ChatGPT a-t-il tué l’enseignement ?, le 24 janvier 2023 – Retranscription

Bonjour, nous sommes le mardi 24 janvier 2023, et je voudrais vous parler aujourd’hui d’un événement qui affole les établissements d’enseignement. Et qui pose la question : l’enseignement est-il encore possible ?

Il y a 2 ans, on avait eu l’amabilité de m’inviter comme keynote speaker, en français « conférencier invité », à l’association francophone des spécialistes des sciences de l’éducation. Qu’est-ce qui me valait l’honneur d’être invité là ?

Eh bien le fait que, en 1984, j’avais publié avec Geneviève Delbos un ouvrage qui s’appelait « La Transmission des savoirs », qui était justement sur ce qu’on appelle par ailleurs les sciences de l’éducation. Comment se transmet-on du savoir ? Et entre 84 et il y a 2 ans, il s’était passé pas mal de temps. Cela fait quoi ? Plus de 40 ans en tout cas.

Et j’avais commencé mon exposé par une anecdote qui était la suivante. Je me trouvais à donner cours dans un amphithéâtre. Pourquoi est-ce que c’était pertinent, l’amphithéâtre ? Parce que cela me permettait de voir les gens très distinctement, les gens même qui sont tout au fond parce qu’ils sont en réalité, plutôt en hauteur.

Ce qui se passait, qui avait retenu mon attention, c’est que l’assemblée n’était pas attentive. Tous les regards étaient tournés vers un personnage qui se trouvait au fond de la salle.

Je ne comprenais pas tout de suite ce qui se passait. Pourquoi, au lieu de me regarder, moi qui racontais des choses, pourquoi tous les regards étaient fixés ailleurs, sur une personne en particulier ?

D’autant que cette personne pianotait sur son ordinateur portable. Et à un moment donné, la personne, avec un grand sourire, a fait le geste [pouce vers le haut] et aussitôt, les visages se sont éclairés et se sont tous retournés vers moi. Qu’est-ce qui s’était passé ?

Ce n’était pas trop difficile à comprendre. J’avais dû dire quelque chose d’assez provocant et la suspicion avait envahi la salle.

On s’était dit : « Il dit des connaries », et quelqu’un était allé voir sur Wikipedia, évaluer la qualité de ce que je disais. Et l’examen avait été passé haut la main par moi puisque, le pouce en l’air, confirmant que je ne me trompais pas et qu’on pouvait recommencer à m’écouter.

Mais qu’est ce que ça voulait dire ? Et ça, j’en ai tiré les conséquences à l’intention de mes auditeurs, les spécialistes des sciences de l’éducation.

Cela voulait dire le fait que l’enseignant, déjà à cette époque là – ça devait être il y a cinq ou six ans – était en liberté surveillée. On ne lui faisait plus confiance à lui ou à elle sur la qualité de l’enseignement dispensé.

Ça n’a pas dû s’améliorer depuis. Déjà Wikipedia permettait de vérifier si OUI ou NON, l’enseignant est à la hauteur de ce qu’il enseigne. Et dans notre contexte contemporain, vous savez que la chose ne va pas de soi.

J’avais mentionné aussi quelque chose qui était dans les journaux à cette époque là. C’est à dire qu’on avait demandé aux professeurs de français d’enseigner les mathématiques parce qu’on manquait de professeurs de mathématiques.

Alors quand on sait déjà comment sont enseignées les mathématiques par les professeurs de mathématiques…

Je vais recevoir des tomates mais je continue. Quand ce sont les professeurs de français qui en général ne sont pas des matheux et qui au contraire sont passés vers des sujets littéraires parce qu’ils calaient devant la racine carrée de ceci ou de cela, le résultat n’était pas très convaincant.

Alors maintenant entre en scène – il y a deux mois : en novembre – entre en scène chatGPT, un logiciel produit par la firme OpenAI.

Et que fait ce logiciel ?

Je vous l’explique même si tout le monde le sait maintenant, vous lui dites : « Je voudrais faire une dissertation sur tel sujet. Je voudrais que ce soit un tout petit peu rebelle quand même, que ce ne soit pas simplement régurgiter ce qui se trouve dans Wikipédia. Je voudrais qu’on mette l’accent sur une critique féministe », etc.

Et le truc vous le fait. La difficulté pour les enseignants c’est que le suivant, il dira : « Je voudrais le même sujet », mais au lieu de dire « une perspective plutôt féministe », il dira « une perspective plutôt marxiste ». Et la machine le fera et la machine le fera très bien.

Elle le fera si bien qu’on a déjà évalué aux États-Unis le rendement de ce logiciel pour faire des devoirs. Et dans ce système américain où c’est ABCDE, ce sont des notes de niveau B qui sont données en moyenne au logiciel chatGPT.

Bon, une moyenne, enfin une cote, une note de B, c’est mieux que la moyenne. C’est mieux que la moyenne.

C’est-à-dire que, on va d’abord mettre l’accent sur l’aspect, je dirais, positif, si tout le monde utilise la machine, tout le monde aura une note de B. Cela va faire monter la moyenne par rapport à ce qu’elle est maintenant.

Et le malheureux ou la malheureuse qui essayera de faire le devoir par ses propres moyens, il aura peut être une chance sur 1 million d’avoir une note A, mais tous les autres, ils auront des notes C, B, D, etc. : cela ne sera pas à la hauteur.

Alors on peut se réjouir : tout le monde aura une meilleure note. Si tout le monde utilise cela, tout le monde aura une meilleure note qu’avant.

Où est le problème ? Mais, cela torpille entièrement le système des examens. et derrière le système des examens, la méritocratie : on a un vrai système d’enseignement, on récompense ceux qui comprennent bien et on pénalise ceux qui ne comprennent pas ou qui n’ont jamais regardé le sujet, etc.

Alors si tout le monde vient avec, pas la même copie, je viens de le dire, mais si tout le monde vient avec une copie de niveau quinze ou seize, la question va se poser : comment est ce qu’on les met en rang, comment est-ce qu’on les classe ?

Et surtout est-ce qu’ils comprennent ? Est-ce qu’ils vont même lire ce que chatGPT aura produit en sortie ?

Du coup, devant quoi les enseignants vont-ils se retrouver ? Et il n’y a pas que les établissements d’enseignement : vous êtes au bureau, on vous demande de faire un rapport sur tel ou tel sujet, c’est ce qu’on vous demande d’habitude. C’est devenu plus facile avec l’informatique : il ne faut pas passer des heures et des heures dans des bibliothèques à attendre un bouquin qui finalement n’est pas le bon, etc. Non ! maintenant sur l’internet, on trouve tout.

Mais enfin, il y avait encore un problème de copier-coller – qui ne dérange pas d’ailleurs, je le signale au passage, un certain nombre de nos fameux plagiaires qui s’en sortent bien d’ailleurs : vous le savez, il y a un certain nombre de plagiaires fameux en ce moment et qui disent : « Bah ! tout le monde fait comme cela ! Si on est bien organisé, on trouve l’information où elle est et puis on fait du copier-coller ! Si on est quelqu’un qui est quand même assez célèbre, on a un secrétariat qui fait le copier-coller et le secrétariat n’est pas toujours du même niveau que soi-même. mais qu’est ce que vous voulez ? », et ainsi de suite.

La question de l’évaluation de ce qu’on fait est en train d’être posée. D’abord, si on fait un examen, puis que tout le monde a la note quinze ou seize, comme je le disais, on ne peut plus faire la différence. Et surtout la question : est-ce que les gens comprennent ce qu’ils vont produire ?

Est-ce qu’ils vont pouvoir s’identifier à, est-ce qu’ils vont pouvoir s’engager derrière cela ? Ils vont s’engager derrière cela en sachant que c’est ce qu’il fallait dire. Mais est-ce qu’ils pourront le répéter en-dehors de ce contexte ? etc.

Moi qui suis un vieux de la vieille, quand je fais passer des examens, je me méfie de cela depuis toujours. C’est-à-dire que je fais passer des examens oraux parce que, quand même, dans ce qu’on appelle le non-verbal, on peut quand même juger de savoir si quelqu’un dit quelque chose en n’ayant pas la moindre compréhension de ce que signifient les mots qui sont prononcés. Et si c’est du par cœur, comme on disait autrefois, le par coeur, ce n’est pas neuf non plus : les gens qui apprenaient des trucs par coeur.

Le problème se pose moins quand on a les gens en face et qu’on peut aussi réajuster la question pour voir si tel mot qui a été bien utilisé en contexte, s’il est bien maîtrisé dans un autre. Des choses de cet ordre-là. Mais est-ce qu’on a encore le temps de nos jours avec l’enseignement de masse, de faire des examens oraux ? Oui, dans des niches, comme on dit, dans de petites niches.

Qu’est-ce à dire ? Est-ce à dire que la Singularité est avec nous ? La Singularité, c’est une expression qui renvoie à des choses un peu vagues, mais l’idée, le jour où on se dira que l’ordinateur nous a une fois pour toutes dépassés, et il n’y a pas que pour faire des dissertations, vous le savez maintenant, on vous demande de dessiner ceci ou cela, il y a plusieurs logiciels qui le font très bien : « Un truc inspiré plutôt des films Alien mais plutôt dans des paysages bucoliques, etc. » La machine le fait et les trois logiciels principaux le font dans des styles encore un peu différents : on peut encore choisir ce qu’on préfère présenter.

La machine fait mieux que ce que nous faisons et la question va se poser de la comparaison maintenant.

Non, pas est-ce que la machine fait aussi bien que l’être humain ? Mais est-ce que l’être humain fait aussi bien que la machine ?

Et on nous dira : la machine n’a pas d’émotions, donc elle ne comprend pas : dans aucun cas elle ne comprend ce qu’elle fait : elle simule le savoir… même si c’est extrêmement convaincant.

Mais, Messieurs, Dames, qui avez travaillé en entreprise, prenez votre respiration – parce que ce que je vais dire n’est pas très sympathique – vous qui avez travaillé en entreprise, surtout , voilà dans des entreprises « performantes ».

Moi, j’ai travaillé 18 ans dans des banques – au siège des banques – il ne fallait pas perdre des sous, il fallait avoir des idées nouvelles, etc. Et je l’ai dit, en particulier dans un ouvrage qui s’appelle « Misère de la pensée économique », même dans des environnements aussi pointus que ceux-là, il n’y a encore que 20 % des gens qui comprennent ce qu’ils font. Les [autres] 80 %, ils font du « par cœur ». Ils ont appris la routine : ils savent qu’on fait ça dans tel et tel ordre.

Et les vieux de la vieille de l’informatique, de l’époque où on faisait les premiers logiciels et où on faisait des « updates », des versions revues, une version II du logiciel, et là, à cette époque tout à fait pionnière, qu’est-ce qu’on faisait ?

On faisait un truc avec des boutons pour cacher une opération qui n’était pas très très compliquée. On montrait que pour avancer, il fallait pousser sur le bouton violet, et puis, pour reculer, il fallait pousser sur le bouton vert.

Et puis quand on sortait la deuxième version, on se disait que c’était con vraiment de dire : « Le vert pour quelque chose qu’il faut éviter (peut-être ne pas le faire) et mettre du rouge ou du mauve (quelque chose apparenté à du rouge) pour la chose qu’il faut faire, on va remettre l’ordre logique : on va mettre le vert pour ce qu’il faut faire et le violet pour ce qu’il ne faut pas faire. »

On n’était encore, Messieurs, Dames, qu’à la deuxième version du logiciel, et la moitié des gens étaient déjà perdus. Parce que même quand il s’agissait de quelque chose d’assez élémentaire que la machine faisait, les gens avaient déjà pris l’habitude que c’était sur le violet qu’il fallait pousser.

Pourquoi ? Parce qu’ils ne comprenaient pas de quoi cela parlait en réalité. Bon, et cela, c’est une constatation générale. On part de cette idée que les êtres humains, nous, quand on fait quelque chose, on le comprend.

Le psychanalyste, la psychanalyste, quand il ou elle entend cela, il a déjà un souci d’un côté parce qu’il sait que la plupart des choses qu’on fait, c’est du réflexe.

Et même, voilà, vous pourriez vous dire qu’un petit exposé comme je le fais ici, cela demande quand même que je réfléchisse à ce que je dis pendant que je le fais. Mais, tout ça, c’est déjà fort de l’ordre du réflexe. Je me suis donné une idée au départ : je vais parler de chatGPT. Et puis je me mets devant la caméra et cela vient automatiquement : une idée entraîne l’autre.

Parfois, je me suis peut-être dit une fois : « Il faudrait mettre dans l’ordre : parler plutôt de ceci avant cela » et en général je ne le fais pas au moment même. Mais le plus souvent, même si je me dis cela, j’oublie. Je l’oublie justement en cours de route : cela vient « comme ça ».

Tout cela, chers amis, c’est fort du stimulus/réponse. Et ce que chatGPT va nous montrer, ce n’est pas seulement que le système des examens est devenu complètement impossible, sauf à faire machine-arrière absolument : d’interdire aux gens d’avoir leur iPhone avec eux dans la salle de classe ou d’avoir leur portable,

un pas en arrière que personne n’est prêt à faire parce que quand on a accès à l’information maintenant avec son iPhone, avec son smartphone, ou avec son ordinateur, on ne peut plus faire les choses comme avant : en n’ayant pas accès à l’information minimale. Donc on ne pourra pas le faire.

Mais l’autre chose, c’est que cela va nous obliger à réfléchir véritablement à que fait un être humain et que ne fait pas une machine.

Et là, l’examen de conscience ne va pas être beau à voir, non pas parce qu’en termes de performance, l’homme – au sens de l’animal humain – cela fait déjà un moment qu’il n’arrive pas à faire des choses aussi bien que la machine mais le moment est venu sans doute, avec chatGPT, d’en prendre conscience.

De prendre conscince non seulement qu’on fait moins bien que l’ordinateur mais que nous aussi, dans la plupart des choses que nous faisons – même dans un environnement professionnel – nous simulons savoir le faire.

Dans la plupart des cas, cela marche. Simuler savoir le faire, c’est bon assez par rapport à ce qu’on vous demande. Parce que vous n’êtes pas dans les 20 % qui font vraiment marcher la machine. Vous êtes dans les 80 qui font un peu de la figuration : qui sont là essentiellement pour passer de la machine à café à la photocopieuse.

Alors je sais que je ne devrais pas dire des choses comme cela alors qu’on réfléchit déjà, à quoi ça sert de travailler dans un contexte de retraite qu’on demande par la suite ?

Mais, comme on le voit, comme je le vois dans les témoignages de certains – pas tous, heureusement, parmi les commentateurs de mon blog – il y a déjà tellement de… c’est (David) Graeber qui parlait de bullshit jobs :  « Les bullshit jobs vont venir si ceci ou cela ». Les bullshit jobs : les boulots à la con. Ils sont là, malheureusement depuis qu’on a inventé le travail et qu’il y a des choses qui sont moins intéressantes à faire que d’autres et qu’on demande à certaines personnes de le faire de préférence.

Alors voilà, ce n’est pas seulement le système d’enseignement qui est entièrement torpillé maintenant par chatGPT et par d’autres logiciels qui sont de ce niveau : c’est la représentation même de notre efficacité en tant qu’êtres humains ayant une intelligence qui nous permet d’ « utiliser notre volonté pour réaliser notre intention ». C’est tout ce modèle que nous avons là, derrière, dans un coin de notre tête, comme étant la manière dont nous fonctionnons, c’est cela qui va apparaître en surface : que ce n’est pas comme cela, que ce n’est jamais comme cela que ça a fonctionneé. Comme je vous le disais tout à l’heure, la psychanalyse avait déjà essayé de montrer cela.

Le béhaviorisme de Skinner aussi, à sa façon, en nous montrant qu’il y a beaucoup plus de stimulus/réponse : « Je fais A et puis B vient automatiquement », qu’on ne l’imagine. Tout ça : toute cette représentation de l’humain, va devenir de plus en plus robotique.

Pourquoi ? Parce que le robot, effectivement nous a de fait, déplacé.

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5 réponses à “ChatGPT a-t-il tué l’enseignement ?, le 24 janvier 2023 – Retranscription”

  1. Avatar de timiota
    timiota

    In Jazz imus nocte et consomimur chatGPT.

    Nous faisions de l’improvisation sans le savoir (un des plus beaux exemples de séquences stimulus réponses, auto-engendrées en bonne partie) => « Jazz », et chatGPT va se jouer de nous sur ce mode là.

    Je n’aurais rien contre un monde où les musiciens apprendraient à faire du Monk (Thelonious) auprès d’un chatGPT orienté à cet effet. Le « pianocktail » de Vian serait en option. Bref, les choses sérieuses pourraient commencer.

  2. Avatar de Ruiz
    Ruiz

    L’examen oral présente l’inconvénient du biais d’apparence physique et de maitrise orale souvent à implication sociale, il est préconisé en Macronie.
    Il a l’avantage du dialogue possible.
    Il faudra s’assurer de la non-utilisation d’une oreillette (qui ne nécessite pas ChatGPT).
    L’examen écrit peut-être assuré sans moyens de télécommunication, mais celà implique dans la pratique l’absence d’ordinateur personnel.

    Le problème est l’épreuve avec documents si maintenant les documents sont dématérialisés.

    L’épreuve devrait avoir lieu dans une grotte avec des tablettes en argile.

    L’art pariétal est peut être un résidu d’examens.

      1. Avatar de Otromeros
        Otromeros

        Voir aussi par curiosité dans les commentaires de votre lien(« challenge ») les 2 « intervews » que le lecteur @denis.cadiot réalise de cette IA… qui confirment en simplifié les expériences de « conversations » rapporté précédemment dans notre blog.!

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  1. Mes yeux étaient las, bien plus que là, juste après l’apostrophe : la catastrophe.

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