Les rencontres Russie – OTAN et OSCE qui démarrent aujourd’hui ne sont que du « window dressing » comme disent les Américains : c’est décoratif, ça sert à tenter de dissimuler quelque peu la domination des Etats-Unis et de la Russie sur les questions de sécurité en Europe, conséquence du choix de la majorité des Etats européens de confier leur sécurité à la superpuissance outre-Atlantique – sans tromper grand monde – et c’est à peu près tout. Tout ce qui est important se dit entre la puissance tutélaire de l’Europe et la grande puissance de l’Europe de l’est, les Européens de l’ouest et du centre n’ont qu’un rôle de spectateur.
A lire les gazettes, les exigences de Moscou que Washington s’engage à ne pas accepter l’Ukraine dans l’OTAN à l’avenir sont sans surprise sèchement refusées. Le porte-parole du Kremlin résume « A ce stade, disons que nous ne voyons pas de raison forte d’être optimiste ». Et il embraye en rappelant que même s’il n’y a « pas de date limite », la Russie n’acceptera pas que les discussions « trainent en longueur ». Comme si deux jours sans résultat probant c’était déjà trop long.
Il semble cependant y avoir deux tentatives diplomatiques intéressantes :
1. La négociatrice américaine Sherman a indiqué que les Etats-Unis pourraient envisager des changements au placement de leurs missiles en Europe centrale (Pologne et Roumanie) ainsi qu’aux exercices militaires qu’ils mènent là-bas, à condition que la Russie prenne des mesures symétriques, ce qui pourrait amener à remettre en place le traité sur les forces nucléaires intermédiaires FNI dont Trump a sorti les Etats-Unis en 2019.
Il s’agit d’une réponse à une plainte de longue date de la Russie, comme quoi les missiles antimissiles en Pologne et en Roumanie pourraient être en fait des missiles offensifs – impossible à dire depuis un satellite d’observation – capables de frapper la Russie à faible préavis. Washington se déclare prêt à en causer. Ce qui ne semble pas une mauvaise idée en effet – ce n’est pas l’os que Poutine vise, mais ce serait quand même un os d’assez belle taille à ronger.
2. D’autre part – c’est probablement coordonné – Paris et Berlin proposent de relancer les négociations d’application des accords de Minsk 2 pour la paix au Donbass. Signés en 2015, ils n’ont jamais été appliqués, notamment par la partie ukrainienne qui devait reconnaître un statut d’autonomie au Donbass, et le parlement de Kiev s’est cabré devant l’obstacle. Et le président ukrainien Zelenski attrape la balle au bond en proposant un sommet quadripartite..
Ceci alors que les services de renseignement français communiquent une évaluation comme quoi une éventuelle invasion russe pourrait réussir « en moins d’une semaine ». Sachant que les Etats-Unis ont eu besoin de 3 semaines pour emporter Bagdad en 2003, je me demande si les « services » n’exagèrent pas un peu afin de pousser Kiev à surmonter ses réticences envers les accords de paix, sur le thème « Vous êtes encore plus à poil que vous ne l’imaginez ». Mais qu’ils exagèrent ou pas, il est quasi-certain que si Vladimir Poutine en donne l’ordre, l’armée russe réussira à envahir l’Ukraine.
L’intérêt d’appliquer les accords de Minsk 2, ce serait d’une part de donner un autre os à ronger à Poutine, d’autre part de lui rendre nettement plus difficile de justifier une aventure militaire auprès de la population russe. C’est bien lui qui le 9 décembre accusait l’Ukraine de « premier pas vers un génocide » au Donbass et ce genre d’accusation est une préparation transparente pour une éventuelle intervention militaire « humanitaire » – voir la guerre de l’OTAN contre la Serbie en 1999. Même avec toutes les ressources de propagande de la télévision russe – et elles sont grandes – il serait sans doute difficile au président russe de maintenir un tel mensonge si on est train d’organiser un cessez-le-feu et une autonomie même partielle du Donbass !
Ces deux tentatives me semblent créatives. Ce ne sont pas des idéologues « allumés » de style néoconservateur qui sont aux commandes, comme sous la présidence Bush, ni de gros naïfs qui s’imaginent qu’en allant taper dans le dos de Poutine – ou de Xi Jinping, ou de Kim Jong Un – on va être copains, comme l’était Trump. C’est au moins un facteur d’optimisme.
Malheureusement, autant il faut être deux pour faire ou maintenir la paix, autant il suffit de l’une des parties pour décider de la guerre. Il se pourrait que Moscou soit dans phase « idéologue allumée ».
Le long essai que Vladimir Poutine a publié en juillet dernier « Sur l’unité historique des Russes et des Ukrainiens » était clair par son titre même, défendant l’idée – martelée dans la propagande russe interne – que Russes et Ukrainiens ne sont en fait qu’un seul peuple, accusant les dirigeants ukrainiens actuels de vouloir transformer leur pays en instrument de puissances étrangères contre la Russie. Un passage en particulier me semble mériter l’attention
Voulez-vous créer votre propre État ? Vous êtes les bienvenus ! Mais à quelles conditions ? Je rappelle ici l’évaluation faite par l’une des personnalités politiques les plus en vue de la nouvelle Russie, le premier maire de Saint-Pétersbourg, A. Sobchak. En tant que juriste hautement professionnel, il pensait que toute décision devait être légitime, et c’est pourquoi, en 1992, il a exprimé l’opinion suivante : les républiques fondatrices de l’Union, après avoir elles-mêmes annulé le traité de 1922, devaient revenir aux frontières dans lesquelles elles étaient entrées dans l’Union. Toutes les autres acquisitions territoriales relèvent de la discussion et de la négociation, car la fondation a été annulée.
Or « les frontières de 1922 » cela signifierait que toute la partie sud-est de l’Ukraine échappe à Kiev, l’Ukraine devenant alors pays enclavé qui ne serait plus frontalier de la Mer Noire. Cela signifierait encore que Crimée et Transnistrie (région sécessionniste de la Moldavie) seraient reliées par la terre à la Russie. Enfin, ces régions de l’Ukraine rassemblent les populations qui avant 2014 votaient plutôt dans le sens d’un rapprochement prioritaire avec la Russie, le nord-ouest votant plutôt dans le sens d’un rapprochement prioritaire avec Europe et Etats-Unis. Même s’il y a des raisons de penser que beaucoup des Ukrainiens du sud et de l’est rejettent Poutine et ce qu’a fait la Russie depuis 2014, le dirigeant russe pourrait au moins espérer qu’ils soient plus faciles à « convaincre » de ne pas trop résister à une occupation et de se plier à son pouvoir.
Le projet de séparer ces régions du reste de l’Ukraine afin de former une « Novorussie » avait été agité sur la chaîne de télévision « Russie 1 » en 2014 au moment des affrontements entre révolutionnaires de Maidan venant de renverser le président Yanoukovitch et opposants ukrainiens au nouveau pouvoir dans le Donbass, à Odessa et autres lieux.
« Partition proposée de l’Ukraine » – la moitié sud-est pour la Russie, un bout de l’ouest pour la Pologne (qui aux dernières nouvelles ne demande rien !), l’Ukraine se retrouvant réduite à quia.
On peut encore noter que suivant un sondage de juillet 2021 les 41% d’Ukrainiens qui approuvent la déclaration de Poutine comme quoi « les Russes et les Ukrainiens sont un seul peuple, qui appartient au même espace historique et spirituel » se trouvent plutôt dans l’Est et le Sud du pays, où ils sont majoritaires. Cela ne signifie pas évidemment qu’ils soutiennent Poutine – mais enfin il est possible d’imaginer que leur résistance à un pouvoir « novorusse » aligné sur Moscou soit moins vive que celle d’Ukrainiens plus fermement convaincus d’être un autre peuple que le peuple russe.
Que veut vraiment Vladimir Poutine ?
Si c’est obtenir des avantages concrets pour son pays sur le thème du « Retenez-moi ou je fais un malheur », il en obtiendra bien, même si ce ne sera pas ceux qu’il disait préférer (pas d’engagement américain de ne jamais intégrer l’Ukraine à l’OTAN, notamment). Alors, les exigences radicales qu’il a mises en avant n’auraient été qu’un moyen à cet fin. Ce qui, après tout, devrait lui suffire à se présenter une fois encore aux yeux des Russes comme « le dirigeant qui défend bien les intérêts du pays, et en remontre à l’Amérique » – et c’est peut-être tout ce qui l’intéresse.
C’est la théorie de Vladimir Poutine comme animal à sang froid, calculateur pragmatique intéressé avant tout par la perpétuation de son système de pouvoir. C’est une théorie vraisemblable.
Si c’est entrer dans l’Histoire comme « rassembleur des terres russes » (titre attribué à plusieurs grands-ducs de Moscou puis tsars), alors ces avantages lui seront insuffisants. Les « propositions de traité » adressées par la Russie à Etats-Unis et OTAN en décembre, exigeant des concessions radicales de leur part, auraient alors été de simples artifices destinés à être refusés et à « justifier » une agression – voir pour exemples l’ultimatum de l’Autriche-Hongrie à la Serbie le 23 juillet 1914 ou les exigences de l’OTAN envers la même Serbie lors des accords de Rambouillet en 1999.
C’est la théorie de Vladimir Poutine comme animal à sang chaud, animé par une passion nationaliste – qui en 2005 qualifiait la chute de l’URSS de « plus grande catastrophe géopolitique du XXe siècle » et en décembre 2021 est allé jusqu’à l’appeler « désintégration de la Russie historique ». Formulation qui mène assez naturellement à la conclusion que la Russie aurait besoin d’un nouveau « rassembleur des terres russes » – Poutine aura d’ailleurs 70 ans cette année, et il pourrait se sentir pressé par le temps. C’est aussi une théorie vraisemblable.
Dans ce cas, il pourrait décider d’envahir.
Dans tous les cas, avec Ukraine militairement faible, Etats-Unis excluant de la défendre, Européens comme Américains incapables de monter une guerre économique sérieuse sauf à accepter une récession européenne voire mondiale, et opposition interne écrasée, c’est bien Vladimir Poutine qui a la main.
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