L’affaire GameStop et son retentissement médiatique renvoient à des questions de fond, comme les mécanismes de fixation des prix ou les rapports de force sur les marchés. Le poids des petits porteurs, à la fois faible mais potentiellement grandissant avec les réseaux sociaux et les plateformes de courtage sans frais, semble s’entrechoquer avec les fonds d’investissement passifs et alternatifs, en très forte croissance, chacun étant persuadé de sa force respective. Paul Jorion, ancien banquier aux Etats-Unis, et auteur de nombreux ouvrages sur la crise financière de 2008, analyse pour La Tribune ces nouveaux rapports de force et leurs conséquences sur le fonctionnement sur les marchés.
L’irruption des petits porteurs, via les réseaux sociaux et les plateformes de trading sans frais, marque-t-elle une rupture dans le fonctionnement des marchés ; particulièrement à Wall Street ?
Des petits investisseurs commencent à gagner beaucoup d’argent en se mettant d’accord sur des forums sur l’achat ou la vente d’une action. Cela fait plusieurs mois que cela dure. C’est une tactique très dangereuse car il vient toujours un moment où il n’y a plus d’acheteurs pour des prix de marché surfaits et la bulle se dégonfle. C’est ce qui semble d’ailleurs se passer sur GameStop.
C’est d’autant plus dangereux qu’une immense majorité de ces boursicoteurs, qui intervient sans doute de bonne foi, ne comprend pas vraiment comment fonctionnent, en réalité, les marchés et par quels mécanismes se fixent les prix. Il faut pour cela une solide culture financière et économique, qui fait évidemment défaut sur ces réseaux sociaux. Rappelons simplement que le prix d’une action repose avant tout sur une actualisation des flux financiers futurs, dividendes ou cash flow, qui détermine une valeur économique (fair value). Par ailleurs, le jeu de l’offre et de la demande peut faire s’écarter, dans un sens ou dans l’autre, le cours par rapport à cette valeur économique, mais en général dans des proportions raisonnables. Dans le cas de GameStop, nous avions des manants contestataires qui estimaient la valeur de l’action à 400 dollars alors que sa valeur économique oscillait plutôt autour de 2 dollars. C’est bien évidemment une situation qui ne peut perdurer et je crains beaucoup de désillusions ! L’ajustement sera forcément brutal.
Mais l’union fait généralement la force. Ces forums ne peuvent-ils pas instaurer un nouveau rapport de force sur la fixation des prix ?
Pour ce qui est d’un des deux mécanismes de la fixation des cours : l’offre et la demande, que l’on qualifie de « spéculative » à la Bourse, mais pas pour l’autre, celui de la valeur économique, que l’on appelle là, les « fondamentaux », ce qui signale la préférence dont il bénéficie. On ne fera pas changer d’avis « les marchés » sur le fait que 400$ pour l’action d’une compagnie qui périclite ce n’est pas raisonnable, alors que 2$, oui. Il y a, je le répète, beaucoup d’investisseurs de bonne foi, mais aussi des investisseurs, souvent avertis, qui jouent sur des logiques de bulles et de spéculation, pour revendre aussitôt au meilleur prix. Et il y a aussi beaucoup de gens qui s’imaginent ressusciter le mouvement « Occupy Wall Street », qui se voient comme des black block de la finance. Ils ne se rendent pas compte qu’ils ont en face d’eux des professionnels de la finance qui raisonnent à partir de la valeur économique des actions, mais aussi des intervenants dans toute la chaîne de la finance qui raisonnent de cette manière, notamment les chambres de compensation et les régulateurs. La chambre de compensation dont relève la plateforme Robinhood (Robin des bois) n’a pas ainsi hésité à relever ses appels de marge et à réclamer 2 milliards de dollars de fonds propres supplémentaires, à partir d’un simple calcul entre la valeur économique (2$) de GameStop et son cours (400$). De quoi remettre le courtier dans le droit chemin !
Le combat de David contre Goliath est donc, selon vous, perdu d’avance…
Nous sommes dans un malentendu total et cela risque d’aller de mal en pis : dans l’esprit des petits, des manants, il s’agit d’abattre les vauriens que sont les fonds spéculatifs, et Wall Street en général, et ils dénoncent les chambres de compensation et les régulateurs qui cherchent très raisonnablement de leur propre point de vie, à assurer la survie des marchés. Le seul moyen, à mon sens, pour créer un réel contre-pouvoir pour ces petits porteurs, serait qu’ils se forment sérieusement à la finance. Malheureusement, on n’apprend pas la finance dans les livres, mais seulement sur le tas ! Alors, oui, la lutte entre le prix spéculatif d’une action (dont sont partisans les manants contestataires) et sa valeur économique (dont sont partisans, les gros), est un combat perdu d’avance.
Pourtant, de nombreux professionnels s’interrogent eux-mêmes sur la valorisation des marchés actions et l’existence de bulles financières… Peut-on encore valoriser une action alors que les taux à zéro, voire négatifs ?
Il est clair qu’il devient de plus en plus difficile de valoriser une action avec les mêmes outils. Avec des taux négatifs, la préconisation de la monnaie fondante de l’anarchiste Silvio Gesell s’est matérialisée. Un signe très inquiétant pour le système capitaliste dans son ensemble ! Et le baromètre des marchés boursiers est cassé. Car plus les taux sont bas, plus la valeur actualisée des flux et des dividendes à venir est élevée. Quand les pros des marchés boursiers ont cessé de savoir comment valoriser une action, comment voulez-vous expliquer aux manants. contestataires quelle est sa « vraie valeur » ? Surtout sur des sociétés manifestement moribondes. Il faudra bien que les marchés financiers trouvent de nouveaux repères.
Il est clair que le système financier dans son ensemble est plombé depuis longtemps par la chute de la rémunération du capital, ou plus exactement, par l’absence de rémunération du rentier. C’est dire que le capitalisme est atteint dans son principe même. Le ver est dans le fruit et les bulles financières ne sont qu’une des manifestations de la maladie. En arrière-plan des taux négatifs, ce qui ne fonctionne pas, c’est la politique monétaire expansionniste des banques centrales, mise en œuvre bien avant la crise de 2008, et qui repose sur un postulat qui s’avère faux : celui que l’argent donné aux banques finance l’économie. Nous sommes dans le mirage de la théorie du ruissellement, qui n’a jamais été démontrée, ni par la science économique, ni par les faits. L’argent donné aux banques reste dans les banques qui l’utilisent pour des « paris directionnels » (la spéculation) et alimente les bulles financières. Tous ces déséquilibres apparaissent en surface à l’occasion de la fronde des investisseurs contestataires.
Comment expliquez-vous la quasi-absence de réaction des autorités de régulation ?
La SEC (le gendarme de la Bourse de New York) a un nouveau patron, Gary Gensler mais qui n’est pas encore entré en fonction. C’est un homme à poigne, qui s’est fait une solide réputation d’interventionnisme quand il était à la tête de la CFTC, le régulateur des instruments financiers dérivés. Gary Gensler va réagir, c’est certain. Mais sa marge de manœuvre sera étroite. Le mythe ultra libéral est toujours dominant et repose sur l’idée que tout cours d’une action est forcément le bon puisqu’il résulte de la loi du marché « omniscient ». Un interventionnisme excessif de sa part, notamment sur les ventes à découvert ou sur les courtiers gratuits, pourrait renforcer les manants contestataires soutenus par Robinhood (Robin des bois) dans leur conviction que le système est truqué en faveur seulement des gros. Ce qui n’est pas très bon en ces temps de défiance avancée dans la population sur la manière dont fonctionne le système au sommet. Mais, malgré tout le sheriff va arriver. Son rôle c’est d’exercer la justice. Chacun est curieux de voir comment il s’y prendra.
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