Compte-rendu de Anthony D. Buckley, Yoruba Medecine, Oxford University Press, Oxford, 1985
A paru dans L’Homme, 1988, 105 : 132-133.
Anthony Buckley a écrit un livre exemplaire sur le savoir empirique dont disposent un ou plusieurs médecins traditionnels du pays yoruba (Nigéria Occidental). Que l’auteur de l’ouvrage ne puisse trancher entre la nature idiosyncrasique ou partagée de ce savoir est dû à son caractère ésotérique et à la complexité de l’enseignement : Buckley n’a pu l’acquérir lui-même de manière aussi approfondie que par apprentissage auprès d’un maître unique. Mais ceci n’entache nullement la qualité de l’ouvrage. L’auteur a cependant le sentiment que le savoir médical est toujours très personnel, partagé par les spécialistes quant à ses prémisses les plus générales seulement : bien des systématisations que son maître lui transmet semblent être propres à celui-ci.
Cela ne signifie pas pour autant que chaque médecin traditionnel dispose d’un savoir original, mais plutôt que, comme le savoir s’acquiert au cours d’un long apprentissage, des lignées de transmission distinctes se sont créées, des « enseignements » qui se perpétuent en parallèle de génération en génération, contribuant ainsi à maintenir à tout moment en pays yoruba le même degré de variété dans l’expertise médicale consultable. Il est sans doute tout à l’avantage du patient (puisque la réussite du traitement demeure aléatoire), qu’il puisse ainsi se tourner successivement vers des praticiens dépositaires d’un savoir différent ; il n’en va pas autrement chez nous. On pense aussi aux populations d’une espèce, dont la survie à long terme dépend du maintien en leur sein d’un patrimoine génétique varié.
La maladie n’est qu’une des manifestations du malheur conçu comme ce qui prive de ses forces la personne atteinte : l’impuissance, les peines de cœur ou les revers de fortune, appartiennent au même ensemble. La taxonomie distingue les maladies selon le type de personne (homme, femme, enfant) et la partie du corps affectés. L’étiologie retient parmi les agents causaux, l’action des sorciers, l’ « empoisonnement », l’action du dieu (oricha) de la variole Chonponno, et les insectes qui pénètrent dans le corps * (leur présence ne déclenche la maladie qu’en cas de prolifération). La sémiologie joue sur le rapport réciproque des trois couleurs noir, rouge et blanc : la santé correspond au mélange équilibré du blanc (le sperme, le lait) et du rouge (le sang) dans l’enceinte que détermine le noir (la peau) ; la maladie correspond à toute autre combinaison : apparition du blanc et du rouge en surface, changement de la couleur habituelle (sang devenant noir, lait devenant rouge, etc.). La pharmacopée comprend des décoctions, des prières, des « paroles fortes » (èpè) et des incantations empruntées au corpus interprétatif de la divination inspirée par l’oricha Ifa.
C’est à partir de cet ensemble assez simple que chaque médecin se construit un savoir synthétique par la combinaison de ce qu’il a acquis par apprentissage et des découvertes qu’il a pu faire par expérience personnelle. Une méthode se bâtit à partir de sous-systèmes dont Buckley souligne qu’ils ne sont pas nécessairement compatibles, mais constituent autant d’alternatives dans l’approche et qui se chevauchent partiellement. La cohérence pratique se reconstitue dans l’empirisme, dans l’entêtement thérapeutique comme disposition à sacrifier les principes jusqu’à ce que soit obtenue la guérison. Encore une fois, rien qui devrait nous surprendre, mais qui cadre mal avec ce que nous préjugeons d’une médecine traditionnelle : Buckley insiste en particulier sur le fait que l’aspect psychothérapeutique de la médecine traditionnelle yoruba est réduit à la portion congrue, et non massif comme on l’a dit souvent des médecines africaines.
Buckley fait merveille en évitant d’imposer à la médecine yoruba la théorie unifiée qui lui fait défaut et en la révélant au contraire dans son opportunisme et son sens aigu de l’efficacité pragmatique. Les trois chapitres qu’il consacre à la sémiologie fondée sur trois couleurs, « le rouge révélé », « le rouge et le blanc confondus » et « le sang noir », mettent en évidence comment le tissu de corrélations phénoménales que le monde sensible offre à notre « appréhension » permet aux lectures les plus simples d’être déjà « payantes » comme support d’une pratique. Ce n’est que très occasionnellement que l’auteur se laisse tenter par les démons tutélaires de l’anthropologie, il s’empêtre par exemple dans une vaine tentative de faire rendre à l’étymologie une vérité qui ne fut jamais la sienne. Répétons-le, Yoruba Medecine constitue un coup de maître qu’il convenait de saluer.
Paris, le 16 mars 1987.
* Il ne s’agit pas d’un fantasme : c’est le cas en particulier dans ces contrées du « ver de Cayor », le Cordylobia anthropophaga.
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