Les mots semblent immatériels, et bien qu’il n’y ait que nous, êtres humains, pour les prononcer, ils nous paraissent extérieurs à nous-mêmes. On s’est sans doute laissé fasciner par le fait que l’auto-organisation puisse émerger de cellules indifférenciées telles que les neurones formels, et l’on en est venu à oublier qu’elle peut émerger bien plus aisément encore d’unités spécialisées. Or, les mots ne sont rien d’autre : chacun d’entre eux tient son rôle, incomparable : sa signification, et de sa combinaison avec d’autres naissent autant de significations originales, qui sont des multiplications de sens davantage que des additions. […]
Et si les mots suffisaient à penser ? Et si la pensée émergeait d’elle-même d’un univers de mots soumis à des contraintes ? Autrement dit, et si la pensée résultait de l’auto-organisation d’un univers de mots ?
Je reproduis ici l’introduction de mon livre Principes des systèmes intelligents paru chez Masson à Paris en 1989.
Introduction
La capacité de l’ordinateur à traiter de l’information en quantité considérable joue aujourd’hui un tour à l’intelligence artificielle : en ne forçant pas – ou quasiment pas – à restreindre la taille des projets, ni dans le nombre des données stockées ni quant à la complexité des algorithmes conçus pour les traiter, elle autorise aujourd’hui à ignorer l’ancien souci d’économie. Or, la nécessité d’économiser les moyens fut toujours mère de l’ingéniosité.
Les problèmes posés par la conception de systèmes intelligents ne sont pas simples – faute surtout d’une théorisation qui permette de les concevoir clairement. C’est pourquoi il est impératif de contenir la complexité et la complication des solutions autant que faire se peut, sans quoi l’homme perd la maîtrise d’un outil dont il ne domine plus le concept et que toute tentative de modification conduit à la dégradation gracieuse ou le plus souvent, disgracieuse.
C’est le souci d’économie qui oblige à s’interroger sur le degré de complexité et le degré de complication acceptés comme allant de soi dans les projets d’intelligence artificielle. « Tout programme qui modélisera avec succès ne serait-ce qu’une petite partie de l’intelligence sera intrinsèquement massif et complexe » affirme une préface à la collection « The MIT Press Series in Artificial intelligence » dirigée par Winston et Brady. S’agit-il là d’une loi nécessaire ou d’une observation portant sur les projets réalisés jusqu’ici ? Autrement dit, des solutions plus simples ont-elles jamais été envisagées, ou bien la difficulté apparente des questions a-t-elle fait croire que la complication et la complexité des réponses seraient des maux nécessaires ?
Les projets les plus ambitieux de systèmes intelligents (on pense à l’exemple d’EURISKO de l’équipe de Douglas Lénat; Lénat 1980) s’efforcent d’intégrer conjointement le corpus complet de la langue sous ses aspects syntaxique et sémantique, le système entier de la logique et l’ensemble du sens commun. Les coûts et les difficultés rencontrées par des entreprises de ce type ont conduit des groupes concurrents à s’interroger sur l’existence éventuelle de raccourcis qui permettraient à des équipes moins nanties de rivaliser avec les plus grandes. L’auto-organisation apparaît comme la formule magique qui permettrait d’opérer ces raccourcis fabuleux, et le succès dans l’opinion du groupe Parallel Distributed Processing doit beaucoup aux espoirs d’économie en moyens qu’il a fait naître.
Que l’homme pense à l’aide de son cerveau est une vérité aujourd’hui établie et une réflexion portant sur l’auto-organisation s’est rapidement interrogée sur les capacités émergentes des réseaux de neurones. Que l’homme pense à l’aide des mots de sa langue est une vérité non moins établie. Mais pourrait-on élucider le mécanisme des mots comme on élucide celui des neurones ? Les mots semblent immatériels, et bien qu’il n’y ait que nous, êtres humains, pour les prononcer, ils nous paraissent extérieurs à nous-mêmes. On s’est sans doute laissé fasciner par le fait que l’auto-organisation puisse émerger de cellules indifférenciées telles que les neurones formels, et l’on en est venu à oublier qu’elle peut émerger bien plus aisément encore d’unités spécialisées. Or, les mots ne sont rien d’autre : chacun d’entre eux tient son rôle, incomparable : sa signification, et de sa combinaison avec d’autres naissent autant de significations originales, qui sont des multiplications de sens davantage que des additions.
Nous pensons aux mots comme à des outils dont nous disposons et qui ne seraient rien si nous ne les pliions à nos objectifs. C’est oublier qu’ils nous préexistent, que nous naissons au sein d’un univers de mots sur lequel notre pouvoir est minime voire inexistant. Une espèce sans langage est une espèce dont l’histoire se résume à son évolution biologique. L’histoire humaine est une histoire de paroles échangées : paroles heureuses et paroles malheureuses, bénédictions et malédictions, aussi nécessaires à rétablir la paix qu’à initier la guerre.
Ce qui ne veut pas dire que les mots recèlent un pouvoir magique – sans les hommes pour les échanger, ils ne sont rien – mais leur existence et leur évolution au cours des dizaines de millénaires accompagne l’adaptation lente d’une espèce inventive à un environnement doublement hostile : d’une part du fait de la Nature où l’homme regroupe tout ce qu’il exclut de sa proximité familière et d’autre part du fait des autres hommes dont la fréquentation est toujours périlleuse.
Mais, dira-t-on, cette lente adaptation de l’homme à son monde résulte du fait que l’homme pense et non tellement du fait qu’il parle. Et si les mots suffisaient à penser ? Et si la pensée émergeait d’elle-même d’un univers de mots soumis à des contraintes ? Autrement dit, et si la pensée résultait de l’auto-organisation d’un univers de mots ?
C’est cette dernière hypothèse qui sera explorée ici, comme l’éventualité d’un raccourci vers l’intelligence artificielle. Concevoir le comportement intelligent d’un système informatique comme la production d’un discours cohérent résultant de l’exercice dynamique de contraintes sur un espace de mots, voilà qui mérite sans doute examen : si la voie devait se révéler féconde, les bénéfices seraient considérables et si elle devait s’avérer stérile, il ne pourrait plus être dit qu’un raccourci plausible a été ignoré sans examen. Cette voie n’est pas sans présenter ses propres difficultés, mais elle possède cet avantage considérable, par rapport aux sentiers déjà battus, de mobiliser pour son exploration un savoir disponible mais que la recherche en intelligence artificielle n’a pas encore pensé à pleinement consulter.
Pages 13 à 16 de la réédition en 2012 aux Éditions du Croquant.
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