Cher Paul Jorion
J’ai bien noté votre inquiétude quant à la possibilité d’une dérive nucléaire du conflit en Ukraine.
Un autre scénario me semble néanmoins possible, qui pourrait éclairer la stratégie russe actuelle – sans d’ailleurs exclure un scénario d’escalade nucléaire.
Le paramètre auquel les commentateurs ne portent pas assez d’attention est la temporalité : Poutine serait dans une temporalité longue (à 10 ans, à 20 ans…), cohérente avec sa longévité au pouvoir et sa vision « historique » de la « Russie éternelle ».
Dès lors et dans cette perspective, la « folie » ou « l’erreur » apparente du temps présent prend une valeur relative, et révèle la possibilité d’un schéma de type « syrien » :
• on pourrait voir se dessiner rapidement un second temps de l’invasion avec des destructions massives, le ciblage délibéré et à grande échelle de civils (Kharkiv aujourd’hui 28/2) alors que des renforts considérables sont en train d’arriver à Kiev – on parle ce soir d’utilisation de bombes à fragmentation à Kharkiv, encore à confirmer ;
• l’Ukraine urbaine et ses infrastructures seront certes en partie détruites, mais
• la part « anti-russe » de la population est invitée à quitter le pays et à faire peser sur les pays voisins la charge de l’accueil (“weaponization” des réfugiés), charge qui va sans doute s’accroître rapidement au point de devenir intolérable (y compris aux yeux des médias), posant des problèmes politiques ardus (cf. ce qui s’est passé avec les réfugiés syriens, ou plus récemment avec le transit par la Biélorussie) ;
• le contrôle d’un pays ravagé, où la population restante lutte quotidiennement pour sa survie élémentaire et débarrassé de ses éléments les plus rebelles, sera plus facile, d’autant que le pouvoir russe peut espérer le renfort d’Ukrainiens restés fidèles au régime et/ou originaires de l’est du pays ; et le retour des exilés se fera au compte-gouttes, après vérification ;
• la population russe restera à long terme majoritairement solidaire de son dirigeant, pour des raisons en partie liées à l’efficacité même des sanctions (cf. l’Iran, l’Irak avant 2003, etc.), qui vont néanmoins s’effriter au cours des ans, et plus rapidement que la levée de la chape de plomb qui pèsera sur l’Ukraine ;
• l’hypothèse nucléaire est bien là, mais seulement pour empêcher l’Ouest d’aller trop loin dans le soutien armé, qui reste de toutes façons modeste ;
• il est d’ailleurs probable que les armes promises, trop tardivement envoyées, n’arrivent jamais, soit du fait du blocage de certains pays (Hongrie semble-t-il), soit parce qu’elles auront été détruites ou saisies en chemin.
Pour résumer, de la même façon que Bachar a sacrifié la moitié de son pays pour rester au pouvoir (avec le soutien actif de l’armée russe, qui en fut co-organisatrice), Poutine est peut-être en train d’opérer une démarche similaire, qui n’est pas sans rappeler l’invasion de la Tchécoslovaquie en 1968 où un pays entier fut, malgré un coût élevé, « normalisé » pour des décennies. C’est peut-être là son pari.
Bien sûr, à long terme, la Russie est perdante car durablement affaiblie – d’où sans doute l’ambivalence chinoise : la Russie ne peut pas vraiment être soutenue, mais ses actes l’amèneront logiquement dans l’orbite d’une Chine à laquelle elle ne pourra pas refuser grand chose.
Bien à vous
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