Avant la crise du coronavirus et répondant à une interpellation de Paul Jorion au sujet de notre « aquoibonisme », j’avais soutenu que le changement serait possible à la condition de pouvoir opérer un arrêt-relance. J’entrevoyais notamment la désobéissance civile, la grève générale ou tout ce qui revient à s’arrêter de faire, à mettre dans la balance notre inertie de groupe.
Peu de temps après, nous entrions en confinement, ce qui m’a semblé être un « arrêt providentiel ». Un arrêt pendant lequel nous avons été contraints de faire le tri entre l’indispensable et l’accessoire, de tester ça-et-là différents circuits pour accéder à l’indispensable. Dans le même temps, le président Emmanuel Macron s’époumonait trop bruyamment pour nous promettre que plus rien ne sera pareil après. Et nous, affamés d’espérance, nous avons été tentés de le croire. Mais avant même de prendre connaissance de la stratégie de confinement du gouvernement, l’actionnariat et le patronat sont montés au créneau pour demander que le salariat reprenne fissa sa place au travail et que soit enfin liquidée cette vieille question du temps de travail. Le gouvernement qui en était à se désoler trop ostensiblement de la poursuite des distributions de dividendes s’indigna encore plus mollement. Résultat des courses : nous reprîmes bien vite notre place au labeur et fîmes tant que le télétravail devint en peu de temps la nouvelle variable d’optimisation de la productivité des entreprises.
A peine le spectre de la Covid fût-il éloigné, alors que le patronat avait laissé choir son séant sur l’injonction gouvernementale à modérer les appétits de l’actionnariat, la « macronie » ne trouva rien de plus urgent à faire que la réforme de l’assurance chômage ! Puis il remit sur le métier son ambition de repousser l’âge de départ à la retraite à 65. Il faut bien que la sous-direction qui avait bien avancé sur le sujet avant l’interruption pour cause de crise sanitaire concrétise son travail n’est-ce pas ? Mais la précédente réforme de l’assurance chômage ayant apparemment manqué de produire une trouille de la disette chez les estropiés incapables de traverser la rue pour repartir avec un « boulot à la con », l’autre sous-direction se mit à rêver de la poursuite de sa réforme, envisageant même de la rendre totalement paramétrique ? De quoi se souvenir également que la nouvelle réforme des retraites se voudrait elle aussi paramétrique. Il faudrait être bien distrait pour ne pas remarquer qu’une nouvelle fièvre s’est emparée de l’appareil d’état : celle de la méta-flexibilisation de l’économie. Bientôt, l’indemnisation du chômage, le financement des retraites et bien d’autres machineries à cliquets tendront constamment vers l’optimum de rentabilité de sorte qu’aucune réforme ne soit plus nécessaire. Et que vienne l’adieu aux pénibles et inutiles négociations avec le corps social !
Nous en étions là quand surgit un nouvel évènement lourdement contrariant pour la marche de notre économie avec un renchérissement des subsistances, en particulier de l’énergie ! Quelques bolcheviks de l’assemblée osèrent demander au gouvernement de se rapprocher de son ami le patronat pour le supplier de bien vouloir se lester de quelques miettes des superprofits engrangés à la faveur d’évènements qu’il est absolument impossible de faire passer pour de bon choix d’investissement. Mais non content de faire la sourde oreille, le gouvernement releva uniformément le montant des tranches de l’impôt sur le revenu, histoire d’éviter de distribuer de grasses miches de pain blanc aux gagnepetits sans soulager ceux d’en haut du poids de l’impôt dont toutes les bonnes gens savent qu’il est resté confiscatoire en France en dépit des multiples cadeaux antérieurs. Imitant cette excellente pratique, le patronat s’empressa de distribuer de généreux dividendes à l’actionnariat en se gratifiant, au passage, d’une épaisse augmentation avant d’envoyer le salariat se faire voir dans les banques alimentaires !
Rien d’étonnant alors que le salariat, grossier comme à son habitude, brandisse sa carte « eh ben si c’est comme ça » ! Nous voilà donc à nouveau au pied du mur mais nous savons bien comment ces choses-là se déroulent en générale. Les syndicats demanderont ceci, le patronat proposera cela et au bout du compte les syndicats accepteront – fin de partie et à la prochaine ! Au demeurant les camarades négociateurs auront bien fait ce que l’on est en droit d’attendre d’eux, surtout par ces temps où un sou est encore un sou pour quelques jours – un tiens valant toujours mieux que deux tu l’auras ! Il n’est toutefois pas interdit de soupirer, d’abord en ruminant ce que l’on a déjà entendu ici (en faveur de la participation gaullienne) ou encore là pour que l’augmentation des salaires ne rime pas avec plus d’inflation. Mais j’avoue que cette idée d’arrêt-relance s’invite à nouveau toute seule. Alors que le gouvernement s’excite pour siffler la fin de la récréation, alors qu’il bombe le torse en brandissant les réquisitions, les syndicats auraient bien tort de se contenter d’une augmentation de salaire. Le sujet de fond dans cette histoire c’est l’impératif pour les salariés de vivre convenablement du fruit de leur labeur, non pas uniquement de temps en temps mais en permanence selon un principe que l’on ne saurait transiger ! Une société dont les membres ne peuvent vivre du fruit de leur labeur n’est pas viable car elle serait simplement un agrégat de moribonds. Une société dont les membres pourraient vivre du fruit de leur labeur à la condition de s’épuiser à la tâche n’est pas viable non plus puisqu’elle serait constituée de non-vivants.
Notre société de moribonds et de non-vivants n’est pas viable. Et ce n’est pas tant que le labeur des salariés ne produise pas assez de « moisson » mais plutôt parce que nous acceptons depuis fort longtemps que le patronat récolte et qu’il serve d’abord l’actionnariat puis qu’il se serve lui-même pour abandonner des miettes à ceux qui font le travail. C’est pour cela qu’obtenir une augmentation générale et ponctuelle des salaires ou même un retour à l’indexation sur l’inflation ne serait pas un succès. Le salariat doit lui aussi viser une réforme paramétrique. La question est donc et reste encore comment s’y prendre ? En ce jour où la machine économique est presque au débrayage, le salariat devra œuvrer à son arrêt complet pour ensuite négocier les conditions de la relance. Il s’agit en l’occurrence :
1- de mobiliser plus largement les salariés du privé et du public à des fins de sauvegarde de l’emploi et d’augmentation des salaires à un niveau plus substantiel dans les entreprises qui ont distribué du dividende au moins une fois sur les deux dernières années ;
2- de mettre sur la table, dans les entreprises du CAC40 mais également dans les moins grandes la question de la répartition du « surplus » entre le salariat, le patronat et l’actionnariat (…). C’est ici qu’il faut ouvrir une brèche décisive ;
3- de conclure les discussions d’entreprises par une harmonisation nationale (à la charge du personnel politique) devant permettre d’instituer et d’institutionnaliser la répartition de toute richesse créée avec le concours de la collectivité (…).
Avec une institution de la répartition du « surplus » il sera possible d’entrevoir une transformation de l’appareil d’Etat, ce qui est d’après l’histoire, la meilleure manière d’implémenter du changement durable en France.
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