Le fondement scientifique douteux de l’économie de marché
L’économie de marché est ambivalente. Elle attire par sa capacité à générer le progrès et à démultiplier la richesse. Mais, en même temps, elle est effrayante, voire suffocante, à cause de son narcissisme.
Publié dans La Libre le 29-01-2023 à 11h08
Une opinion de Bruno Colmant, membre de l’Académie Royale de Belgique
De nos jours, on assimile le capitalisme à l’économie de marché. Mais rien n’est plus faux : il y a différents types de capitalisme. Il suffit de penser à la différence de typologie entre les contextes américain et européen.
L’économie de marché est une autre modalité. Elle correspond au fait que l’allocation des biens et des services, ainsi que leur prix, est déterminée par la confrontation de l’offre et de la demande telle qu’établie par le libre jeu du marché. Mais ce n’est pas tout : le prix de marché, qui est fondé sur sa propre déstabilisation permanente, est considéré comme supérieure à toute autre valorisation. En effet, dans un monde parfaitement huilé, le prix des biens et des services correspond, à tout moment, aux conditions des échanges. Si le marché donne une valorisation plus exacte aux biens et services que des impulsions publiques, pourquoi s’embarrasser des obstacles imposés à sa fluidité ?
C’est ainsi que le terme d’économie de marché s’est popularisé dans les années quatre-vingt. La porte était donc ouverte sur un autre ordre politique que celui qui avait prévalu après la Seconde Guerre mondiale : le néolibéralisme venant des États-Unis. Il fallait déréguler et déréglementer pour qu’enfin la loi de l’offre et de la demande s’épanouisse librement. L’économie néolibérale est alors devenue normative lors de sa consécration par le Consensus de Washington de 1990. Celui-ci affirma proprio motu la suprématie idéologique du capitalisme américain en formulant dix principes dérivés des enseignements de l’École de Chicago, dont la privatisation et la déréglementation de l’économie. Parmi les dix affirmations péremptoires de ce consensus de Washington, on lit les revendications suivantes : une réorientation des priorités de dépenses publiques vers des domaines offrant à la fois une rentabilité économique élevée, l’abaissement de la fiscalité, la libéralisation du commerce extérieur, les privatisations des monopoles ou participations de l’État ou entreprises publiques, la déréglementation des marchés et de l’économie, etc. Il ne faut pas être un grand clerc pour constater que ce référentiel de marché ne promouvait en aucune manière les droits du travail ou la protection de l’environnement.
Dès ce moment, tout devint “marché” : marché de l’emploi et marché des capitaux, dans l’effervescence étourdissante d’une salle d’enchères. Ceci ramène aux théories de Léon Walras (1834-1910), un des plus illustres mathématiciens de l’économie. Il postulait qu’une économie s’oriente vers l’équilibre dans le cadre d’une concurrence parfaite. Ce postulat conduit à la théorie du “tâtonnement walrasien” qu’on peut résumer, à l’instar d’une bourse, comme un lieu d’échanges où les prix se forment par essais et erreurs, ou plutôt par itérations, jusqu’à ce que les intentions d’offre et les intentions de demande coïncident. Cette valeur de marché se diffusa même dans la comptabilité des entreprises qui est désormais fondée sur la juste valeur (en anglais : fair value), considérée comme supérieure à tout autre référentiel.
Mais s’il est compréhensible de parler d’un marché des capitaux, il est inqualifiable de parler du marché du travail, sauf à réduire l’humain à un mobile fongible productif de manière éphémère. Pourtant, cette objection fut balayée par la pensée dominante au motif que le travail devait être flexibilisé et mobile pour s’ajuster aux gisements de croissance, comme on le constate aux États-Unis.
De surcroît, l’idée se développa qu’il fallait gérer un État comme une entreprise qui agit dans le marché. Cette idée fut fondée sur l’échec avéré des politiques publiques dans les années septante, au cours desquelles les industries de services supplantèrent les entreprises manufacturières. Bien sûr, certains rappelèrent que, malgré ce que le postulat néolibéral s’évertue à affirmer, on ne gère pas un État comme une entreprise, à commencer par le fait que le mode de décision de cette dernière n’est pas démocratique. Une entreprise est en quête de monopole et obéit aux lois de rentabilité qu’elle essaie d’influencer. L’État est une formulation morale qui s’exprime dans le subtil équilibre de la prospérité individuelle. On écarta rapidement ces esprits chagrins.
Mais il fallait une justification vaguement scientifique à cette supériorité du marché. Elle est venue par la finance moderne, qu’on commença à enseigner dans les années septante sous le vocable CAPM pour Capital Asset Pricing Model. Sous certaines conditions (qu’on ne vérifie bien sûr jamais), le rendement espéré d’un actif est intimement lié à celui du marché. Tout est marginal et dilué par rapport à ce dernier. Il ne sert à rien d’imaginer un prix et une rentabilité pour un actif hors du marché puisque celui-ci englobe cet actif. Comme tout est dans tout, il n’y a pas d’échappée. On comprend la puissance politique de cette affirmation si on l’applique à l’économie réelle. Mais ce fameux CAPM, enseigné depuis un demi-siècle, dit autre chose d’encore plus prépondérant : le risque diversifiable n’est pas rémunéré par les marchés. Il faut donc diversifier. Et cela conduit naturellement à l’émiettement de tout, dont le travail que le néolibéralisme veut voir émietté et fracturé, et surtout sans capacité de négociation collective.
Mais il eut encore plus, à savoir l’hypothèse d’une efficience du marché, c’est-à-dire que les prix des facteurs de production reflètent toute l’information disponible qui les concerne. L’efficience des marchés financiers, essentiellement développée par le mathématicien français Louis Bachelier (1870-1946) et l’économiste américain Eugène Fama (1939 -), prix Nobel d’Économie en 2013, constitue le socle de la finance moderne. Si les marchés sont efficients et disposent de toute l’information disponible, leur supériorité est établie puisqu’aucun individu ne peut affirmer qu’il détient, de manière continue, des informations qui ne seraient pas connues des autres intervenants. Chacun est “dans le marché” dont il ne peut s’extraire pour le battre.
On comprend le caractère schizophrénique de ce concept puisque les agents économiques savent qu’ils doivent affronter le marché par leurs actes spéculatifs tout en sachant qu’il leur est impossible d’en battre systématiquement les performances. Les hommes se battent contre une perfection et un aboutissement qui leur est interdit. Est-ce que tout cela est très solide d’un point de vue intellectuel ? Très honnêtement, et bien que je l’enseigne depuis trente ans, je n’en sais plus rien. Cela ressemble à un horoscope ou à l’haruspicine, c’est-à-dire l’art divinatoire de lire dans les entrailles d’un animal sacrifié pour en tirer des présages quant à l’avenir. Quoi qu’il en soit, cet axiome d’efficience fut idéologiquement capturé pour légitimer la supériorité de l’efficacité de l’économie néolibérale.
Alors, que penser de cette économie de marché ? Elle est ambivalente. Elle attire par sa capacité à générer le progrès et à démultiplier la richesse. Mais, en même temps, elle est effrayante, voire suffocante, à cause de son narcissisme. Dénuée de mémoire, elle ne s’accommode que d’utilités financières. Elle ne tolère pas l’immobilisme et se révèle aussi volatile que les cours de bourse qu’elle anime.
Une chose semble néanmoins claire : l’économie de marché est un modèle dans lequel le travail est, de manière inqualifiable, parfois une externalité, voire une variable d’ajustement. Et cela conduit résolument à l’idée que le marché et l’État, responsable des équilibres sociaux, doivent être l’avers et le revers de la même pièce.
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