Rétrospective 2020 : l’étonnante familiarité de la catastrophe
Des scientifiques se remémorent le moment où ils ont su, dans leurs tripes, que la grande pandémie, the « Big One », était en train de se produire : The Covid turning point: when did the pandemic become unstoppable? | World news | The Guardian
C’est le moment où, comme tu es fan de World War Z et des films de pandémie et de zombies, et que tu as joué à Plague Inc. tu sais dans ton for intérieur que ça y est une pandémie est en route, ce fameux « Big One » (ce tremblement de terre millénaire qui pourrait ravager Los Angeles et la Californie), plusieurs semaines ou mois avant tout le monde… parce qu’il y a des morts en Chine, puis en Iran puis en Italie et que tu sais qu’il y a une diaspora italienne en Belgique, et que tu entends les ministres de ton gouvernement se montrer stupidement rassurants. Et que ce sont les vacances de carnaval et que tu sais que dès que les vacanciers seront rentrés, l’épidémie va exploser dans ton propre pays…
Mais tu ne sais rien faire, tu vois la catastrophe se dérouler au ralenti. Et tout le monde te regarde bizarrement parce que tu ne veux plus faire la bise et faire une photo de groupe…
Voilà comment « l’événement » s’assied docilement dans le fauteuil du présent, sans coup férir, poliment, presque familièrement, avec souplesse et agilité. Impossible la seconde d’avant, l’événement fait une entrée fracassante dans le réel et devient rétrospectivement possible, probable et même certain. C’est cette facilité de l’événement, de la surprise, de la catastrophe à entrer dans nos vie que décrit le philosophe Henri Bergson (Les Deux Sources de la morale et de la religion/Chapitre II – Wikisource). C’est cette sensation paradoxale de l’événement, à la fois probable et impossible avant qu’il survienne, et puis nécessairement inévitable rétrospectivement, ici expliquée à l’occasion du déclenchement de la guerre 14-18, événement catastrophique s’il en est :
Je viens de citer un exemple où le caractère « bon enfant » de l’Accident est ce qu’il y a de plus frappant. En voici un autre, qui met peut-être mieux en relief son unité, son individualité, la netteté avec laquelle il se découpe dans la continuité du réel. Encore enfant en 1871, au lendemain de la guerre, j’avais, comme tous ceux de ma génération, considéré une nouvelle guerre comme imminente pendant les douze ou quinze années qui suivirent. Puis cette guerre nous apparut tout à la fois comme probable et comme impossible : idée complexe et contradictoire, qui persista jusqu’à la date fatale. Elle ne suscitait d’ailleurs dans notre esprit aucune image, en dehors de son expression verbale. Elle conserva son caractère abstrait jusqu’aux heures tragiques où le conflit apparut comme inévitable, jusqu’au dernier moment, alors qu’on espérait contre tout espoir. Mais lorsque, le 4 août 1914, dépliant un numéro du Matin, je lus en gros caractères « L’Allemagne déclare la guerre à la France », j’eus la sensation soudaine d’une invisible présence que tout le passé aurait préparée et annoncée, à la manière d’une ombre précédant le corps qui la projette. Ce fut comme si un personnage de légende, évadé du livre où l’on raconte son histoire, s’installait tranquillement dans la chambre. À vrai dire, je n’avais pas affaire au personnage complet. Il n’y avait de lui que ce qui était nécessaire pour obtenir un certain effet. Il avait attendu son heure ; et sans façon, familièrement, il s’asseyait à sa place. C’est pour intervenir à ce moment, en cet endroit, qu’il s’était obscurément mêlé à toute mon histoire. C’est à composer ce tableau, la pièce avec son mobilier, le journal déplié sur la table, moi debout devant elle, l’Événement imprégnant tout de sa présence, que visaient quarante-trois années d’inquiétude confuse. Malgré mon bouleversement, et bien qu’une guerre, même victorieuse, m’apparût comme une catastrophe, j’éprouvais ce que dit James, un sentiment d’admiration pour la facilité avec laquelle s’était effectué le passage de l’abstrait au concret : qui aurait cru qu’une éventualité aussi formidable pût faire son entrée dans le réel avec aussi peu d’embarras ? Cette impression de simplicité dominait tout. En y réfléchissant, on s’aperçoit que si la nature voulait opposer une réaction défensive à la peur, prévenir une contracture de la volonté devant la représentation trop intelligente d’un cataclysme aux répercussions sans fin, elle susciterait précisément entre nous et l’événement simplifié, transmué en personnalité élémentaire, cette camaraderie qui nous met à notre aise, nous détend, et nous dispose à faire tout bonnement notre devoir.
Paul Jorion nous parle souvent du soliton (Rogue wave – Wikipedia), cette « vague scélérate » dont la hauteur est démultipliée par la conjonction de plusieurs forces qui se synchronisent. Si, ou plutôt quand des effondrements majeurs surviendront dans nos vies lors de ce siècle (du genre de la pandémie), vous verrez, après 2 semaines, 2 mois, 2 ans, on aura oublié que personne n’y croyait 2 semaines, 2 mois, 2 ans avant. Il est probable qu’on ne comprenne l’événement que longtemps après qu’il ait commencé.
Admirons notre formidable plasticité et adaptabilité humaine en positif ! (tu lui coupes une jambe, il pleure un peu et puis marche sur une seule jambe)
Déplorons notre misérable capacité de mémoire collective et de prospective en négatif ! (on lui a dit qu’il y avait un champ de mines mais il y va quand même)
Nous avons survécu à cela en tant qu’espèce, du point de vue collectif… jusqu’à présent. Notre formidable adaptabilité et notre incapacité de mémoire et de prospective collectives a néanmoins une limite : l’événement « terminal », c’est-à-dire un événement ou un enchaînement d’événements qui conduirait à notre extinction certaine ou du moins, à une perte de population et de qualité de vie d’une ampleur incommensurable pour l’humanité.
C’est pour conjurer ce scénario qui mettrait fin à l’aventure humaine que le philosophe Jean-Pierre Dupuy est appelé à la rescousse, avec son catastrophisme éclairé (Pour un catastrophisme éclairé, Jean-Pierre Dupuy, Sciences humaines – Seuil | Editions Seuil) : « Le temps est venu de mener une réflexion sur le destin apocalyptique de l’humanité : nous avons en effet acquis la certitude que l’humanité était devenue capable de s’anéantir elle-même, soit directement par les armes de destruction massive, soit indirectement par l’altération des conditions nécessaires à sa survie. Le pire n’est plus à venir mais déjà advenu, et ce que nous considérions comme impossible est désormais certain. Et pourtant nous refusons de croire à la réalité du danger, même si nous en constatons tous les jours la présence. Face à cette situation inédite, la théorie du risque ne suffit plus : c’est à l’inévitabilité de la catastrophe et non à sa simple possibilité que nous devons désormais nous confronter. »
Que l’humanité s’éteigne et disparaisse ? Impossible me direz-vous ! C’est vrai… jusqu’à ce que l’événement survienne et paraisse aux yeux de tous dans sa terrible familiarité. C’est bien là la malédiction de Cassandre.
Selon Dupuy, c’est seulement en considérant ce scénario de la catastrophe comme certain, à un iota d’incertitude près, c’est-à-dire en faisant preuve de catastrophisme éclairé, que nous aurions la moindre chance de l’éviter. Contrairement à la conduite d’une automobile, bien fixer le ravin en face pour avoir la moindre chance de négocier son virage, cette grande bifurcation sociétale dont notre espèce a besoin pour prospérer encore au-delà de ce siècle.
Si nous avions considéré la pandémie comme certaines, peut-être aurions-nous moins souffert en 2020.
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