Retranscription de Rendre la parole aux (vrais) intellectuels, le 6 octobre 2022.
Bonjour, aujourd’hui, un très grand sujet : le rôle des intellectuels.
Mon point de départ, ça se passait il y a une dizaine d’années, peut-être une douzaine d’années, c’était un numéro spécial du Nouvel Obs, ça s’appelait « Les intellectuels » et il y avait un gros dossier sur les intellectuels dans lequel je n’étais pas mentionné du tout mais je peux quand même signaler ce numéro parce que le premier gros dossier, il m’était consacré à moi tout seul. Bon, donc, il n’y avait pas de honte à ne pas être mentionné ensuite dans la liste des intellectuels mais il y avait manifestement une différence qui avait été faite entre la personne qu’on pouvait interroger pour faire un premier dossier spécial et ensuite, ce à quoi le numéro de la revue était consacré.
Dans la partie consacrée aux intellectuels, il y avait un certain nombre de personnes dont je ne vais pas citer les noms – enfin vous devinerez facilement de qui il s’agissait – mais je m’étais déjà fait la réflexion à l’époque que quelque chose s’était passé entre, je ne sais pas, disons les années 1946 à 1950, quand on parlait des intellectuels.
Quand on parlait des intellectuels, on parlait de gens qui n’avaient pas grand rapport je dirais, en tant que personnalités, avec ceux qu’on retrouverait ensuite, bien des années plus tard, dans ce numéro spécial consacré aux intellectuels par le Nouvel Obs. Il s’était passé quelque chose. C’était quoi ? Comment est-ce qu’on pourrait appeler ça ? « Peopolisation » si on emploie un terme anglo-saxon, « commercialisation », « banalisation » sans doute puisque ces intellectuels représentaient une classe de personnes – des personnes honorables qui étaient passées par l’université – mais qui étaient essentiellement, plutôt que des gens qui réfléchissent véritablement sur leur société, des gens qui pensent uniquement à une chose, à savoir de s’opposer entre eux. C’est-à-dire qu’ils produisent des discours de polémistes où on s’engueule entre soi ou bien, pour des exemples récents, où on s’en prend avec enthousiasme à des personnalités reconnues du passé : on va faire sa carrière par exemple à dire que Freud était un crétin, qu’il couchait avec sa sœur, sa mère, etc. et que tout ça remet en question l’existence même de la psychanalyse. Du sensationnalisme ! C’est ça ! Quand je dis « peopolisation », « commercialisation », en fait, c’est « sensationnalisme ».
Est-ce que, quand il y avait des débats, je ne sais pas, entre Sartre et Camus, après quand il y avait eu des gens comme Castoriadis, les gens de Socialisme ou barbarie. Ces gens qu’on interrogeait pour avoir leur opinion sur des choses importantes comme la guerre d’Algérie, la guerre d’indépendance de l’Algérie. Est-ce qu’il y avait sensationnalisme ? Non. Souvent d’ailleurs, ces gens étaient liés à des revues, comme la revue Critique, [Les Temps modernes], le Nouvel Observateur, l’Express à l’époque où ces publications étaient saisies par le gouvernement parce qu’on disait des choses extrêmement critiques justement sur la manière dont les gouvernements géraient les guerres d’indépendance des anciennes colonies.
Je me souviens, j’avais la chance, j’habitais la Belgique et je pouvais lire les exemplaires saisis de l’Express ou du Nouvel Observateur parce que j’avais en particulier un professeur de « morale laïque » (éducation civique) : M. Léon Ingber, qui trouvait que la meilleure façon de nous enseigner à devenir de vrais citoyens, c’était de lire tout haut et de commenter à notre intention les publications qui étaient saisies en France par les gouvernements qui n’aimaient pas trop la manière dont les intellectuels, des vrais, discutaient de la manière dont les gouvernements géraient justement ces mouvements vers l’indépendance des colonies, des protectorats et autres possessions acquises de manière malhonnête par des forces militaires.
[…] Des questions importantes à l’époque mais où on acceptait véritablement que des intellectuels apparaissent à la une des journaux comme ça avait été le cas, par exemple, avec Zola : quand Zola avait publié dans L’Aurore, sa mise en accusation sur la manière dont les choses étaient traitées dans le cadre de l’affaire Dreyfus, son fameux « J’Accuse…! » [13 janvier 1898].
Ce qui caractérisera a posteriori – si on a l’opportunité après de discuter de ces choses-là – cette période disons depuis 2008 pour situer les choses, la période de 2008 à maintenant : 14 années, c’est le fait que les intellectuels n’apparaissent plus dans les journaux, qu’ils n’apparaissent plus dans la presse. Ils doivent essayer de trouver des moyens par des podcasts, des vidéos qu’ils produisent eux-mêmes, par des chaînes YouTube qui diffusent encore leur parole. Mais la manière dont la presse a été confisquée par un certain nombre de personnes, alors que, je vous le rappelle quand même, il y avait des lois en France – je ne sais pas ce qu’elles sont devenues – qui empêchaient les commerçants, les marchands, de truster la presse et d’interdire à ceux qui ne pensent pas de la manière dont eux pensent eux-mêmes (les Grands : les Hersant, les Bolloré et compagnie) d’avoir accès à la parole. On leur permettait de penser et en particulier parce qu’il y avait des lois qui interdisaient justement aux marchands d’imposer simplement leur point de vue à ce qui serait imprimé dans les journaux.
Ça ne date pas d’aujourd’hui mais quand on regarde, par exemple, la une du quotidien Le Monde où – bien entendu, c’est tout à leur honneur – j’ai été chroniqueur pendant 11 ans pour les affaires financières, quand on regarde cette une du Monde depuis, je ne sais pas, quelques années (peut-être depuis qu’on m’a viré 😉 ), tout ça c’est un mélange extraordinaire de considérations diverses, pas nécessairement commerciales mais où, en première page, on traite essentiellement de banalités, de choses de type « people », de, comment dire ? de hobbies de bobos, de machins comme ça, de bien-pensance : ce n’est pas une pudibonderie comme celle du XIXe siècle mais c’est une nouvelle pudibonderie.
Par comparaison, avant de commencer cette vidéo, je regardais la une des journaux anglo-saxons, pas tous bien entendu. Bon, il y a des Daily Mail [au Royaume-Uni] et il y a des choses comme ça aux États-Unis : le New York Post, le Washington Times et ainsi de suite, pas le Washington Post ! pas le New York Times ! d’autres publications qui sont de ce type-là. Mais malheureusement, en France, on n’a plus de presse où en première page, à la une, il y aurait les choses véritablement importantes. Quand vous regardez le Guardian, eh bien, vous avez encore en titre la chose la plus importante pour le moment, ensuite des choses un peu plus secondaires et finalement, un peu plus bas, les choses de moindre importance. Quand vous regardez Le Monde [en ligne], c’est le désordre total : vous avez des banalités en une, vous avez les nouvelles importantes en bas de page : des choses de cet ordre-là. Difficile de penser que ça n’a pas un rapport avec le fait qu’on a abandonné ces fameuses lois qui ne permettaient pas aux marchands de pouvoir imposer purement et simplement leur point de vue dans la presse.
Alors, que peuvent faire les intellectuels : les intellectuels au sens des années 1946 à 1950, aujourd’hui ? Eh bien, ils peuvent continuer à parler en trouvant dans les interstices du système des moyens de s’exprimer par des vidéos comme je le fais en ce moment, par des blogs, par des publications parallèles.
Vous vous souvenez de cette époque assez récente – puisqu’elle ne s’est terminée qu’au début de cette année-ci – où les intellectuels n’arrivaient plus à s’exprimer que sur des canaux qui étaient financées directement par la Russie ? C’était quand même assez sinistre : assez sinistre que seule la Russie, dans une perspective pas du tout, comment dire ? généreuse mais dans le cadre de cette doctrine Guerassimov – le Général [Valeri] Guerassimov d’ailleurs en difficulté en ce moment – cette doctrine Guerassimov qui consiste à provoquer la zizanie dans les pays considérés comme ennemis, que donc (qu’il s’agisse des RT, de Sputnik directement ou alors des financements occultes de canaux ici ou là) étaient les seuls endroits où les intellectuels au sens des années 1946 à 1950 pouvaient encore s’exprimer.
Est-ce que ça pourrait changer ? Je ne sais pas. Comme c’est parti, non : on ne voit pas trop comment. Il faudrait réintroduire des lois qui provoquaient un scandale [en 1985] quand M. Hersant commençait à truster un certain nombre de publications dans la presse. Pour le moment, c’est le cas [la concentration a eu lieu] et plus personne ne s’en préoccupe. Comme je le disais tout à l’heure : où sont passées les lois qui empêchaient que ça ne se produise de cette manière-là ?
Alors, malheureusement, quand la presse dit aujourd’hui : « Qu’en pensent les intellectuels ? », eh bien, on va puiser dans ce fonds plus ou moins commercialisé, plus ou moins sensationnaliste, plus ou moins peopolisé qu’on a appelé « les intellectuels » qui sont des gens, oui, parfois, je dirais, d’assez bon niveau, mais qui se sont spécialisés dans la polémique entre eux et à essayer de déboulonner les véritables phares de la pensée d’autrefois : les Sartre, les Freud, enfin les personnalités, vous savez à qui je pense : les véritables intellectuels d’une certaine époque.
Comment faire pour reprendre un petit peu l’initiative : qu’on nous écoute à nouveau ? Je n’ai pas de recette miracle. Il faudrait peut-être qu’un mécène qui aurait encore, comment dire ? une certaine sympathie pour la pensée pas entièrement anesthésiée, pas entièrement fossilisée, pas entièrement sédimentée déjà, se réintéresse à ce que les idées importantes apparaissent à nouveau en surface et puissent influer sur le cours des évènements.
Bien sûr, ce que je demande, c’est beaucoup demander, en particulier dans une période comme celle-ci où parler de crises particulières, indépendantes les unes des autres, paraît un petit peu futile et où la seule chose qui parait justifiée, c’est de parler de l’effondrement dans son ensemble. Ce n’est pas le genre de choses qui fait vendre ! Ce n’est pas le genre de choses que les gens veulent entendre ! Quand les gens se préoccupent véritablement de ce qui est important, on appelle ça « éco-anxiété » ou que sais-je encore ? « économie-anxiété », « question de société-anxiété » et comme l’avait fait bien remarquer d’ailleurs une personne qui s’exprimait dans les colonnes du Monde [Claude Halmos], « anxiété », c’est suggérer qu’il n’y a pas de justification à ce qu’on s’inquiète, et non ! l’écologie, la politique telle qu’elle est, la guerre thermonucléaire qui est là, en filigrane, depuis six mois, tout ça, ce n’est pas bidon ! Les gens qui ont peur de ça, ils ont raison ! Quand on appelle leur peur « truc-machin-anxiété », c’est une façon de les faire taire, c’est leur dire : « Ce n’est pas important, n’appelez pas votre député.e, ne gueulez pas dans les commentaires dans les journaux, n’allez pas dans la rue pour dire que tout ça est très important ! C’est votre problème particulier : c’est de l’anxiété ! Allez voir votre psy, allez voir votre psychothérapeute, allez voir votre psychanalyste ! ». De manière significative parmi les gens qui s’adressent à moi pour faire une analyse avec moi, il n’y a personne qui présente les questions qu’il ou elle se pose comme étant de l’éco-anxiété ou des machins bidons comme ça. Non, ce sont des vrais problèmes de société. Il est important qu’on fasse la différence entre des difficultés qui sont liées à une histoire familiale, à un traumatisme dans l’enfance, de séparer de ça de véritables questions de société à propos desquelles il faut que nous gueulions tous ensemble : les analysants ET les psychanalystes !
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