une singularité formée par un effondrement de l’habitabilité planétaire. Et le rapprochement voire le franchissement de l’horizon des événements écologique signerait l’anéantissement de notre puissance d’agir.
La Grande Accélération caractérise l’Anthropocène. Toutes les variables décrivant l’extension de l’Anthroposphère et la destruction de la Biosphère s’accélèrent exponentiellement.
Quand le temps de réaction devient plus long que le temps d’intervention restant, quand le futur lui-même s’effondre par hypothèque, quand l’habitabilité de la Biosphère s’effondre, quand la métaphysique illimitiste, capitaliste, néolibérale, transhumaniste s’effondre face à la réalité des limites planétaires, c’est, effectivement, tout notre monde qui s’effondre, « le monde » et pas seulement « un » monde. L’incertitude radicale n’est plus seulement le domaine d’une catégorie de risque non probabilisables mais la propriété de tous les processus. L’impermanence est poussée à son comble. Ni l’existence de la Vie sur Terre, ni l’existence de l’Humanité, ni celle de la Conscience, ne sont plus garanties. L’horizon des événements se rapproche au point de supprimer le futur. Sans futur, pas de conséquence. Sans conséquence, comment penser et agir ?
Alors survient une singularité qui met en péril l’inconscient, la conscience, la pensée, la parole et l’action. Sans stabilité spatio-temporelle du « monde », aucune philosophie, aucune éthique, aucune politique, aucune stratégie n’est plus possible au sens plein.
Les événements s’accumulent à une telle vitesse et modifie si souvent les paramètres d’analyse et de décision que toute stratégie, toute tactique, tout plan, devient obsolète avant même d’être mis en œuvre. Par exemple, faute de mettre fin au réchauffement climatique, les politiques d’adaptation sont successivement obsolètes pour +1,5°C, +2°C, +3°C, +4°C, etc. Notre vitesse de réaction est sans cesse battue en brèche par la réduction du temps d’intervention en effondrement. Nous finissons par courir après un horizon des événements qui finit par nous engloutir. Lorsqu’une énorme météorite s’est abattue sur le Yucatan il y a 66 millions d’années, les dinosaures n’avaient plus aucune chance de s’en sortir. Les scientifiques ont récemment décrit un scénario où la planète Terre pouvait se transformer en « Terre-Serre » ou « planète-étuve » quasiment inhabitable, par franchissement d’un seuil de stabilité, une forme de singularité irréversible. Aujourd’hui 6 limites planétaires sont déjà franchies.
Pour qu’une politique soit possible, il faut qu’une éthique soit possible. Pour qu’une éthique soit possible, il faut pouvoir décrire les lois qui gouvernent les causes et les conséquences de l’action, et il faut que ces lois soient stables.
Face au Trou noir écologique, l’éthique conséquentialiste échoue car les conséquences ne peuvent plus être calculées. L’éthique déontologique échoue car on ne peut plus ériger aucun impératif catégorique, aucune loi universelle vers laquelle pourrait être généralisée l’action éclairée. Demeure peut-être cette éthique bouddhiste de la justesse adéquate et stoïcienne de la vertu, qui renonce à la moindre ambition relative au futur. Demeure peut-être ce qu’on appelle en anglais le « full catastrophe living », pour parler de la méditation en pleine conscience. Rejoindre les philosophes du processus et du changement permanent, le Tao, Héraclite, Nietzsche. Tenter de rester la tête hors de l’eau dans une rivière déchaînée, nageant tantôt à gauche tantôt à droite -inutile de se donner une trajectoire.
En temps d’Anthropocène, l’Effondrement causé par la Grande Accélération effondre le temps lui-même par l’accélération constante de la densité d’événements existentiels pour la conscience humaine. Les processus deviennent totalement imprévisibles. Nous subissons et ne pouvons plus agir. L’horizon temporel se réduit à une singularité.
En temps d’Holocène, malgré la variété de la météorologie et de la climatologie, il existait un arrière-plan spatio-temporel relativement stable et prévisible à l’existence humaine. L’Histoire, la politique, la philosophie sont une pièce de théâtre que des acteurs jouent sur une scène et dans un décors stables, connus. En temps d’Anthropocène, le décors s’effondre lourdement et bruyamment, recouvrant la voix des acteur sur la scène de l’histoire, écrasant au passage ces acteurs.
Dans le trou noir écologique, Gaïa (l’ensemble des manifestations de la Vie et de la Terre), et non l’Humanité, redevient la première force historique et géologique. L’Anthropocène n’est qu’une brève parenthèse où l’Humanité avait volé ce rôle à Gaïa. Ou plutôt croyait l’avoir volé.
La puissance d’agir humaine, individuelle et collective, s’effondre alors. On ne peut plus que contempler le monde se défaire, et tenter de survivre.
Paradoxalement, le refus de la Limite, l’Illimitisme, détruit donc le libre-arbitre, la Liberté libérale, l’émancipation sociale, l’élévation humaniste de l’individu. Faute d’avoir saisi notre Autonomie dans l’interdépendance, nous risquons d’être bientôt les esclaves d’une hétéronomie dans la dépendance. Simples jouets des éléments.
Plusieurs formes de singularité signent la fin potentielle de l’Humanité comme puissance d’agir significative, celle de l’Effondrement, celle de l’extinction de l’Humanité, et celle de la Singularité technologique -ou remplacement par une superintelligence.
Les deux premières formes fournissent une réponse tout à fait plausible au Paradoxe de Fermi : si l’Humanité n’a, jusqu’à présent, trouvé aucune trace de civilisations extraterrestres, alors que le Soleil est plus jeune que beaucoup d’étoiles situées dans notre galaxie, c’est simplement parce que les civilisations dites intelligentes finissent toutes par s’effondrer -et ne plus pouvoir émettre de signaux vers l’extérieur, au point de devenir indétectables- ou s’éteindre, par autodestruction de leur biosphère.
Cette interprétation tend aussi à écarter la version « soutenable » de la troisième forme de singularité, la possibilité d’une Singularité technologique capable de perdurer et de coloniser l’espace. Si nous n’observons pas non plus de civilisations intelligentes artificielles – ayant éventuellement remplacé ou éradiqué les formes biologiques intelligentes les ayant conçues -, c’est parce que la Singularité technologique, soit est impossible, soit, dès qu’elle survient, détruit également la biosphère et la civilisation intelligente qui l’a vu naître et s’autodétruit, avant qu’elle puisse s’échapper et coloniser l’espace, avec ou sans ses concepteurs biologiques, soit enfin, est détruite par l’Effondrement écologique causé par la civilisation intelligente l’ayant conçue, avant de pouvoir perdurer avec ou sans elle.
Illustration par DALL-E (+PJ)
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