Vue d’ensemble de la ville de Chinguetti depuis le haut du château d’eau – au fond de l’autre côté de l’Oued asséché, la palmeraie envahie par les dunes – 1993
[1992, Chinguetti, Mauritanie]
Il ne faudrait pas laisser croire que la vie dans le désert est un long fleuve tranquille… Le cas de l’opération de réhabilitation du vieux Fort de Chinguetti montre une histoire d’un projet qui n’a pas abouti.
C’était en 1992, où depuis l’UNESCO à Paris, nous nous efforcions de relancer la Campagne Internationale de Sauvegarde des quatre villes anciennes.
Ce projet à Chinguetti paraissait assez prometteur. Une première opération consistait à rénover un vieux Fort édifié sur place. C’était un reliquat de cette « histoire de la pacification du désert » entre l’Afrique de l’Ouest et l’Afrique du Nord, mené par la France coloniale. Implanté de l’autre côté de l’Oued, en face du centre historique, en ce qui pouvait être un embryon de la ville nouvelle de Chinguetti, il avait été construit en 1919 par des légionnaires français, baptisé Fort Claudel. Il faisait partie de ces reliques patrimoniales, assez improbables et perdues dans l’immensité du désert, qui sont progressivement avalées par le sable. Plus récemment, une légende avait réactivé son existence, avec le tournage du fameux film français « Fort Saganne ». Un beau succès international avec les deux très grands acteurs, Gérard Depardieu et Sophie Marceau. Le fort servit de camp de base pour l’hébergement de l’équipe de tournage. Ainsi on pourrait assimiler cette construction à une histoire plutôt pittoresque et légère, malgré l’arrière-fond lié à un passé colonial, somme toute ici très dérisoire.
Une agence de coopération régionale décentralisée s’était emparée de l’idée de mettre en œuvre, sous l’égide de l’UNESCO, un projet global de développement intégré. Il comprenait un volet de développement économique avec, à cette époque, l’initiation d’un premier embryon de tourisme local, qui était encore inexistant malgré un potentiel très important. A part quelques « expatriés » sur place, la région de Chinguetti, que la tradition locale nomme « bilad Chinguetti » en référence à sa renommée internationale dans le monde arabo-musulman, restait très confidentielle et inconnue. La première pierre du projet consistait donc en ces travaux, au budget assez limité, de rénovation du fort et de ses annexes. Il s’agissait d’en faire une base d’accueil et d’hébergement touristique, et un « centre pour le développement des ressources culturelles locales ».
Un accord de principe avait même été trouvé avec un grand groupe international et tour opérateur, pour organiser des stages intensifs pour des cadres d’entreprises venus d’Europe et amenés directement sur les lieux par avion. On se souvient que plusieurs fois, le rallye Paris-Dakar avait fait escale à Chinguetti, et avait pu y développer une logistique aéroportée phénoménale. Sur cette première base, il était question de développer les autres volets du projet, en lien avec les collectivités et les communautés locales. Mais les choses ne se déroulèrent malheureusement pas comme prévu.
L’agence régionale de coopération alerta l’UNESCO de problèmes rencontrés avec les autorités locales. Alors qu’elle commençait le chantier et avait envoyé sur place un conducteur de travaux français, un conflit était né entre l’entreprise locale et lui qui avait passablement dégénéré. Le conducteur de travaux avait même déserté Chinguetti, laissant le projet en plan.
L’Agence de Coopération décentralisée en lien avec l’UNESCO me sollicitèrent pour faire une mission de supervision sur place. C’est comme cela que je me suis rendu à Chinguetti, en faisant le trajet par la piste de nuit avec le Maire depuis Nouakchott.
Le sujet s’avéra délicat : l’entreprise de construction soupçonnée de surfacturation, n’était autre que celle du Maire, donc on ne peut pas plus partie-prenante. Le conducteur de travaux était un « vieux baroudeur » d’Afrique Noire, aux habitudes un peu rustiques et décalées par rapport au pays. L’anecdote indique qu’il mobilisait la seule liaison radio disponible via le poste local de gendarmerie, pour s’approvisionner depuis la capitale en caisses de boissons alcoolisées. Alors que le pays avait prohibé l’alcool depuis 1986, ce n’était pas très malin, quand on pense que la cité ancienne de Chinguetti se proclamait la 7ème ville sainte de l’Islam.
Mon arrivée avec le Maire se déroula très bien, même si je comprenais rapidement le hiatus qui se produisait sur ce projet. Je fis mes visites techniques et échangeais avec son chef de chantier. J’en rendis compte le mieux possible à mes interlocuteurs. J’en profitais pour élargir mes visites dans toute la ville pour évaluer les potentialités de mise en œuvre d’un programme plus large de sauvegarde et développement. Je me fis héberger, un peu à l’écart du Maire, par un jeune habitant de Chinguetti, A. Ould W avec qui je sympathisais beaucoup. Il s’efforçait à ce moment-là de créer petit à petit la première auberge touristique de Chinguetti. Plus tard elle prospérera très favorablement.
L’auberge d’A O/W, dite l’« auberge des Caravanes », vers 2016
Le Maire m’avait adopté comme hôte de la Ville. Il m’invita chez lui plusieurs fois. C’était un personnage charismatique mais un peu rude. Un soir, il m’invita à dîner. Le repas fini, il m’invita sur le toit terrasse de sa maison, alors une des seules à Chinguetti construite en ciment. Là se tenaient une ribambelle de petits-enfants, parfaitement alignés de part et d’autre d’un petit poste de télévision. L’installation était alimentée par une batterie électrique. Assis sur deux tabourets bas dans l’axe de l’appareil et du groupe d’enfants, nous prîmes place à notre tour pour assister au spectacle. Je me trouvais inclus dans ce cercle très intime, transporté dans l’ambiance très particulière et familiale du lieu. La nuit était tombée, et le ciel d’une clarté exceptionnelle faisait ressortir une myriade d’étoiles. J’avais cette impression très spéciale d’être connecté directement à un cosmos au-dessus de ma tête. En même temps, nous étions reliés très prosaïquement au reste du monde par ce petit poste de télévision. D’ailleurs, il s’agissait d’un film en arabe, diffusé peut-être depuis le Liban ou l’Egypte. Au coin de la toiture-terrasse se trouvait une grande parabole fabriquée artisanalement avec des tôles métalliques par un forgeron de la ville. Elle pointait vers l’espace dans la direction d’un satellite invisible, comme au-delà de l’échelle de l’homme. Je vivais ce petit moment rare et intense, comme si je partageais le même regard enfantin de ceux qui étaient là devant le petit écran. Et ce grand-père était, en quelque sorte, le Roi de l’univers.
Mais l’affaire du projet n’était pas finie. Les quelques jours qui suivirent annoncèrent l’arrivée du Président de l’agence de coopération décentralisée. Il devait venir seul par un petit avion affrété spécialement, qui atterrit sur une piste latéritique à quelque centaines de mètres d’ici.
A son arrivée, nous nous réunîmes à quatre, le chef de chantier compris, dans une salle connexe de la « case de passage ». Assis à même le sol, la réunion put s’engager entre nous. Je rendis compte de mes visites de chantier et de mon évaluation. Une discussion un peu vague s’établit entre le Maire et le Président, notamment sur la situation des paiements du projet. Le Président établit un chèque de deux cent mille francs français, correspondant au montant estimé des travaux réalisés. Puis il affirma directement que l’Agence donnait fin au projet. Il demanda à se rendre sur place. Arrivée à proximité du Fort, le Président demanda à se faire photographier avec le Maire, bien dans la perspective d’une ancienne allée plantée d’arbres qui menait au Fort. Puis nous rebroussâmes chemin. Je pus établir un compte rendu de la visite à l’aide d’une vieille machine à écrire trouvée sur place, le faire signer par les participants au nombre d’exemplaires des participants. Puis le Président repartii l’après-midi même avec le petit avion.
Je me retrouvais seul avec le Maire, qui ne sembla pas très surpris de la tournure de la situation. Mais alors que la relance du programme devait se faire plus largement avec les autorités nationales et l’UNESCO, cette initiative avortée montrait bien les grosses carences institutionnelles dans lequel de tels projets prenaient place. C’est justement la création de la Fondation Nationale pour la Sauvegarde des Villes Anciennes au niveau national qui devait y palier. La suite le confirmera, mais ce projet se trouvait brutalement abandonné, c’était un fiasco ! Il fallait voir comment l’intégrer plus tard d’une autre manière à un projet global, avec d’autres partenaires, et le préserver pour l’instant.
De retour en France, j’allai rencontrer les responsables de l’Agence. Je devais me faire défrayer la mission. L’Agence ne semblait pas pressée de me payer. Comme je sympathisais avec la responsable du programme au sein de l’Agence, elle me confia que celle-ci devait être dissoute très prochainement. Dans ces conditions, elle me conseilla de faire pression auprès de son directeur pour être payé au plus vite. Alors que je devais quitter la ville, et que je participais à un déjeuner avec le directeur et quelques-uns de ces collaborateurs, je pris le parti de m’adresser publiquement à lui en lui disant : « Tu sais, si tu ne peux pas payer ma mission à Chinguetti, ce ne sera pas grave ! ». Pris sur le fait et piqué au vif, il donna immédiatement l’instruction à sa collaboratrice de régler mes honoraires sur le champ. Cette expérience « de terrain » me fut très instructive. J’appris malheureusement que cette Agence, qui serait effectivement dissoute, menait quelque projets en Afrique sans vraiment les aboutir, car elle participait à un procédé de détournement de fonds aux fins de financements d’un parti politique. On comprend pourquoi de tels projets ne pouvaient vraiment aboutir…. Et le maire de Chinguetti l’avait tout de suite compris… nous étions là, perplexes mais non résignés..
Fort de Chinguetti dit « Poste Claudel » – vers 1992
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