Quand j’arrivai à Cotonou, le représentant de la FAO m’attendait à l’aéroport. Il riait, il me dit : « Vous êtes le premier expert qui arrive ici sans avoir signé son contrat ! » Il en avait un exemplaire, au rang qui m’avait été offert initialement. Je le signai sans hésitation.
En attendant que je me trouve une habitation permanente, je logeais dans un petit hôtel très sympathique dans la zone du port. Toutes les chambres ouvraient en grand sur la cour intérieure et il y avait là une piscine modeste et une véranda-paillotte tout aussi modeste donnant sur elle et sous laquelle étaient servis les repas. L’hôtel offrait une cuisine africaine teintée de globalisation qui me conquit immédiatement.
Quelques jours après mon arrivée, une femme, une Anglaise, demanda à me voir et nous eûmes une conversation au bord de la piscine. Elle m’expliqua que son mari avait occupé avant moi le poste qui était désormais le mien. Elle me dit : « Il est en mission en ce moment et ne sait pas que je cherche à vous parler mais il est important que je le fasse, il est essentiel que je vous prévienne : votre patron, Alphonse Collart, a cherché à assassiner mon mari ! »
Je ne connaissais pas cette femme, je connaissais à peine mon patron qui, bien que sec comme un coup de trique, me paraissait un homme affable. Je me dis que j’avais affaire à une folle. Quelques jours plus tard – au tout début de mon séjour africain donc – je devais d’ailleurs l’accompagner dans un périple qui débuterait au Sénégal, se poursuivrait au Sierra Leone, et se terminerait en Côte d’Ivoire, avant notre retour au Bénin.
Le séjour à Dakar, la visite des plages sénégalaises où débarquent les pirogues de pêche, furent autant de moments fastes. Je tombai amoureux de l’ancienne architecture coloniale de Freetown, la capitale du Sierra Leone. J’eus un peu de mal à y chasser de ma chambre la prostituée qui m’avait suivi dans le corridor de l’hôtel et qui s’était faufilée par la porte au moment où je l’ouvrais. Elle bondissait comme un cabri sur mon lit. Je parvins à la saisir par la taille et à l’expulser manu militari. Confinée dans le corridor, elle n’en continuait pas moins de rire aux éclats. Le premier conseil, très paternel, de Collart, avait été que je recoure abondamment à la prostitution, le seul moyen selon lui de conserver sa santé mentale pour un Européen en Afrique. Je lui dis que ce n’était pas mon style. Il accueillit ma réponse avec un sourire goguenard : je me demande aujourd’hui si la jeune Sierra-léonaise n’avait pas été un présent de sa part, un cadeau sardonique dans ce cas-là, comme vous le découvrirez bientôt.
Tumbu, un gros village de pêcheurs, situé sur le flanc opposé du volcan qui domine Freetown, était en 1984 difficile d’accès. Nous dormirions au village et nous prendrions le bateau le lendemain pour nous rendre à Shenge, de l’autre côté de la baie, où un projet de développement des pêcheries était alors patronné par la FAO.
Notre venue à Tumbu était l’occasion d’une animation dans la soirée : des documentaires produits par les Nations-Unies étaient projetés sur le mur d’un petit entrepôt. La foule des habitants du village assistait debout au spectacle improvisé. J’étais là avec les autres, à regarder les films. À un moment, j’entends une voix, c’est un homme qui me parle, il se tient juste à côté de moi. Il ne me regarde pas, il fixe l’écran droit devant lui et il dit : « You’re going to die tomorrow ». J’avais entendu très distinctement les mots qu’il avait prononcés, je n’en étais pas moins interloqué : « I beg your pardon ? », je vous demande pardon. Et il répète : « You’re going to die tomorrow », vous allez mourir demain, avant de s’éloigner.
Les propos de mon voisin dans la foule étaient sans équivoque : je les lui avais fait répéter, et j’avais entendu à deux reprises exactement les mêmes mots. Je suis allé me coucher dans la case mise à ma disposition et j’ai réfléchi. Je ne parvins pas bien entendu à m’endormir aussitôt. L’homme était grand et jeune, il avait parlé avec beaucoup d’assurance et apparemment en connaissance de cause. Je n’avais pas la moindre idée de la manière dont il avait obtenu son information, de source naturelle ou surnaturelle, peu m’importait : je la prenais au sérieux. Au bout d’un moment, ma décision fut prise : je ne participerais pas à l’expédition du lendemain, je prétendrais avoir été malade toute la nuit, et dans l’incapacité de me rendre à Shenge avec mon patron. Je passai cette journée à me promener et à m’entretenir avec des pêcheurs. Dans ces régions du monde, à l’époque en tout cas, les plages n’intéressaient guère les adultes dans un but récréatif, seuls les enfants les fréquentaient et je me souviens d’une très longue conversation avec une demi-douzaine d’entre eux d’une dizaine d’années sur une plage ignorée et paradisiaque dans les parages de Tumbu.
Il a fallu dix ans pour qu’un rapprochement s’opère pour moi entre les propos de l’étranger dans la foule à Tumbu et la conversation au bord de la piscine la semaine précédente avec l’Anglaise, femme de l’expert, et ce ne fut pas même moi qui le fis : il me fut offert par quelqu’un qui savait de quelle manière exactement ils étaient liés.
Une dizaine d’années plus tard en effet, je rendais visite à Geneviève Delbos, la mère de deux de mes enfants et mon co-auteur de La transmission des savoirs (1984), le livre où nous avions mis en commun nos recherches respectives sur la saliculture et la conchyliculture quant à elle, et la pêche quant à moi. Il y avait dans la maison un autre invité, un Béninois. Nous nous sommes un jour retrouvés seuls lui et moi, à la table du petit déjeuner.
« Je connais bien votre histoire au Bénin », me dit-il. Je lui répondis : « Ah ! Geneviève vous a raconté ! ».
« Non ce n’est pas ça, ajouta-t-il, je sais très exactement ce qui vous est arrivé ». Et il poursuivit : « Vous souvenez-vous de Denise, au projet ? »
« Oui, bien sûr, lui dis-je, elle était très jolie, elle faisait des ménages ». « Est-ce qu’elle les faisait bien ? », me demanda-t-il avec un sourire. Je répondis assez surpris : « Pas vraiment, on se demandait un peu ce qu’elle faisait là ».
« Denise est ma sœur, me dit-il, elle était la maîtresse de Collart. Est-ce que vous vous souvenez de l’accident de voiture que Collart a eu un jour ? »
Je m’en souvenais très bien : mon patron était revenu du déjeuner, sa voiture toute cabossée.
« Ce n’était pas un accident : c’était mon beau-frère, le mari de Denise, qui avait lapidé sa voiture ». Et mon interlocuteur me rapporta alors les conversations que Collart avait eues avec sa maîtresse avant que je ne rejoigne le projet. Il aurait dit à mon sujet : « Ce gars-là constitue une menace, je ferai tout ce que je pourrai pour qu’on ne le recrute pas et si je n’y parviens pas, je trouverai une autre manière de me débarrasser de lui ». Il y parviendrait, mais un an plus tard seulement, sans lésiner dans ses efforts : j’aurai un accident – un vrai – un pneu éclatera sur mon véhicule tout terrain qui tombera de la piste et se retrouvera sur le toit, il mettra entre parenthèses le pneu et ira raconter à qui voudra l’entendre que j’étais ivre ; il expliquera aussi que si j’avais fait construire une paillote pour pouvoir passer la nuit dans le principal village où nous travaillions, c’était pour y organiser des orgies. Il parviendra à m’écarter du projet mais je le quitterai en vie et non les pieds devant comme il l’aurait souhaité. Et je serai invité à y revenir l’année suivante. Et j’y verrai le fruit de mon travail récompensé.
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