J’ai signalé, quand j’ai évoqué la mort de Claude Le Roux qui était intervenue alors que je venais de m’installer dans l’île, que les Houatais s’étaient organisés peu de temps auparavant en une coopérative : le « Groupement des Pêcheurs-Artisans Houatais ». La comptabilité du bateau était jusque-là de la responsabilité de son patron qui, soit était embarqué seul, soit avait à ses côtés un équipage de trois ou quatre matelots ou mousses, constitué, pour ce qui touche à Houat, essentiellement de membres masculins de sa famille : fils, jeunes frères ou beaux-frères (j’ai expliqué de manière détaillée la dynamique de ces équipages dans mes livres : Les pêcheurs de Houat [1983], La transmission des savoirs [1984 ; avec G. Delbos] et Le prix [2010]). Dans la pratique, la comptabilité était l’affaire le plus souvent de l’épouse ou d’une fille aînée, et était généralement assez rudimentaire, or la gestion de la coopérative nécessitait des données de meilleure qualité. Le Crédit Maritime, qui soutenait l’initiative, fit imprimer des formulaires à remplir au retour de chaque pêche, où devaient être mentionnés le poids des prises par espèce, le type d’engins utilisés et, dans le cas des casiers, leur nombre, ainsi que le prix obtenu à la vente. On recherchait un volontaire qui distribuerait les formulaires et en ferait ensuite la récolte. Ce fut moi.
Tous les patrons ne jouèrent pas le jeu de la transparence économique. Je me retrouvai néanmoins en mai 1974 à la tête d’un jeu de données complètes pour un an pour douze bateaux sur la vingtaine qui mouillaient à cette époque dans le port de Houat. Je disposais d’autres données en sus des observations diverses que j’avais consignées dans d’innombrables carnets : les entrées des registres paroissiaux, le recteur étant traditionnellement à Houat également officier d’état-civil. Tel était le matériau qui me permettrait de rédiger ma thèse : « Anthropologie économique de l’Île de Houat », que je défendrais à l’Université Libre de Bruxelles en janvier 1977.
Je découvrirais rapidement que les prix n’étaient pas déterminés par la confrontation de l’offre et de la demande mais par un souci beaucoup plus personnalisé, pour le pêcheur vendeur de ses prises aussi bien que pour le mareyeur qui les lui achète, de maintenir entre eux une relation à long terme, avec le souci constant, non seulement que chacun puisse vivre, lui et sa famille, du fruit de son travail, mais aussi, qu’il puisse « maintenir son rang ». Les choses ne m’apparurent pas tout de suite avec une clarté suffisante, elles s’éclairèrent davantage dans les entretiens que j’eus en 1981 avec un vieux pêcheur du Croisic. Celui-ci commença par m’expliquer la vente du poisson dans le cadre de la loi de l’offre et de la demande. Quand, au détour d’une conversation, il me signala posséder encore ses carnets de pêche des années 1920, je lui dis que j’aimerais beaucoup les consulter. Il consentit à me les prêter et, une fois que je les eus épluchés, la même constatation s’imposa que pour Houat : la « loi » de l’offre et de la demande (*) était incapable de rendre compte de la formation des prix. Je le mis au pied du mur : « Piroton, vous me dites une chose, et vos carnets m’en montrent une toute autre ! ». L’explication qu’il m’avait offerte, m’expliqua-t-il, ne valait qu’« en temps ordinaire », or les temps ordinaires n’avaient apparemment existé qu’un jour sur trois dans les années 1920. Dans les circonstances supposément « anormales » qui prévalaient deux jours sur trois, il y avait « taxation », c’est-à-dire, contingentement de la pêche : on se mettait d’accord sur qui irait pêcher, quelles quantités de sardines seraient achetées par les conserveries et à quel prix. Ici encore, le souci majeur était celui de la survie de l’industrie, sans que soient pénalisés excessivement ni les vendeurs ni les acheteurs en cas de difficulté. Quand on se mit à croire à la pêche à la « loi » de l’offre et de la demande, et qu’on en imposa l’application stricte dans les criées, ce bel équilibre fut compromis. Il fallut tenter de compenser les déséquilibres qui en résultèrent en introduisant pour le poisson des prix-planchers, niveaux de prix minimum dont les acheteurs cherchèrent bien entendu rapidement à faire la norme. Les ventes de poisson auxquelles j’assistai sur les plages du Bénin en 1984 et 1985, confirmèrent mes hypothèses sur le mécanisme de la formation des prix (j’ai rapporté certaines de ces ventes dans l’Appendice A de Le prix (2010) : 321-330). En 1986 et 1987, je complétai cette information en allant assister aux ventes de la langoustine au marché matinal du port de Keroman à Lorient (appendice A de Le prix (2010) : 317-321).
En 1986 à Paris, je fus mis en contact avec un économiste travaillant à l’Ifremer (Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer), qui m’informa de l’intérêt que cet organisme portait à mes travaux. « Nous serions prêts, me dit-il, à financer une recherche sur un sujet de votre choix ». Ce qui m’intéressait alors était de synthétiser cette exploration systématique du mécanisme de la formation des prix à la pêche que j’avais menée au fil des années. Je le lui dis. « Fort bien ! », me répliqua-t-il et ce qui fut dit fut fait. Peu de temps après que j’eus remis mon rapport, je reçus un courrier disant ceci : « Monsieur, nous ne publierons pas votre rapport. Nous vous verserons néanmoins la somme convenue à la condition expresse que vous ne mentionniez jamais que vous aviez entrepris cette recherche grâce à notre financement ». Mon contact à l’Ifremer devait confier plus tard à l’un de nos amis communs : « Nous ne nous doutions pas que Jorion n’avait pas même une connaissance élémentaire de la science économique ! ».
J’ai cru jusqu’à très récemment que le commanditaire de mon étude n’y avait strictement rien compris mais le courrier d’un lecteur de mon blog m’a fait découvrir incidemment une réalité plus funeste. Mon correspondant me disait : « J’ai tant appris de l’enseignement d’Untel qui expliquait à ses étudiants émerveillés que… », à la suite de quoi je pus lire, assez éberlué, un excellent résumé de mes travaux à l’époque. Mon commanditaire s’était acheté une carrière tout entière au prix d’un rapport dont il avait suffi d’affirmer qu’il ne présentait aucun intérêt et de me faire jurer de taire son existence.
* La « loi » de l’offre et de la demande a été formulée en 1838 par Antoine Augustin Cournot dans ses Recherches sur les principes mathématiques de la théorie des richesses (Paris chez L. Hachette). Il s’agit d’un modèle mathématique théorique : l’hypothèse n’est testée sur aucunes données : « … j’ai laissé les questions où l’analyse mathématique n’a aucune prise, et celles qui me paraissent déjà parfaitement éclaircies » (p. xi).
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