Retranscription de Qu’aurai-je accompli ?, le 16 mai 2021.
Bonjour, nous sommes le dimanche 16 mai 2021 et aujourd’hui, ça s’appellera : « Qu’aurai-je accompli ? ».
Il faut entendre « Qu’aurai-je accompli sur le plan scientifique ? ». Je ferai peut-être un jour « Qu’aurai-je accompli sur le plan politique ? » mais c’est prématuré [sourire].
Qu’aurai-je accompli sur le plan scientifique ? Pourquoi ça ? Parce que demain, je fais un exposé à l’Université Catholique de Lille. Ça devait se faire au départ sur un thème assez restreint qui était un commentaire que je ferais sur les trois premiers chapitres de « Principes des systèmes intelligents » (Masson 1989) mais j’ai décidé d’étendre ça. Pourquoi est-ce que j’ai décidé d’étendre ça ?
La première raison, c’est que je ne sais pas pendant combien de temps encore je participerai aux travaux de l’Université Catholique de Lille. Pourquoi ? Parce que, avec la période que nous avons connue et que nous connaissons toujours, mon activité de psychanalyste a pris de plus en plus d’importance et, en fait, il suffirait d’une personne en plus pour que ça devienne une activité à temps plein et donc je ne sais pas si je ne vais pas devoir remettre en question ma participation aux travaux à Lille.
Le vieil anthropologue qui avait des histoires à raconter
Et par ailleurs, il y a un souvenir qui m’est revenu. Ça se passe vers 1975, par là, donc ça nous fait 45 ans. La scène se passe au Graduate Centre à l’Université de Cambridge. C’est un restaurant universitaire où les thésards et de jeunes professeurs vont manger et c’est là que j’ai l’occasion de voir, chaque jour, M. Stephen Hawking, que sa femme accompagne et qui vient manger là. Je vais là en général avec des camarades, d’autres thésards, des gens que je connais, d’autres jeunes professeurs. Et là, je suis assis avec une personne, on est là en train de manger et il y a un monsieur qui nous aborde. C’est un vieux monsieur que nous connaissons de vue parce qu’il participe, assis dans le fond, au séminaire d’anthropologie sociale et il se présente là, il est debout. Il dit : « Est-ce que je peux me joindre à vous ? Je sais que vous êtes des étudiants en anthropologie sociale… ». On s’apprête déjà à lui dire oui. Il dit : « Je vous raconterai une histoire intéressante ». Et alors, à ce moment-là, il nous dit : « Je vous raconterai comment Gregory Bateson m’a volé ma femme, Margaret Mead, un jour, en Nouvelle-Guinée ». Et là, on lui dit : « Cher monsieur, asseyez-vous ! ».
Je ne sais pas si ces noms vous disent quelque chose, Gregory Bateson (1904-1980) et Margaret Mead (1901-1978) ? En tout cas, pour les gens qui font des sciences humaines, ce sont des noms extrêmement connus. Gregory Bateson a commencé par être élève à Cambridge. Il était le fils d’un grand professeur, une des personnes qui ont introduit la notion même de génétique dans le monde (William Bateson) et il s’est rendu absolument insupportable en disant que ce que faisaient les anthropologues, c’était un test projectif. Ils allaient quelque part et ils écrivaient un livre et en fait, dit-il, ça ressemblait fort au test de Rorschach, c’est-à-dire qu’on montre des taches qui n’ont aucune signification et on demande aux gens d’y voir quelque chose et les gens y lisent toujours quelque chose. Ça ne lui a pas fait des amis dans la profession : il a rapidement disparu. Heureusement, c’était un monsieur très intelligent et il s’est rendu célèbre sur d’autres choses. Il a parlé du langage des marsouins. Il a introduit la notion de double bind, de « double contrainte » qui peut rendre les gens fous : un certain nombre de choses qui ont fait, voilà, de Gregory Bateson, quelqu’un de célèbre. Et l’autre personne dont il est question, c’est Margaret Mead qui est une anthropologue culturelle américaine parmi les plus connues. Elle a joué un rôle dans la pensée politique, dans la pensée féministe également. Et la personne qui nous parle, dont l’épouse était Margaret Mead et dont le rival qui l’emportera est Gregory Bateson, c’est Reo Fortune (1903-1979), Reo Fortune, un anthropologue néo-zélandais qui est connu pour un livre qui s’appelle « Sorcerers of Dobu » (1932). [Dobu étant l’une des îles d’Entrecasteaux en Nouvelle-Guinée. Fortune est l’un des rares anthropologues à n’avoir pas caché sa profonde antipathie pour la société qu’il a étudiée ; il parle d’une « société individualiste et querelleuse », et il tire de son étude de la sorcellerie à Dobu, le diagnostic d’une culture « paranoïde »].
Pourquoi cela m’a-t-il donné envie de faire une sorte de panorama de ce que j’aurai pu accomplir ? Parce qu’il y a des gens vieux, comme ça, en circulation. En particulier, moi, je circule à l’Université Catholique de Lille et je suis certain que la plupart des gens n’ont pas la moindre idée de qui je suis, de ce que je fais et personne n’aurait l’idée de m’aborder en disant : « Tiens, vous avez l’air vieux, vous n’avez pas des histoires intéressantes à raconter ? » et oui, je le ferais mais les gens ne peuvent pas deviner non plus.
Bon, je ne parlerai pas de Margaret Mead et de Gregory Bateson mais j’aurai des tas de choses intéressantes aussi dont je pourrais parler. Voilà, d’où l’idée d’un petit panorama, d’un petit portrait de ce que j’ai pu accomplir. C’est un exercice intéressant de se poser, un petit peu comme, je dirais, historien ou philosophe des sciences et de poser ce regard-là sur soi-même. Bon, c’est un exercice que je n’ai jamais fait mais l’occasion, là, se présente. Plus vous êtes vieux, plus l’occasion se présente qu’on vous demande éventuellement de le faire ou que vous réfléchissiez à une sorte de bilan. La plupart des gens, malheureusement, devant un bilan comme ça, ils évitent de le faire parce qu’ils se disent qu’ils n’ont pas suffisamment accompli précisément. Vous avez peut-être vu [rires] le soupir de fatigue ou d’épuisement que j’ai fait au moment où j’ai réfléchi à ça. Je l’ai vu moi dans l’image qui m’est reflétée sur l’écran. Je n’aurai probablement pas ce problème-là [rires].
Dynamiteur de paradigmes
Alors, qu’est-ce que j’aurai accompli ? Voilà, un regard vraiment en altitude parce que, au moment même, tout ça n’est pas vécu comme ça. Tout ça apparaît comme des changements de trajectoire pour des raisons bizarres : on voit surtout les accidents. On voit surtout les personnes qui vous abordent un jour pour vous dire : « Tiens, est-ce que vous viendriez travailler avec moi ? » et, quand on raconte ça, on dit : « C’était tout à fait par hasard : ce type, je ne le connaissais pas ! ». Et puis, évidemment : non ! Quand on regarde, ce n’est pas par hasard : c’est parce que vous aviez dit quelque chose. Et si vous avez dit quelque chose, c’est parce que vous aviez lu pendant des années dans ce domaine-là, et que c’est ça qui a attiré l’attention de cette personne, etc.
Alors, en jetant comme ça un regard en arrière, qu’est-ce que j’ai fait ? En fait, je crois que je l’ai déjà dit une fois sous cette forme là, cette phrase-là mais sans m’étendre du tout. En jetant un regard en arrière, je m’aperçois que j’aurai fait la chose suivante : dans quatre domaines – ces quatre domaines, ce sont la science économique, c’est l’anthropologie, c’est la philosophie des sciences – et en particulier la philosophie des mathématiques – et l’intelligence artificielle, je me suis trouvé à me coltiner assez rapidement dans un domaine au problème le plus compliqué sans doute de ce domaine. Et là aussi, ce n’est pas du hasard : parfois, on m’a fait venir précisément pour ça.
Bon, et je me suis coltiné au problème le plus dur sans doute et je suis arrivé à la conclusion que la question était en fait : pourquoi est-ce qu’on n’avance plus dans la solution de ce problème ? C’était essentiellement parce qu’on le prenait par un mauvais bout : parce que le paradigme comme on dit dans lequel il était envisagé n’était pas le bon, c’est-à-dire que le cadre de référence tout entier n’était pas le bon et que si l’on voulait avancer, il fallait changer entièrement le cadre.
J’ai le sentiment d’avoir fait ça dans ces quatre domaines que je viens de mentionner (sur des aspects tout à fait particuliers bien entendu) : sciences économiques, intelligence artificielle, fondement des mathématiques et anthropologie. D’avoir fait ça : d’avoir tout à coup dit : « Si on veut encore avancer, il faut poser un regard tout à fait différent ! ».
Alors, pourquoi est-ce que j’ai fait ça à quatre endroits différents ? La raison en fait, là aussi, si vous réfléchissez un petit peu, elle est très simple. Quand vous dites dans un domaine, vous adressant à la communauté de vos collègues, en leur disant : « Vous êtes complètement dans une impasse, vous vous êtes complètement fourvoyés, il faut entièrement changer le regard, il faut regarder maintenant ça de telle et telle manière ! », les chances que vous soyez entendu dans un délai raisonnable sont nulles.
Bon, elles sont nulles. Si vous regardez les gens qui ont changé les grands paradigmes dans l’histoire, ça prend un temps fou. Le plus souvent d’ailleurs, ce n’est pas de leur vivant que ça a été reconnu. Ça vient après. Et donc, proposer un changement de paradigme dans un domaine et puis s’asseoir à côté du téléphone en attendant qu’il sonne, ce n’est pas une bonne idée. D’abord [rires], vous mourriez de faim et donc, ce n’est pas conseillé. Il est bon à ce moment-là de passer à autre chose.
Il n’était pas clair pour moi, à aucun moment, que j’allais retrouver ce pattern répétitif, cette configuration répétitive, de me retrouver confronté peut-être au problème le plus dur ou à un des problèmes les plus durs et d’essayer de le résoudre. De « ne pas le résoudre » en fait : ne pas le résoudre dans les termes où le problème est posé mais de dire : « Si on veut le résoudre, il faut prendre le problème tout à fait autrement ».
Un nouveau paradigme en économie : la formation des prix
Je pourrais en parler pendant des heures évidemment parce que ça représente pas mal de boulot. Ce sont des problèmes complexes qui demandent à être exposés de manière systématique mais là, comme l’exposé que je ferai demain c’est un exposé d’une heure, je vais en fait rester dans le même cadre que cela : essayer de faire un rapide portrait.
Comme je l’ai dit, la première chose, c’est la formation des prix. La formation des prix, là, qu’est-ce que j’ai fait ? J’ai repris un modèle très ancien, le modèle d’Aristote qui avait été pratiquement perdu – je vais expliquer pourquoi « pratiquement perdu » – et de le ressusciter et, une fois ressuscité, lui donner des illustrations et, une fois que les illustrations ont été données, d’essayer de l’appliquer, d’étendre son domaine de compétence, et de le voir appliqué à d’autres choses.
Alors, très rapidement. Où est-ce que je trouve ce modèle ? D’abord, dans l’ordre, pourquoi est-ce que je tombe dessus ? Parce que j’ai récolté des tas de données, des centaines voire des milliers de données, sur la pêche à l’Ile d’Houat en y vivant un an et demi. Je me dis : je vais traiter ça de la manière classique : je vais regarder les quantités qui ont été vendues et les prix qui ont été obtenus et je vais voir là une illustration de la loi de l’offre et de la demande.
Et ça ne marche pas du tout : il n’y a aucun rapport. C’est un nuage de points : il n’y a aucun rapport entre les quantités prises et les prix obtenus et donc, il faut trouver une autre explication. Alors, je regarde des autres modèles d’explication des prix : marxiste, ça ne marche pas non plus. Et donc, je retombe par hasard, enfin, c’est pas un hasard…
Parmi les grands penseurs de l’anthropologie économique se trouve Karl Polanyi et il a écrit en 1957 un article sur « Aristote découvre l’économie » (Aristotle Discovers the Economy).
C’est là que je trouve ça. Polanyi se trompe dans son interprétation. D’abord, il ne comprend pas du tout ce qu’affirme Aristote [celui-ci part d’un modèle qu’il a proposé pour la justice où le mécanisme de réparation implique que l’on concentre son attention sur les côtés d’un carré qu’il a tracé et montre que pour la formation des prix, il faut regarder les coins qui sont reliés par les diagonales ; Polanyi n’y comprend rien : il croit qu’Aristote parle du point où se croisent les diagonales et écrit : « La méthode est obscure, le résultat est incorrect », mais au lieu d’en tirer la conclusion qu’il n’a pas compris, il affirme que le modèle d’Aristote de la formation des prix – qu’il formule correctement : « que le prix dépend du statut relatif des partenaires dans l’échange au sein de la communauté » – est « à la limite de l’absurde »]. Polanyi dit ensuite : « C’est un modèle normatif. C’est quelque chose qu’Aristote recommande. Ce n’est pas une description par lui de la formation des prix » et là, je me rends compte que non, la preuve que c’est une description de la formation des prix c’est que là, ça marche sur mes données.
Là, ça marche tout à fait sur mes données. En fait, c’est une extension, si on veut, du modèle de l’offre et de la demande mais à un cadre beaucoup plus large. C’est le rapport de force entre les parties, entre les vendeurs et les acheteurs, et entre les emprunteurs et les prêteurs parce que ça ne s’applique pas seulement aux prix, ça s’applique également aux taux [d’intérêt] et c’est un modèle beaucoup plus vaste parce que c’est en termes de rapports de force entre les deux mais c’est fondé essentiellement sur le rapport des classes sociales existant dans une société.
Ce rapport de force ce n’est pas purement un truc individuel [entre acheteur et vendeur ; entre emprunteur et prêteur], c’est la manière dont une société est organisée. Et là, le modèle d’Aristote donne la solution : un prix se constitue de manière à ce que l’ordre social se reconstitue à l’identique après la transaction. C’est-à-dire qu’en fait, après l’échange, rien n’a changé : le pauvre est aussi pauvre qu’avant, le riche est aussi riche qu’avant. C’est un modèle, je dirais, plus optimiste que celui qu’on trouve dans la Bible, dans les Évangiles, dans la parabole des talents puisque, là, il est dit par le Christ – vous le savez sans doute – : « À celui qui a, on lui donnera davantage, et il sera même dans l’abondance et à celui qui n’a rien, on lui enlèvera le peu même qu’il a ». Donc, la vision d’Aristote est une vision modérée fondée sur un ordre stable. Celle de Jésus-Christ, c’est la concentration de la richesse qu’on constate dans nos sociétés et qui conduit évidemment à une société en haltère avec des supers-riches d’un côté, des super-pauvres de l’autre, un truc qui ne peut pas marcher très longtemps.
Donc, voilà, je ressuscite ce modèle. Je m’aperçois qu’il y a quelques erreurs dans la traduction. Je suis obligé d’aller convaincre des spécialistes de la question – bon, je ne peux pas entrer dans les détails – qu’il y a des erreurs de traduction. Je me fais d’abord rabrouer : « Ah ! Ah ! Des erreurs de traduction [dans les versions standard] d’Aristote… » Et puis on me rappelle : « Si monsieur ! Excusez-moi, je n’étais pas très poli[e] l’autre jour mais en regardant de près, c’est vrai ». Il faut reconstituer aussi un diagramme, un diagramme qui a disparu, qui avait été réintroduit je ne sais plus par qui, par un philosophe au IIIe siècle après Jésus-Christ, quelque chose comme ça, donc un demi-millénaire quand même après Aristote puis ça s’est perdu de nouveau et il a fallu, voilà, que je réintroduise le diagramme pour qu’on puisse vraiment comprendre ça. J’en ai parlé en anglais, j’en ai parlé en français. J’ai fait trois livres à partir de ça : « L’argent, mode d’emploi » publié en 2009 chez Fayard, en 2010 : « Le prix » qui est en fait un recueil de tous les articles que j’avais écrits précédemment à ce sujet, avant de faire un livre. Ça a paru aux Éditions du Croquant et maintenant, c’est publié dans la collection Champs chez Flammarion. Et, finalement, une illustration de ma réflexion sur la formation des prix, sur un cas particulier : la pensée de Keynes, ça s’appelle « Penser tout haut l’économie avec Keynes ». Ça a paru en 2015 chez Odile Jacob.
Je termine par l’extension de la théorie d’Aristote : j’ai pu montrer que non seulement, je pouvais expliquer la formation des prix en Bretagne, en 1973-74, que ça pouvait expliquer la formation des prix sur les plages africaines en 1984-85-86-87. Et ensuite, quand je suis entré dans la finance en 1990, et jusqu’en 2009, j’ai pu montrer que le modèle d’Aristote marche très bien aussi pour expliquer la formation des prix en finance.
Voilà, ça, c’est la première proposition de changer radicalement la manière de voir les choses. C’est reconnu ici et là que, voilà, c’est important ce que j’ai fait là. Il y a un livre de Philippe Herlin [Repenser l’économie – Eyrolles 2012] sur, justement, la question des prix et il y a tout un chapitre [en fait deux : XI et XII] sur la manière dont, à son avis, j’ai changé la donne de l’interprétation des prix. Mais enfin, bon, on n’est pas encore au niveau de convaincre un bon nombre de gens. Quand on m’a demandé de parler de finance, on m’a demandé de parler d’autre chose. Quand on me fait parler maintenant dans les universités, on me fait parler d’autres choses. Ça n’a pas encore véritablement retenu l’attention mais il y a là le germe, à mon avis, pour reconstituer une toute autre science économique qui n’est ni Keynes, ni Marx, rien de tout ça, qui n’a aucun rapport non plus avec tout ce qu’on appelle l’économie hétérodoxe en ce moment, c’est encore tout à fait autre chose.
Un nouveau paradigme en anthropologie : les modes de pensée
Alors, deuxième domaine. Là, c’est le domaine où j’étais vraiment un spécialiste : c’est l’anthropologie. Là, je suis tombé sur une question qui a été la question fondamentale, je dirais, de l’anthropologie d’à peu près 1870 à 1920, voilà : un demi-siècle. Il y a des tas de spécialistes qui sont venus du dehors de l’anthropologie pour s’intéresser à ça : Émile Durkheim (1858-1917) et son neveu Marcel Mauss (1872-1950), Wilhelm Wundt (1832-1920), un psychologue allemand, James Frazer (1854-1941), un folkloriste britannique, Sigmund Freud (1856-1939) qui y a consacré un livre « Totem et tabou ». Les gens sont venus de partout, Lévy-Bruhl (1857-1939) bien entendu qui a joué un rôle décisif là-dedans : un philosophe… Et finalement, si la question a été vraiment déblayée, ça a été essentiellement par des gens qui n’étaient pas des anthropologues et en particulier par Durkheim et Mauss qui, dans un fameux article – enfin, il n’est pas aussi fameux qu’il devrait l’être – de 1901-1902, qui s’appelle « De quelques formes primitives de classification. Contribution à l’étude des représentations collectives », ont attiré l’attention sur le fait qu’il y a des ressemblances extraordinaires, disaient-ils, entre ce qu’on appelle la « pensée primitive » ou le totémisme et la pensée classique chinoise.
Et donc, là, le changement de paradigme, consiste à marcher dans les pas de Durkheim et Mauss et dire : « Oui, il y a deux manières de saisir le monde : il y a la manière occidentale qui est fondée sur une pensée de type asymétrique fondée sur l’inclusion, fondée sur la causalité. C’est une manière d’appréhender le monde ».
Et si j’ai découvert ça, c’est qu’en essayant de résoudre cette question de la « mentalité primitive », j’ai voulu utiliser le langage prolog, un langage de programmation informatique en me disant : « Comment faire pour produire des réflexions de type « pensée primitive » en prolog ? » Et je me suis aperçu que ça n’était pas possible. Pourquoi ? Parce que l’inclusion, la transitivité, un certain nombre de choses, sont inscrites véritablement au sein de notre pensée occidentale et donc dans les langages de programmation : il fallait modifier les règles du prolog si on voulait introduire ça.
Voilà, donc deux types de pensée absolument distincts, « orthogonaux » comme on dit, dont l’un que l’Occident a découvert sous la forme de cette « mentalité primitive » et n’y a pas compris grand-chose. Un grand anthropologue, l’un de mes professeurs, Lévi-Strauss, a essentiellement dit que le problème ne se posait pas dans deux livres : « La pensée sauvage » et « Le totémisme aujourd’hui », alors que c’est un problème absolument central. Mais pour s’en rendre compte, il fallait véritablement comprendre la différence entre ces deux types de pensée.
La pensée chinoise, j’en ai parlé récemment dans une vidéo, ne procède pas du tout par l’inclusion ou la causalité : elle procède par l’addition de contextes. On met à votre disposition quelque chose : un caractère, et dans ce caractère, il y a peut-être déjà du contexte parce que souvent, il y a déjà là plusieurs anciens caractères qui ont été agglomérés. Donc il y a d’emblée du contexte là. Et puis il y a d’autres moyens qu’on utilise pour créer encore du contexte supplémentaire, une petite particule : « yeh », mais aussi parfois simplement une pause, un silence, qui vous permet d’étendre le contexte.
La pensée chinoise et la nôtre, c’est deux manières de faire absolument différentes, d’autant que chez nous, la pensée est fondée sur la ressemblance physique des objets alors que dans la pensée de type chinoise classique, les liens – ce que nous appelons nous des « affinités secrètes » parce que précisément nous ne comprenons pas de quoi il s’agit – ce sont justement des regroupements fondés sur l’émotion, comme le fait la pensée totémique.
Donc, voilà. Où est-ce que j’ai parlé de ça ? J’en ai parlé dans le livre qui s’appelle « Comment la vérité et réalité furent inventées » qui a paru chez Gallimard en 2009, et j’en parle aussi dans des choses que j’écris en ce moment et qui font partie de ce livre en préparation pour lequel le titre provisoire est simplement « Anthropologie ». Parfois, pour m’amuser, j’ajoute en sous-titre « Bilan du bicentenaire », pour évoquer un livre ancien sur la Révolution française.
Donc, ça, c’est un deuxième domaine. Est-ce qu’il y a des gens qui me suivent là-dedans ? Non plus, il n’y a pas d’école fondée. À une époque, c’était il y a quelques années, les écoles préparatoires en France s’étaient donné comme thème la vérité. On m’a invité à plusieurs reprises dans ce cadre-là mais là aussi, ça a provoqué, je dirais, une curiosité mais on n’a pas avancé de ce côté-là. Ça avance pour le moment dans le fait que cette mathématicienne chinoise avec laquelle je travaille, Yu Li, traduit des morceaux entiers de ce livre pour que les Chinois sachent ce que je dis à ce sujet-là. Elle est très enthousiaste. Elle se propose même… elle est en train de travailler sur une refonte entière de l’enseignement de la logique au niveau universitaire à partir de mon livre.
Un nouveau paradigme dans la réflexion sur les fondements des mathématiques
Le troisième domaine, c’est quoi ? « Que font véritablement les mathématiciens ? Au moment où j’ai commencé à penser à la manière dont se constituent dans la culture, ces notions de réalité, et de vérité. Pour la vérité, c’est quelque chose qui se passe avec Socrate, Platon, Aristote. Pour la notion de réalité-objective, là, c’est quelque chose qui se passe avec Copernic, Tycho Brahe, Kepler, Galilée, avec les nouveaux astronomes et là, sur cette notion de réalité-objective, tout ça est lié fort à la conception de « Qu’est-ce que c’est qu’un modèle mathématique ? Quel rapport ça a avec la réalité qu’on essaye de décrire ? »
Et là, c’est la 4e partie du livre « Comment la vérité et la réalité furent inventées ». Là, je m’intéresse à ça justement : « Qu’est-ce que c’est que ce rapport entre les mathématiques et le monde réel tel qu’il est décrit ? ».
Le physicien Eugene Wigner (1902-1995) nous disait qu’il y a une coïncidence extraordinaire entre les mathématiques et le monde, suggérant – certains mathématiciens le pensent – que le monde est véritablement constitué de nombres et de figures géométriques, etc. C’était le cas du mage Pythagore, qui eut un disciple extrêmement connu qui s’appelle Platon. Et donc les idées pythagoriciennes / platoniciennes renaissent précisément à la Renaissance avec les personnages dont je vous ai parlé. Or il y a là, à mon sens, une illusion. Il y a une erreur qu’aurait dénoncée Aristote s’il avait encore été parmi nous.
Ce que j’ai fait essentiellement, c’est me faire le porte-parole d’Aristote et de montrer les naïvetés, les erreurs, qui sont intervenues dans la manière dont procèdent les mathématiciens et j’ai utilisé essentiellement comme outil pour ça l’évaluation qu’a faite Aristote dans ce qu’on appelle l’Organon qui est un recueil de textes sur en fait, la linguistique et la logique, et d’autres considérations qu’on appellerait la rhétorique, ou la pragmatique. Aristote a proposé là une une échelle des modes de preuves selon la validité des arguments qui sont utilisés.
Ce que j’ai fait, c’est utiliser cette échelle conçue par Aristote sur un cas particulier, un cas très compliqué, une démonstration extrêmement complexe : celle par Kurt Gödel de son deuxième théorème sur l’incomplétude, celle de l’arithmétique. La démonstration est extrêmement complexe.
Jean Ladrière [dans son ouvrage Les limitations internes des formalismes. Étude sur la signification du théorème de Gödel … 1957] a fait une analyse de ce que les commentateurs ont dit à propos de ce qu’a fait Gödel, qui a montré que, parmi ceux qui l’ont applaudi et ceux qui l’ont rabroué, il y a la même quantité de gens qui n’ont absolument rien compris en réalité à sa démonstration. C’est très complexe.
J’ai pu utiliser le livre précisément de Ladrière qui fait une très bonne décomposition de la démonstration. Il y a un autre petit livre de Richard Brathwaite [l’introduction à Kurt Gödel, On Formally Undecidable Propositions of Principia Mathematica and Related Systems, 1962] que j’avais pu côtoyer au séminaire d’histoire et de philosophie des sciences à Cambridge. Il y a un certain nombre de gens qui se sont intéressés à ça et le travail était un petit peu déblayé. Il était déblayé aussi par deux de mes professeurs : Chaïm Perelman en logique à Bruxelles et Georges-Théodule Guilbaud en mathématiques à Paris qui, eux, tous les deux, avaient été des grands critiques de cette démonstration de Gödel. Donc j’ai pu reprendre un peu à partir de là et le philosophe Wittgenstein aussi faisait partie des sceptiques qui considéraient que si Gödel avait fait quelque chose, ce n’était certainement pas ce qu’il imaginait avoir fait.
Et donc là, qu’est-ce que je fais essentiellement à propos de cette démonstration du théorème de Gödel ? Je montre qu’il y a une astuce qui, je dirais, s’apparente à une supercherie, c’est qu’il crée un paradoxe et il considère que l’apparition de ce paradoxe révèle une contradiction, constituant un élément de preuve qu’il va pouvoir utiliser dans une preuve par l’absurde, comme étape de sa démonstration. Alors qu’en réalité, à l’apparition de ce paradoxe, il aurait dû se rendre compte qu’il était en train de développer un argument fallacieux et il aurait dû faire machine arrière, retirer l’argument fallacieux et tenter de reprendre sa démonstration [sur de meilleures bases]. Or, il ne l’a pas fait.
Et le fait est que d’autres ont pris le relais à partir de ça, des gens comme Church, Kleene, Turing. Il y a un fameux théorème de Stephen Cook utilisé à propos de la conjoncture P face à non-P (on écrit souvent « P vs. NP »). Il y a là aussi, des choses du même ordre que ce qu’a fait Gödel.
Donc, une réflexion sur « Que font exactement les mathématiciens ? », pour montrer que très souvent, ils ont perdu la maîtrise du rapport existant entre les modèles qu’ils produisent et la réalité qu’ils essayent de décrire. Ils ont une conception souvent naïve de ce qu’ils font : ils se croient des découvreurs alors qu’ils sont des inventeurs. Et là, c’est ce que disait déjà Aristote : les mathématiciens sont des inventeurs et non des découvreurs de continents inconnus
Et donc, là aussi, ce que je fais, c’est reprendre Aristote sur un aspect particulier : son échelle de la valeur des types de preuves et d’utiliser ça pour analyser l’activité actuelle des mathématiciens. Là, j’ai la chance que Yu Li, mathématicienne chinoise, m’ait contacté à propos de cela et que depuis le mois de janvier on y travaille tous les samedis. On essaye de faire avancer ça et elle est enthousiaste : nous pouvons mettre en commun son expérience de mathématicienne et la mienne, je dirais, de philosophe des fondements des mathématiques.
Un nouveau paradigme en intelligence artificielle
Enfin, dernier chapitre, ce que j’ai pu apporter à l’intelligence artificielle. Et là, ça s’est fait de cette manière qu’on a l’habitude d’appeler « accidentelle ». Je me trouve à un colloque d’intelligence artificielle mais en tant que spectateur. Je ne suis absolument pas un spécialiste de ce domaine. Je suis juste un anthropologue qui fait des mathématiques pour expliquer différentes choses dans le domaine de la parenté : des structures algébriques, des choses comme ça. Et cette personne m’aborde dans un couloir et me dit : « Écoutez, je crée une équipe d’intelligence artificielle à Ipswich pour British Telecom et j’aimerais bien que vous nous rejoigniez ». Je dis : « Ce n’est pas du tout mon domaine » et il répond : « Vous savez, c’est un domaine tout neuf. Il n’y a personne qui ait un diplôme en intelligence artificielle. Ce sont tous des gens comme vous ».
Et donc, voilà comment je deviens un spécialiste de l’intelligence artificielle. Je réalise un véritable projet, un logiciel. Je le fais tout seul parce que, bon, il n’y a personne qui comprenne véritablement ce que j’essaye de faire. Il s’appelle ANELLA, Associative Network with Emergent Logical and Learning Abilities, un réseau associatif aux propriétés émergentes de logique et d’apprentissage, voilà. Et je rédige en parallèle, à cette époque-là, un livre qui explique ce que j’essaye de faire [Principes des systèmes intelligents 1989] et là, la nouveauté, je dirais, la différence avec ce que font les autres, c’est que je considère que ce qui est central à la pensée humaine, si on veut la reproduire, c’est la dynamique d’affect.
Et cela ne me tombe pas du ciel non plus : c’est la pensée de Freud, c’est la psychanalyse. C’est ça qui est dit chez Freud : ce qui nous fait penser, c’est l’affect qu’il y a en arrière-plan. Et l’affect qu’il y a là, c’est surtout deux choses : c’est notre souci de survivre, de minute en minute et du jour au lendemain et cet urge, ce drive, cette pression qui nous fait dérailler à tout moment de ce que nous essayons de faire : la libido, le désir de faire l’amour [rires] et qui nous conduit à faire des choses splendides – je ne le nie pas ! – mais qui nous fait dérailler à tout moment de ce que la pensée consciente essaye de nous faire faire.
Je propose quelque chose qui, en fait, n’a jamais été utilisé. Le livre, je l’ai relu récemment parce que j’allais en faire un commentaire, le livre se tient toujours. Il y a toujours là un projet véritable d’intelligence artificielle sur une base assez différente de ce qu’on fait, de ce que tout le monde fait depuis cette époque-là. Ça a paru en 1989. Ça fait un moment, 11+21 = 32 ans. C’est un projet toujours à faire [P.J. : depuis, j’ai signalé dans ma vidéo du 29 mai 2021, avoir été contacté la veille par une firme d’intelligence artificielle italienne dont le projet est précisément celui-là et qui me propose un partenariat].
Le danger d’un projet de cette nature, c’est que ça pourrait produire des robots qui seraient de véritables êtres humains. On me dira : « Oui, mais voilà, on ne pourra jamais faire une vraie dynamique d’affect. On ne pourra que la simuler ». Mais quand vous réfléchissez un peu à l’usage de ce mot « simuler », qu’est-ce que ça veut dire ? Quand on reproduit de l’humain dans une machine, on dit qu’on le « simule ». On peut dire de quelqu’un qu’il simule : qu’il fait semblant de, mais dans une machine, il n’y a pas de différence entre ce qu’elle fait et ce qu’elle « simule » au sens d’un être humain. Une machine qui simulerait une véritable mémoire, une machine qui simulerait véritablement une conscience, elle aurait une mémoire, elle serait consciente.
Voilà ! Qu’aurai-je accompli ? Qu’aurai-je réussi à faire ? Un petit résumé je crois, en prenant un peu d’altitude : en me regardant moi-même comme si j’étais un chercheur extérieur. Voilà un portrait que j’ai pu dresser. Voilà, j’espère que ça vous intéressera. À bientôt !
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