Ce qui a un prix sans avoir de valeur
Si nous avons pris l’habitude d’imaginer que tout ce qui a un prix a nécessairement une valeur, la responsabilité en revient au Scolastique Albert le Grand (1200-1280), de son vrai nom Albrecht von Bollstädt, qui, dans une traduction de l’explication qu’offrait Aristote de la formation des prix, introduisit le mot « valeur » là où le philosophe antique avait écrit « tel que mesuré par son prix ». S’il l’a fait, c’est qu’il voulait introduire une considération morale dans la conduite des affaires, et quel mot pouvait mieux convenir de ce point de vue que « valeur » ?
Depuis Albert le Grand nous imaginons que s’il y a un prix, il y a nécessairement une valeur. L’illusion a persisté sans trop de difficulté jusqu’à récemment. À l’époque de l’étalon-or, si vous aviez beaucoup d’argent, vous pouviez vous rendre à un guichet de la Banque Nationale, et échanger vos pièces et vos billets contre de l’or, un métal qui ne s’oxyde pas, est facile à fractionner et permet de façonner des objets, des bijoux en particulier.
Mais cette notion que tout ce qui a un prix parce qu’existe un marché d’acheteurs et de vendeurs, a nécessairement une valeur, est sérieusement mise à mal ces temps-ci du fait de la popularité des jetons non-fongibles (NFT) et des jetons fongibles, encore appelés « crypto-monnaies », mais à tort parce qu’elles ne présentent qu’imparfaitement les traits propres aux monnaies : constituer une échelle pour mesurer la richesse et être un moyen d’échange, soit « en acte » dans l’achat et la vente, soit « en puissance », en étant thésaurisé. Pour ceux-là, leur valeur n’a aucun fondement : leur prix leur vient seulement d’avoir … un prix, de la même manière que certaines vedettes de la télé dont la célébrité repose uniquement sur le fait d’être … célèbres.
L’expression consacrée en finance pour ce qui fonde la valeur d’une chose ayant un prix, c’est sa « valeur fondamentale ». Le prix d’une action, c’est son cours en Bourse, un prix fluctuant mais dont il est possible de calculer la partie « solide » : sa valeur fondamentale constituée de la somme des dividendes que la santé économique de l’entreprise permet raisonnablement d’espérer – le montant de chacun de ces dividendes futurs étant « actualisé », c’est-à-dire escompté en fonction du moment futur où il sera versé.
Si la « valeur fondamentale » d’une action est la « vérité » de son prix, qu’est-ce qui justifie un cours supérieur ? On caractérise la différence de « valeur spéculative » : ce que les acheteurs sont prêts à payer en plus de la valeur fondamentale, « en confiance ». Si on parle cette fois de la différence entre la capitalisation boursière d’une entreprise, le cours de l’action multiplié par le nombre d’actions, et la valeur fondamentale de la firme dans son ensemble (y compris les machines, les immeubles, etc.), on parle cette fois de « goodwill », ce qui se traduit par « bonne volonté » : la bonne volonté des actionnaires à penser que la firme vaut plus que ce qu’elle vaut vraiment, que l’on attribuera à sa « bonne renommée », son image de marque positive. Et c’est cela qui justifie de la même manière, la célébrité de la vedette dont le seul mérite est d’être célèbre : la bonne volonté que nous mettons à lui accorder notre confiance, en l’absence de toute « valeur fondamentale ».
Or, puisque dans le cas des NFT et des prétendues « crypto-monnaies », une quelconque valeur fondamentale leur fait défaut, leur prix se confond avec leur valeur spéculative qui n’est que l’autre nom pour la « bonne volonté de l’acheteur ». Bien entendu le jour où le prix d’un NFT ou d’une crypto-monnaie tombe au niveau de sa valeur fondamentale, à savoir zéro, un nouveau nom s’impose pour la « bonne volonté de l’acheteur » : sa « crédulité ».
Laisser un commentaire