Vendre son poisson, à qui, et à quel prix ?
Souvenirs de la pêche à la sardine au Croisic (1911-1954)
Ce texte inédit reprend des entretiens à bâtons rompus que j'eus sur plusieurs semaines avec M. Jean-Marie Le Huédé en 1981 et 1982 à son domicile au Croisic (Loire-Atlantique). Il me confia ses carnets de pêche de 1923 à 1928, que je recopiai. Je revins alors le voir pour lui poser des questions spécifiques sur les informations qui s'y trouvaient.
Le 17 janvier 1911, Jean-Marie Le Huédé, dit P’tit Jean, dit Pironton, dit l’Amiral, prend son premier embarquement sur la Renée-Eugénie, une chaloupe creuse de 13 mètres appartenant à son père et mouillée au port du Croisic. Jean-Marie Le Huédé est natif de Batz et domicilié au bourg. Ses grands-pères des deux bords étaient sauniers, et lui-même se souvient de la voiture verte bâchée avec laquelle l’un d’eux allait porter à Rennes le sel du marais blanc. En 1911, il faut se lever à une heure le matin, et cheminer à pied de Batz au Croisic (4km), le père poussant une brouette chargée de filets francs, ses deux fils accrochés dans le noir à son manteau.
Le père de Jean-Marie avait acquis son premier bateau, La Triomphante, en 1885 ; il l’avait payé 818 F, somme que sa mère avait perçue sur ses propres économies. En 1907, il lui faudra débourser 1 800 F pour la Renée-Eugénie. En 1913, c’est au tour du fils aîné d’acquérir son bateau, le Marie-Joseph, payé 4 000 F à l’un des quatre chantiers croisicais. Mobilisé en 1914, il n’aura été patron qu’un an ; c’est son cadet, Jean-Marie, qui lui succède à la barre. Il n’a que seize ans, au port, on l’appelle « le Branleur ».
Puis vient son tour de partir au régiment : il sera cinq ans à la Royale, et il manquera y laisser sa vie : son navire sera torpillé en Méditerranée et son capitaine viendra le secouer dans sa couchette alors qu’il poursuit un sommeil agité dans une salle à moitié envahie par les eaux. Rendu à la vie civile, il épouse Marie le 26 avril 1922. Elle ne voudra pas d’enfant. Une tragédie.
L’année suivante, il met en chantier le Sam Both, une chaloupe creuse de 13,50 mètres qui file neuf nœuds, voile au tiers, 400 mètres carrés de voilure. Il lui en coûte 25 000 F ; le baptême a lieu le 23 septembre 1923. En 1926 il fait installer son premier moteur : un 25 CV. Peu de temps auparavant, il y avait eu un vote parmi les patrons croisicais : pour ou contre le moteur à explosion. Sur les 46 votants, il n’y avait eu qu’une seule voix « pour ». Les autres s’étaient tournés vers lui : « C’est toi, le Branleur, qu’a voté pour ? ». Mais, non, il avait voté contre. « La tristesse est venue avec les moteurs. Avant, il y avait toujours quelque chose à faire pendant la route. Maintenant, on est là, les mains dans les poches. Avec le vent, pas d’inquiétude que ça s’arrête ! ».
En 1933, ce sera l’Étoile du Matin, un sloop gréé en cotre ponté en sapin – il aurait voulu en chêne – et équipé d’un moteur de 35 CV. Enfin, en 1941, la Marie, qu’on peut toujours voir au mouillage le long du quai, dans le port du Croisic. Il la conservera jusqu’en 1976, quand une hernie étranglée le forcera à abandonner définitivement la pêche, à l’âge de 78 ans.
À la sardine, les années 1895 à 1910 avaient été exécrables, les années 1910 à 1914 furent meilleures. Une demi-part de mousse ne représentait alors que 20 à 25 F par mois. Pour sa première année, 1911, Jean-Marie avait touché 211 F exactement : « T’as juste gagné pour ton savon ! », lui dit sa mère. Un matelot se faisait alors entre 400 et 600 F pour une saison de six mois à la sardine. Après avoir déduit les frais du total, on comptait trois parts, une pour le bateau, et deux à partager entre les quatre hommes d’équipage. Les frais couvraient alors la rogue, œufs de morue et de maquereau : un baril de 130 kg par jour ; la farine, tourteaux d’arachide, de lin ou de colza : deux sacs de 75 kg par jours, et le vin. Chacun emmenait son pain. Les frais de matériel étaient à charge du patron sur la part du bateau. « Maintenant, tout l’équipage paie pour le matériel, et quand ils s’en vont, ils n’ont plus rien ». On payait le rôle sur sa part : « 2.40 F d’ « Invalide » par mois pour le patron, 1,80 F pour le matelot, et 30 centimes pour le mousse ». La sardine se vendait alors au mareyeur de 2 à 5 F le mille.
La pêche, c’était encore un métier de grande misère, pas seulement pour les « Bretons », ces Finistériens nomades dont les femmes travaillaient dans les « usines », les conserveries, mais aussi pour ces Croisicais qui s’en allaient au thon des Açores : ils étaient 24 dundees au port. Les encalminages faisaient du métier une loterie dont les gagnants étaient peu nombreux : à cette époque sans machine à glace, il suffisait d’une brume sur le chemin du retour pour pourrir tous les germons dans la cale sur leurs tréteaux. « Il y avait un gars ici, qui n’avait rien rapporté sur trois ans. Il vivait du revenu de sa femme qui était blanchisseuse. Qu’est-ce qu’il avait honte ! ». La misère de la pêche en faisait un métier que l’on voulait épargner à ses fils. « Les parents disaient : « Mes enfants, ils iront pas pêcheurs ». Dès qu’ils ont eu un peu d’argent, ils les ont mis aux études, ils en ont fait des chefs de gare, des maîtres d’école… ». En 1910, beaucoup de Croisicais avaient déjà échappé à la pêche : sur 300 à 500 sardiniers au port en saison, il n’y avait que 45 locaux, les autres étaient « Bretons », du Guilvinec ou de Douarnenez.
En 1920, la sardine valait 30 à 40 F du mille, la crevette bouquet, 1,50 F du kg, la langouste 7 F et le homard 4 F du kg. Lorsqu’il reprit la pêche, Pironton s’organisa ainsi : de mai à octobre à la sardine, d’octobre à Noël, à la langouste ou au chalut, et de Noël à avril aux bouquets. Le revenu des métiers d’hiver oscillait, selon les années, autour d’un quart des revenus globaux de l’année (voir tableau 1). En 1923, année médiocre à la sardine, l’hiver représente 40,5 % du total de l’année ; tandis qu’en 1928, une des meilleures saisons sardinières, l’hiver ne constitue plus que 18,5 % du total.
En durée absolue, la saison la plus longue fut celle de 1933 : la pêche débuta le 3 avril pour ne se terminer qu’à la fin novembre. En temps ordinaire, la saison s’achevait à la fin octobre : on rassemblait les filets qu’on pendait à sécher, et le patron offrait un repas à son équipage. Puis la pêche d’hiver débutait. Selon le temps qu’il faisait on allait à la langouste ou au chalut. « Si la mer était inquiète, si elle travaillait du fond, c’était pas la peine d’aller aux langoustes : en vingt minutes les pous [ophiures] bouffaient toute la boëtte, il y avait plus que les arêtes. Pareil pour un bonhomme qu’allait au fond, une heure après tu ramenais plus que des os ».
Les langoustes se piégeaient dans la zone du Grand Trou, 15 à 18 miles cap Sud-Ouest de la pointe du Croisic : une zone de 15 km de long sur 800 mètres de large, profonde de 77 mètres au plus creux. On mouillait 20 à 40 casiers cylindriques qu’on relevait toutes les deux heures, c’est-à-dire quatre à cinq fois dans la journée. Les casiers faisaient 80 cm de long et 24 cm de diamètre, les trois cercles étaient en châtaignier, les lattes en bois de baril de rogue. Il y avait deux goulots, les casiers à un seul goulot étant d’un rendement médiocre pour la langouste. Des cargues de 20 à 30 cm permettaient de tendre les goulots en fil de chanvre crocheté. Contrairement aux casiers à crevettes, ils n’étaient pas coaltarés. On changeait la boëtte chaque fois qu’on relevait : la meilleure boëtte pour la langouste est le grondin rouge. Pour empêcher les bêtes de s’échapper pendant la relève, le bateau filait trois nœuds. On profitait de toute la durée du jour, et comme les coins étaient à trois heures de route, on partait vers trois heures du matin, et on rentrait le plus souvent vers dix heures du soir. Il arrivait qu’on ne dorme que deux heures avant de repartir. Pour le homard et la langouste, il fallait d’abord « dépoussiérer », c’est-à-dire piéger les tourteaux et les araignées qui étaient bien souvent les premiers sur la boëtte, et dont la valeur commerciale était pratiquement nulle : 3 F les 100 kg. La langouste « travaillait » le mieux dans l’après-midi ou même en début de soirée. La pêche la plus mémorable de P’tit Jean fut une après-midi où l’on remonta 115 langoustes, soit 70 kg. « Toutes ces bêtes-là ont été décimées quand on a commencé à laisser les casiers à l’eau pour la nuit. Avant ils n’étaient à l’eau que la moitié du temps ».
Au chalut, on prenait des raies, mais surtout des soles : il n’était pas rare d’en prendre deux ou trois mille par nuit ; dix ans auparavant, c’était parfois cinq ou huit mille. Un jour, en 1911, 32 bateaux furent pris sur le fait de pêcher en zone interdite, à vingt mètres des rochers, à l’entrée de Saint-Nazaire. La Renée-Eugénie parmi eux. Les pêcheurs furent défendus par Gouzert, qui devint député, puis ministre. En fin de compte, chacun eut à payer deux francs d’amende ; pour le père de P’tit Jean, cela représentait le quart du produit de la vente.
Parfois aussi on allait mettre des filets aux touilles, des petits requins longs d’un mètre cinquante dont les Italiens étaient acheteurs. Le soir on mouillait un filet de 14 cm de maille et on le relevait le lendemain matin. Plus l’eau était blanche, plus on pêchait. Les pêches s’échelonnaient d’une à dix tonnes. Ce métier était la spécialité des Douarnenistes, qui le pratiquaient surtout au large de Belle-Ile, « un coin pourri de requins ».
Quelques collègues de Jean-Marie Le Huédé allaient pêcher le thon à six heures de route sur des 17 mètres pontés. « Il y avait des tempêtes comme il n’y a plus maintenant : on affalait, on mettait à la cape, et on repartait aussitôt. Moi, j’ai jamais fait ce métier-là. Mais on m’appelait « l’Amiral ». Beau temps, mauvais temps, toujours en route ; premier sorti, premier rentré ».
Quelquefois après la Toussaint, le plus souvent après la Noël, le Sam Both allait aux bouquets. La zone de pêche pour la crevette, c’était la Banche, plein Sud de Batz, pas même une heure de route. Quarante casiers étaient mouillés un par un, « bouée à bouée ». Un casier pouvait ramener de cinq à huit kilos de bouquets : « le meilleur appât, c’était le merlan, parce qu’il n’a pas beaucoup de tripes. ». Les casiers étaient très semblables à ceux d’aujourd’hui : cylindriques et coaltarés ; ils étaient faits comme les casiers à langouste, en feuillards de châtaignier pour les trois cercles, et en bois de baril de rogue pour les huit lattes. Il fallait aux femmes un kilo de fil de chanvre pour crocheter les deux goulots d’un casier, leur mari les payait 18 centimes pour le travail. On comptait que, d’une saison sur l’autre, il fallait remplacer 70 casiers sur 100.
En mai, la saison d’hiver s’achevait et on mettait le bateau à terre pour le nettoyage. On mettait aussi le lest à terre ; selon les embarcations, il y en avait de trois à sept tonnes. « Nous, on avait toujours des pierres ; c’est mieux que le mâchefer, parce qu’entre les pierres, il y a de l’air ». Le nettoyage prenait trois semaines, puis l’on s’équipait pour la sardine. « Le poisson court toujours Nord de mai à septembre, puis il court Sud ; toujours en suivant la côte pour manger les moules et aussi toutes les saloperies que les hommes envoient à la mer ».
Les équipages croisicais à la sardine comptaient quatre ou cinq hommes, tandis que les « Bretons » étaient plus nombreux à bord : généralement huit. Petit à petit les Croisicais ont adopté ces plus grands équipages. « Quand je suis devenu patron, en 1914, je n’avais que des vieux avec moi. Mon « brigadier » avait 72 ans : tous les jeunes étaient au régiment ».
Les zones de pêche à la sardine des Croisicais se situaient entre une et trois heures de route. Selon la distance à parcourir on partait entre une heure et trois heures du matin ; on rentrait entre dix heures et trois heures de l’après-midi. « Il fallait pas rentrer trop tard, sinon il n’y avait plus de prix quand on rentrait, alors on comptait un quart d’heure de « bénef » par heure de route, des fois qu’il y aurait une encalmie au retour ». La guerre de 1939-45 a bouleversé ces horaires et la journée de pêche s’est vue cantonnée à la tranche huit heures – seize heures.
« À bord on avait toujours évidemment une voile et une trinquette de rechange, et puis, quinze à vingt filets de maille 40 à 74 [mm]. On sortait du port à la voile et on regardait l’eau : si elle était blanche, ce n’était pas bon, si elle était bleue, ça allait ». Le bateau suivait les oiseaux, on savait qu’en allant plus loin on aurait plus de poisson, et il y avait un équilibre difficile à choisir entre rentrer plus tôt et obtenir un meilleur prix pour moins de poisson, et rentrer plus tard et obtenir un moins bon prix pour une pêche plus importante. « Si on était allé loin, on faisait les régates pour rentrer : le train qui emmenait les sardines emballées à Nantes partait à 4 heures et demie. Alors si tu rentrais après le train, tu pouvais tout foutre à l’eau : le lendemain, ta sardine, elle était pourrie. On manquait le train bien trente fois dans l’année. Parfois, c’était un jour sur deux. Alors le patron prenait moins de frais [du total] pour que l’équipage ait quelque chose [sur sa part]. On reportait les frais à la semaine suivante ». La pêche s’interrompait deux fois dans la journée : une demi-heure pour l’étale de basse mer, une demi-heure pour l’étale de pleine mer.
On mettait le canot bout au vent, tout le monde se découvrait, et le brigadier faisait le signe de croix, puis on mettait le filet à l’eau tandis que l’embarcation culait, emmenée par le courant (*). « Le signe de croix et enlever sa casquette, on a fait ça jusqu’à la fin des années vingt, pas l’Eau bénite. Quand j’étais branleur, mon père m’envoyait à l’église avec une petite bouteille pour l’Eau bénite. Moi, j’allais à la pompe du Café qu’était plus près. Qu’est-ce que j’ai pas pris quand mon père l’a su ! ».
Les filets étaient des filets francs à cinquante mille mailles. Ils faisaient dix mètres de haut sur cinquante mètres de long, mais ils étaient froncés sur une ralingue de 25 mètres. Il y avait 200 à 300 lièges sur la « corde de lièges », ils étaient blancs, avec la « marque » du bateau peinte en rouge. Il y avait à bord plusieurs filets de même maille, soit pour que l’on puisse remettre à l’eau un filet de même maille que celui que les matelots étaient en train de « dépesquer », soit pour remplacer un filet détruit par un de ces bélougas qui s’en prenait à la sardine maillée. C’était toujours le brigadier qui s’occupait du filet, le patron quant à lui, boëttait. « Albert – mon brigadier – disait : ‘Pironton, fais-nous passer un « cinquante » [un filet de maille 50]’ ». Quand la pêche débutait, pour voir quelle maille il fallait, on mouillait un des filets un peu au hasard, et on « faisait une visite » : on rehalait le filet sur environ un mètre de sa hauteur pour examiner vingt ou trente sardines maillées [prises par les ouies]. Si le poisson était « pris à moitié » [du corps], c’est que la maille était trop grande, si, au contraire, le poisson était « pris par le bout du nez », c’est qu’elle était trop petite. Et l’on changeait de filet en conséquence. La petite et la grosse sardine étaient, bien sûr, toujours mélangées, mais on choisissait la maille dont on estimait qu’elle aurait le meilleur rendement.
L’ennemi du pêcheur, c’était donc le bélouga : « Nous, on les appelait les « bossus », ils sont venus en 1914. Il y en a un qui disait : ‘C’est les morts en mer’. Quand il y a eu des moteurs, ils nous suivaient de la Pointe [du Croisic], ils suivaient au bruit de l’hélice. Ils détruisaient bien trente filets par an. Quand on voyait le filet qui « travaillait » avec eux, on jetait des pétards, ou bien on frappait sur des barres en fer dans l’eau [pour les faire fuir] ; il y en avait qui mettaient des aiguilles dans des sardines qu’ils leur jetaient. Ils sont partis avec le filet tournant [la bolinche], ils mangeaient que des filets maillants ».
Le brigadier tenait le filet, tandis que le patron boëttait, appâtant le long du filet d’un mélange de rogue et de farine. Au bout d’une demi-heure, le filet commençait à « travailler », les lièges s’enfonçant à mesure. Pendant ce temps-là, les matelots « dépesquaient », démaillant le poisson dans l’annexe. Ils emplissaient des paniers de 200 sardines, comptant par « lance » de cinq poissons [cinq au Croisic, trois à la Turballe]. « Les matelots travaillaient par deux, ils mettaient chacun une lance dans la main et ils remplissaient le panier, chacun à son tour. Ils comptaient tout haut : l’un disait « une », l’autre « deux »… comme ça jusqu’à quarante, puis on passait à une autre caisse ». Les sardines étaient donc comptées une par une : « Quand il y en avait cinquante mille, on en comptait cinquante mille ». La question du calibrage ne se posait qu’avec l’existence des conserveries : « Comme au début il n’y avait pas d’usine, on pouvait aussi vendre la grosse. Après il y en a eu une : Philippe & Canaud, et après la guerre de 40, trois autres : Le Bayon, Chacun et Lefèvre ». La zone de pêche couverte par le Sam Both s’étendait de l’Ile d’Yeu à Belle-Ile. « Quand on en avait pêché 25 000 et qu’il y avait plusieurs bateaux de rentrés, on rentrait aussi ».
Maintenant, il s’agissait de vendre ma pêche : « Le patron disait à son matelot : ‘T’as qu’à te démerder à vendre’. Mais il y avait que cinq ou six marchands [mareyeurs] pour écouler sa pêche ». Sans doute, mais il était possible de vendre également sur le port voisin de La Turballe. Les ventes du Sam Both pour 1924 révèlent d’ailleurs que son principal acheteur fut la conserverie Gicquel à La Turballe, avec près du quart de sa pêche commercialisée (voir tableau 2).
Il existait cependant des différences entre La Turballe et Le Croisic. Certaines étaient mineures, comme le fait, déjà signalé, que les lances étaient de trois poissons à La Turballe, et de cinq au Croisic, ou bien que l’on pesait en kilos à La Turballe et en livres au Croisic. D’autres différences étaient importantes : le fait, par exemple, que les « Bretons » étaient interdits de séjour à La Turballe ; une autre différence importante était que Le Croisic était port « de la fraîche », et La Turballe, port de la sardine en boîte. Il y eut, en effet, jusqu’à sept conserveries à la Turballe à une époque où il n’y en avait qu’une au Croisic. Mais ce dernier jouissait de l’avantage incontestable d’être « tête de ligne » pour Nantes : la ligne de chemin de fer Nantes – Saint-Nazaire se prolongeant jusqu’au Croisic, d’où la possibilité de distribuer rapidement la sardine fraiche et emballée. « Après, ça n’a plus été pareil ; quand sont venus les camions, tous les ports sont devenus tête de ligne ».
Les carnets de compte de Jean-Marie Le Huédé révèlent quatre types d’acheteurs : les « usines », c’est-à-dire les conserveries [environ 40% des ventes en 1924], les « marchands », c’est-à-dire les mareyeurs [environ 51% des ventes ; 44% pour les huit principaux], le « détail », c’est-à-dire les marchands à la sauvette qui achetaient chaque soir 300 ou 400 sardines qu’ils allaient revendre à pied ou à bicyclette dans les fermes de la région, jusqu’à Guérande [environ 7%], enfin les parents, voisins et amis [en quantités négligeables] (**).
Il existait au XIXème siècle et au début du XXème, ce qu’on appelait le « petit » et le « grand compte » à la vente. Le petit compte était de mille sardines exactement pour « un mille », soit cinq caissettes ou paniers de 200 sardines ; le grand compte était de 1250 sardines pour un mille, mais en échange du grand compte, le marchand ou l’usinier ajoutait quatre ou cinq litres de vin pour l’équipage. À l’époque qui nous occupe ici, il n’existait plus que le petit compte. Il arrivait quelquefois que des pêcheurs trichent, ne mettant, par exemple que 190 sardines par panier ; cela n’était toutefois pas dans leur intérêt, car, découverts, ils étaient boycottés par l’ensemble des acheteurs.
La politique d’achat du mareyeur était conditionnée par la contrainte suivante : il fallait que « les ordres » puissent être mis au train qui quittait Le Croisic pour Nantes à quatre heures et demie ; les femmes, au magasin, devaient nettoyer, emballer, conditionner la pêche du jour pour qu’elle puisse partir au train. Il était donc de l’intérêt du mareyeur de faire débuter ses achats le plus tôt possible dans la journée. Pour ce faire, il était disposé à payer plus cher la sardine offerte par les premiers rentrés [les chiffres pour 1924 révèlent que le premier prix pouvait représenter jusqu’à 175 % des prix obtenus plus tard dans la journée]. Il ne leur prenait toutefois pas toute leur pêche, mais par exemple cinq « milles » ; il savait en effet, que d’ici que les femmes aient traité ces poissons, d’autres bateaux seraient rentrés qui, du fait de la plus grande concurrence, mais aussi du fait qu’ils avaient ramené davantage de poisson, seraient prêts à vendre à plus bas prix. Le marchand fractionnait donc et diversifiait ses achats. Il arrivait que les mareyeurs échouent dans leurs tactiques savantes et manquent le train, dans ce cas, s’ils étaient sûrs de leurs ordres, ils chargeaient une charrette rapide qui s’efforçait de prendre le train de vitesse en gare de Saint-Nazaire [26 kilomètres].
Les conserveurs avaient aussi leur politique d’achat (sur laquelle je reviendrai plus loin). Quant aux pêcheurs, leur stratégie était complémentaire, les intérêts des deux parties étant, bien entendu, inverses. Comme je l’ai signalé plus haut, il y avait un choix à faire entre deux tactiques : faire moins de route, rentrer plus tôt avec des quantités moindres, et obtenir un meilleur prix, ou bien, faire davantage de route, obtenir un prix plus faible du mille, mais avoir plus de poisson à vendre, tout en augmentant cependant le risque de manquer le train. Au retour, on acceptait de fractionner selon les desiderata des acheteurs : une pêche de trente mille pouvait ainsi se vendre cinq mille par cinq mille. Si au contraire, l’acheteur était disposé à prendre « toute la pêche », le pêcheur considérait qu’il était raisonnable qu’il obtienne un prix du mille plus faible. Il était toutefois entendu que pour une pêche moyenne ou médiocre, l’acheteur prenne toute la pêche. Si par exemple, le pêcheur avait 4 423 sardines à vendre, le marchant se portait preneur de l’ensemble et payait les 423 sardines en sus aux prix convenu pour un mille.
La transaction entre offreur et acheteur potentiel débutait par la « première mise » : « Si t’avais vendu le jour d’avant 200 F du mille, tu faisais une première mise de 500 F ». Le prix s’établissait alors selon le mécanisme classique de l’offre et de la demande ; on verra cependant que les conditions d’une telle situation de « marché parfait » n’étaient que très rarement réunies… pour autant qu’elles l’aient jamais été.
Il existe cependant entre ces représentations « idéales » de mécanisme de la vente, et les chiffres de ventes réelles tels qu’ils apparaissent dans la comptabilité de M. Le Huédé, des écarts qu’il convient d’expliquer. En 1924, pour une saison à la sardine qui va de la mi-mai à la mi-octobre et qui couvre donc cinq mois, le chiffre des quantités commercialisées tourne autour de 113 000 poissons. Or, quand il nous parle du volume de la pêche, M. Le Huédé nous dit par exemple, « Quand tu en as 25 000, tu rentres… », ou bien, « Si tu as une pêche de 30 000, tu vends cinq mille par cinq mille… ». À en croire ces chiffres utilisés dans les exemples, quatre à cinq jours de pêche auraient suffi à assurer la saison de pêche 1924. Le tableau 1 nous a révélé qu’il s’agissait d’une saison médiocre, mais qui demeurait toutefois du même ordre de grandeur que celle des années proches. Une saison de cinq mois en été, cela représente environ cent jours de pêche, soit une commercialisation moyenne de 1 100 sardines par jour en 1924. Entre ces onze cents et les 25 000 ou 30 000 des exemples donnés, il demeure un écart dont il faut rendre compte.
Cet écart m’était apparu en relisant mes notes des entretiens précédents et je suis retourné voir M. Le Huédé en lui faisant part de mon étonnement. « En réalité, tu pêchais entre 2 000 et 20 000 », les chiffres de 25 000 et 30 000 étaient donc idéaux ; mais même ainsi, l’écart persiste. Il y a bien sûr les jours où l’on manque le train, évalués, comme on l’a vu plus haut, à une trentaine par saison. Il ne nous resterait donc que 70 jours pour lesquels la pêche est effectivement vendue ; en comptant une pêche moyenne de cinq mille par jour, cela ferait encore 350 000 par saison. Qu’en est-il des jours où l’on ne pêchait pas, ou très peu ? « Parfois, on avait que la godaille : 300 – 500, plus quelques maquereaux » (***). Combien de fois par saison une telle situation se présentait-elle ? « La godaille seulement, c’était deux ou trois fois par saison ». L’écart entre chiffres théoriques et chiffres réels demeure donc.
La réponse à notre question, la voici : « Il fallait souvent tout rejeter à la baille : il y avait mévente. Il y avait mévente deux jours par semaine souvent. Un jour, c’était vers 1935, on a pris un camion pour aller en vendre 60 000 à Angers. On en a vendu 3 000. Celles qui restaient, on les a renversées sur la route. On a eu une amende. C’était les goélands qui les mangeaient, ils se régalaient. Si un jour il y avait mévente, on se réunissait, les patrons, l’usinier et les marchands, et on se taxait pour le lendemain [on contingentait]. Le marchand disait combien il pourrait prendre pour le lendemain, il disait ses ordres – parfois il se trompait : ses ordres étaient décommandés – il disait aussi le prix qu’il pourrait payer, parfois le jour dit il payait davantage. On disait alors, ‘on pêchera tant de paniers demain’, on taxait par exemple à 50 kg par bonhomme, ou 150 kg, ce qui faisait 4 000 ou 13 000 sardines pour le bateau [quatre hommes d’équipage, et environ 4 kg les 100 sardines]. Il y en avait un alors qui vérifiait le nombre de paniers qu’on débarquait. Il y en avait qui trichaient, ils disaient en douce au marchand le jour d’avant : ‘Je t’en mettrai 250 par panier’. Les autres le savaient pas, et le marchand leur payait ce qu’ils avaient vraiment livré ».
Dans les années qui suivirent on s’organisa encore davantage pour tenir compte de la mévente : « Vers 1935-37, on faisait une caisse noire pour ceux qui avaient dû tout jeter à l’eau. On donnait vingt francs par semaine par bateau. Avec ça, on s’arrangeait pour payer les « frais » des malchanceux ».
Trois jours de godaille, trente jours où l’on manque le train, jusqu’à deux jours de mévente par semaine, plus un nombre difficile à préciser de jours où la pêche était contingentée : voilà qui rend compte de manière satisfaisante de l’écart que nous avions perçu entre chiffres théoriques et chiffres réels. Profitons-en toutefois pour faire quelques remarques : l’existence d’un marché où le producteur sacrifie – comme une chose normale – les deux tiers de sa production, mérite une explication. À l’évidence, le marché de la sardine fraîche était comme tout marché du poisson frais un marché « spéculatif ». Cette nature spéculative est généralement expliquée par l’irrégularité d’un produit qui se dégrade rapidement : « Le lendemain, ta sardine elle est pourrie ». Remarquons que l’on rejette toujours sur le mareyeur et les intermédiaires la responsabilité de ce caractère spéculatif, vu comme néfaste. Aux yeux du pêcheur, toutefois, le comportement du mareyeur était justifié, ou tout au moins excusable : « Les mareyeurs, ils se font beaucoup d’argent ; c’est normal si ils veulent bien payer le pêcheur. Dans ce métier-là, il y en a un sur deux qui fait faillite : c’est le dernier des métiers. Le matin, faut que tu vendes, même sans profit : il suffit pas de travailler, faut que t’aies avec toi un ministre des finances. T’as vu P. qu’a fait faillite la semaine dernière : 75 millions de dettes ! ». Mais ce qui apparaît du récit de M. Le Huédé, comme d’autres données, contemporaines celles-là, c’est que le pêcheur est loin d’être innocent : lui aussi est possédé du démon du jeu ! Non pas à la mesure de son volant financier comme le mareyeur, mais à la mesure du volume de sa pêche. Quand le pêcheur actuel dit d’un ton négligent qu’il « se débarrasse de sa pêche », ou quand le patron sardinier en 1924 disait à son matelot, « Tu te démerderas à vendre ! », on aurait tort de prendre à la lettre cette indifférence affichée : il ne s’agit que d’une des tactiques de bluff du vendeur avisé.
Revenons-en pour finir à ce qu’il en advint de la pêche à la sardine. On sait que la longueur du bateau constitue à la pêche le mode le plus commun de définition d’une embarcation, de même, la manière traditionnelle d’évaluer les profits consiste à comparer le revenu d’une année avec le prix à l’achat du bateau : « 1926 et 1928, c’était de bonnes années (voir tableau 3) ; j’aurais pu m’acheter un bateau chaque année. Attention ! Il y avait encore des vieux [pêcheurs] qui crevaient de faim dans ces années-là. C’était pas comme maintenant », et M. Le Huédé me montre la fiche où je peux lire le montant de sa retraite.
« De 1933 à 1939, ça a aussi été de bonnes années, mais la pêche au filet droit devenait de plus en plus chère : il fallait maintenant deux barils de rogue [par jour] et quatre sacs de farine ; et le prix de la rogue n’arrêtait pas de monter parce que le franc baissait. Après la guerre, il y a eu de nouveau des bonnes années : de 1946 à 1951, avec le filet tournant, la bolinche. Mais quand même, avec ce filet-là, pour cent kilos de poisson on détruisait une tonne. Puis en 1954, c’était fini : il y avait plus de sardines ».
Quant aux conserveries, elles ont fermé leurs portes, les unes après les autres : « Les usines seraient restées si les pêcheurs avaient fait un geste. À La Turballe, ils l’ont fait. Comme on allait souvent à deux ou à trois heures de route, on revenait plus tard [qu’au Guilvinec, par exemple, où les pêcheurs pêchaient à une demi-heure de route] et les femmes de l’usine devaient travailler la nuit. Alors quand les syndicats ont obligé à payer plus cher [le travail de nuit des femmes], les usiniers ont demandé qu’on fasse un geste : que les premiers bateaux rentrés vendent un tiers de leur pêche à l’usine [dont les prix d’achat étaient, en règle générale, de 10 à 15 % plus faibles que ceux offerts par les mareyeurs]. Mais on l’a pas fait. ».
Pourquoi l’auraient-ils fait, puisque comme nous l’avons vu, s’ils rentraient plus tôt c’était précisément pour obtenir un meilleur prix ? Ironiquement, c’est à La Turballe, dont les pêcheurs ont, dans les autres ports une réputation de « viandards », que l’intérêt général a prévalu. Mais il s’agissait d’un port de la « sardine en boîte » : au Croisic, port de la « fraîche », c’est la passion du jeu tenant mareyeur et pêcheur également sous sa loi, qui l’emporta. Avec les conséquences que l’on sait.
Tableau 1 : Part du bateau (un tiers après déduction des frais du total) à la sardine et aux métiers d’hiver.
sardines | % | hiver | % | |
1923 | 16 347.05 | 59.52 | 11 119.65 | 40.48 |
1924 | 17 154.65 | 68.14 | 8 018.95 | 31.86 |
1925 | 22 683.90 | 76.28 | 7 053.45 | 23.72 |
1926 | 39 722.50 | 74.03 | 13 935.65 | 25.97 |
1927 | 21 465.35 | 68.94 | 9 670.15 | 31.06 |
1928 | 42 066.60 | 81.43 | 9 594.65 | 18.57 |
Moyenne sur six ans | 71.39 | 28.61 |
Tableau 2 : Ventilation de la sardine commercialisée en 1924.
Nom | Nombre | % | |
1- Conserveries | Gicquel (La Turballe) | 25 500 | 22.7 |
Philippe & Canaud (Le Croisic) | 20 280 | 18.0 | |
2- Mareyeurs | Toublanc | 15 075 | 13.4 |
Audonnet | 6 920 | 6.2 | |
Fressange | 6 600 | 5.9 | |
Moulin | 4 600 | 4.1 | |
Le Cornet | 4 570 | 4.1 | |
Tirilly | 4 450 | 4.0 | |
Gouret | 4 200 | 3.7 | |
Fourrage | 2 759 | 2.4 | |
Autres mareyeurs | 9 185 | 8.2 | |
3- Petits marchands | 7 806 | 6.9 | |
4- Parents, voisins, amis | 458 | 0.4 | |
112 403 |
Tableau 3 : Revenus sur l’année.
part du bateau | part d’équipage | matelot, par mois | |
1923 | 27 467 | 13 733 | 1 144 |
1924 | 25 174 | 12 587 | 1 048 |
1925 | 29 737 | 14 869 | 1 239 |
1926 | 53 658 | 26 829 | 1 736 |
1927 | 31 135 | 15 568 | 1 297 |
1928 | 51 661 | 25 830 | 2 152 |
N.B. Toutes ces sommes sont en francs de l’époque. À titre comparatif, en 1924, l’oignon se vendait au particulier au Croisic entre 40 et 60 centimes du kilo, la pomme de terre entre 40 et 85 centimes.
Notes
(*) Extrait de F. Guériff. La Turballe. Vie maritime et populaire. Association préhistorique et historique de Saint-Nazaire, N°3, 1979 : « – Passe la bouteille : commandait le patron au mousse. Tout le monde se découvrait et la bouteille d’eau bénite passait de main en main. Chaque homme trempait un doigt dans le goulot et faisait le signe de la croix. Le patron en dernier se signait, jetait quelques gouttes dans la boëtte, puis aspergeait le filet », p. 9.
(**) Plus tard, les petits marchands durent passer par les mareyeurs, et payèrent dès lors un prix plus élevé.
(***) « Quand un banc de maquereaux venait mailler dans les filets, on en prenait 200-300 qu’on allait vendre à la criée. Ça arrivait deux ou trois fois par an. Le profit était partagé entre l’équipage : c’était une godaille ».
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