Les hommes de Houat étaient à la pêche – même quand il n’y avait rien à pêcher, et que les bateaux s’étant mis en cercle au large jetaient l’ancre, et qu’on jouait alors à la belote entre équipages réunis sur le pont de l’un d’entre eux, parce qu’« on peut pas rentrer, sinon on serait dans les pieds de nos femmes », lesquelles veillaient aux poules, à la vache et au cochon, à la récolte des foins et l’entretien du jardin potager, lavaient à longueur de journées les vêtements de travail de leur mari, raidis par le sel et massacrés par de très rudes activités. Il y avait les morts, déjà évoquées, et les multiples accidents provoqués par un métier difficile : les doigts coupés, les plaies qui, jour après jour, ne veulent pas guérir, le cancer de la peau qui succède à la peau burinée, tannée par le soleil et par le vent.
Jean-Michel me rapportait la conversation qu’il avait eue un jour avec un touriste qu’il avait emmené en mer par une chaude et paisible journée d’été : « Vous, les pêcheurs, quelle vie splendide que la vôtre ! ». La raison pour laquelle ce souvenir lui revenait, c’était que la mer était passablement déchaînée autour de nous durant cette journée de janvier où nous conversions en faisant porter la voix pour que l’autre parvienne à nous entendre.
Nous étions sortis vers une heure du matin, alors que le tempête faisait rage. « Tu vas voir », m’avait dit Jean-Michel, alors que le petit ligneur dépassait le bout de la jetée et que nous nous retrouvions en pleine mer, « ils vont nous suivre un moment – ils ne peuvent pas faire autrement – mais quand ils verront comment est la mer, ils feront demi-tour ! ». C’était ça sa fierté : d’être le meilleur pêcheur de l’île, et en partie parce qu’il était prêt à sortir quand les autres n’osaient pas. Les bars ne voient pas grand-chose alors dans l’eau chahutée entre les rochers, et mordent plus volontiers dans les devons, les lançons en plastiques et autres leurres, qu’ils prennent pour de vrais petits poissons. Mais c’est très cher payé. J’ai raconté cela en 2007 dans un billet du blog :
En fait au réveil je reconnais ce sentiment, cette sensation d’être aux portes de la mort et d’onduler entre la peur et la réconciliation avec la mort prochaine : cela date d’il y a trente ans et ce sont mes jours passés à la pêche, les jours de tempête. Se retrouver sur un bateau de sept mètres de long entre les récifs du Vas-Pel à Houat, avec un vent de force neuf, et la mer qui n’est soudain plus en-dessous mais au-dessus, et le pont qui réapparaît et l’eau qui fout le camp en catastrophe par les bordés, et qu’on se dit : « Pourvu que ça n’aille pas couler dans la machine ! » Jusqu’à la vague suivante : « Jésus-Marie-Joseph ! Où va-t-elle nous emmener celle-là ! »
Plusieurs années plus tard, Jean-Michel m’avait dit, « Tu te souviens quand on a eu si peur ? »
Moi : Quand ?
– Tu te souviens pas ? au Vas-Pel !
– T’avais peur toi ? Je croyais qui avait qu’moi !
Il dit : « Tu rigoles ! », en éclatant de rire lui-même.
La pêche était bonne en effet sur cette mer brisant à blanc entre les écueils. Et entre deux bars capturés, pareil au correspondant de guerre qui finira par prendre la photo du siècle, à moins qu’il n’y reste pour de bon, je prenais consciencieusement des photos sur mon minuscule Leica CL – une façon comme une autre, bien entendu, de me donner une contenance. Et alors que je changeais de film, plus ou moins bien protégé par la cabine qui surplombe symboliquement la barre sur ces tout petits bateaux, la capuche de mon ciré jaune m’a gêné pour voir ce que je faisais et je l’ai rabattue. Une vague de plus a déferlé sur notre coquille de noix et quelques litres d’eau de mer se sont engouffrés entre le capuche et ma nuque pour se glisser délicatement le long de l’échine et achever leur parcours au fond de mes bottes.
Jean-Michel m’a regardé et a dit : « Si on attend qu’il soit quatorze heures pour rentrer [l’heure habituelle du retour], t’auras une pneumonie d’ici-là, on peut pas faire ça ! ». Il a réfléchi, puis il a dit : « Il faut pas que j’aie l’air de retourner. Je sais ce qu’on va faire : je vais te débarquer au vieux port. Tu rentreras chez toi sans te faire voir et tu pourras sortir dans l’après-midi, après que je serai rentré au port ».
Ainsi fut fait : nous avons fait route discrètement vers le vieux port qui se trouve à cinq cents mètres du village, désaffecté depuis qu’une tempête au début des années 1950 en avait détruit la jetée. Il est allé ranger le bateau le long du moignon de jetée qui tenait encore, j’ai sauté du bateau et je suis rentré au village en rasant les murs, en prenant bien soin que personne ne me voie, pour que la honte d’un retour prématuré dans la tempête ne rejaillisse pas sur Jean-Michel, le « meilleur pêcheur de l’Île d’Houat en 1973 », à ses propres yeux comme aux yeux de ses confrères unanimes.
J’aimerais terminer mon récit en ajoutant qu’arrivé chez moi, je me suis prélassé sous une douche revigorante qui me remit d’aplomb, mais dans ma petite maison de la taille d’une chambre de bonne, il n’y avait malheureusement pas l’eau courante, juste de l’eau froide dans un broc.
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