La pandémie nous a confronté soudain, à des degrés divers pour chacun, à la peur de la mort. Et la « seconde vague » lui permet de taper sur le même clou. C’est là une des peurs les plus marquantes de la vie humaine. C’est vis-à-vis d’elle que la culture a trouvé ses meilleurs productions. De grands récits qui nous expliquent notre début et notre fin comme espèce particulière. Pour beaucoup, la mort ne sera pas la fin, mais une vie dans l’au-delà, heureuse et sans les frustrations de la vie d’ici (-bas ?), y compris celles de la mort. « Là, tout n’est qu’ordre et beauté, luxe, calme et volupté » (Baudelaire). Pour d’autres, ce sera le grand voyage, le saut dans l’inconnu, pour lequel on nous conserve, on nous habille, on nous entoure de provisions, on nous adjoint telle compagne ou tels subalternes qui nous suivent dans la mort, pour éviter une éventuelle solitude.
Et la manière actuelle de vivre dans nos sociétés a élaboré aussi le déni culturel de la mort. Les découvertes médicales, l’organisation de la paix, la protection d’assurances mutuelles et de mesures de sécurité, mais aussi l’allongement de la vie et la sécurité de revenus jusqu’à la fin, tout nous enjoint d’oublier la mort. Et c’est plutôt réussi. Il ne peut rien nous arriver, ou presque. Les morts de personnes trop jeunes se font rares, alors que c’était un fléau quotidien, sans beaucoup de remèdes. Nous pouvons laisser pour bien plus tard l’heure de notre mort. Et prendre même le temps de la préparer ou de l’accepter, sereinement.
Or voilà soudain que la mort est répandue parmi nous, comme risque arbitraire. Le phénomène est étonnant, la peur est inévitable.
Nous avons sans doute la mémoire de certains risques récents de mort en un sens collectif : les attentats « de terreur » voulue, les maladies insidieuses telles le Sida, les violences arbitraires d’un ennemi occupant notre territoire et réprimant nos libertés, nous infligeant des privations, parfois jusqu’à la mort. Mais ces périodes sont distinctes, localisées, ces risques sont épars, au point qu’on peut se comporter pour les éviter : prudence et protection, collaboration avec l’occupant, résistance aussi. Il en va de même pour les catastrophes « naturelles », pour lesquelles on cherche à protéger et prévenir de mieux en mieux. La peur est momentanée. Et nous pouvons compter aussi sur une certaine solidarité dans l’épreuve. La parole politique affirme cette cohésion par quelques formules : « La France est en guerre », « La France est blessée » mais aussi « La France est debout ». C’est ici le grand récit national qui est ravivé. Contre la peur, contre le délitement social. Or notre époque de crise sociale, économique, financière, climatique et cette pandémie mettent à l’épreuve les grands récits. Et d’abord le récit scientifique (que nous acceptions comme par magie) qui se démonétise face à l’urgence, et a ses manquements. Mais aussi la légitimité politique, déjà bien mal en point et donc mal placée pour tenir la cohésion par des mots.
Nous voilà donc désunis, en face d’une épreuve renouvelée de la mort. Les uns vont souhaiter restaurer le déni et l’insouciance, et ils ont assurément quelques bonnes raisons de le faire. Et spécialement cette idée que « cela ne concerne que les vieux », ceux qui sont (peu ou prou !) à l’heure de la mort. D’autres vont se fonder sur leur peur ravivée et réclamer discipline et violence pour suivre les mesures… qui symbolisent une solidarité. Et on ne voit pas bien comment éviter ce clivage.
Plus encore, ce qui est mis en avant, c’est « la peur » comme seul outil pour convaincre ceux qui sont justement dans le déni, démarche pathétique car sans espoir. Outil qui va au contraire bloquer les « peureux » dans une panique incontrôlable. Il est assez curieux de voir que nous « avons besoin de nous faire peur » au-delà du raisonnable. Et pour certains, jusqu’à l’incroyable. Les médias se délectent à nous asséner des chiffres qui ne permettent en rien de mesurer la situation, mais bien de nourrir ou étouffer la frayeur. Les chiffres absolus (de morts, d’hospitalisations, de contaminations, de tests effectués) ne servent en rien s’ils ne sont rapportés à une population précise, donnant un taux, et inscrits dans une évolution. (Le travail de réflexion commune de ce blog a notamment porté sur la compréhension et l’interprétation des chiffres et des statistiques).
Cette situation de peur se confronte alors avec les grands récits (religion, science, nation, valeurs) mais en reçoit peu de secours. On peut s’attendre à un retour du discours religieux, présentant le virus comme une sanction divine et néanmoins naturelle, et indiquant dès lors des culpabilités qu’il faut débusquer. Les blessures infligées au vivant, aux animaux, à l’équilibre de la biodiversité, à nos conditions pour respirer et s’alimenter doivent nous procurer ce sentiment de faute. Nous l’avons « bien mérité ». Et notre insouciance, notre méconnaissance, notre imprévision sont aussi des manques pour lesquels un coupable, au sens politique, serait bien utile. Et, pourquoi pas, un bouc émissaire, étrange/étranger au milieu de nous. Coupable pour le virus, coupable pour notre insouciance, coupable pour notre désunion. Et de nouveaux auteurs de grand récit religieux ou scientifique ou charitable pourraient surgir.
Donald Trump est un prêcheur de cette acabit : il construit sans arrêt un discours promettant le merveilleux et l’horreur tout à la fois. Qui peuvent surgir dans l’espace politique national ou dans l’espace économique mondial. Il constitue ainsi une secte, rassemblant des groupes qui s’avancent déjà, et pour conquérir de gré ou de force la majorité des esprits. Il profite aussi de la puissance économique restante de son État. Mais il a évité jusqu’ici presque tous les gestes guerriers, qui briseraient la promesse merveilleuse. Il les a souvent délégués à autrui. Il s’est limité aux manœuvres plus insidieuses.
Les collapsologues pourraient également être regardés comme des prêcheurs d’une nouvelle réalité « après la mort », faite de parfaite solidarité et de vie simple, guérie de nos frustrations mortifères. Par opposition, des climato-sceptiques évacuent tous les signes de crise, et transforment les perspectives sur le climat de grand récit sans caution, parlant d’ailleurs d’une « religion verte », pour mieux la dénigrer. Cette position qu’on dira « scientiste » des gens par exemple favorables au nucléaire et à diverses autres technologies comme pouvant maintenir et même accroître notre confort (la 5G, le voyage spatial…), donc aussi notre plaisir et notre insouciance pourrait être vue comme un déni, un maintien du grand récit du XXe siècle, qui fut assurément un discours crédible et enthousiasmant… jusqu’à la prise de conscience de la menace climatique.
Pour affronter cette situation de pandémie de manière efficace, il faudrait peut-être mieux considérer et mesurer cette peur de la mort. Et d’abord, travail macabre, relativiser ces nombreux morts selon l’évolution de la mortalité annuelle et les causes diverses (accidents, cancers, pollutions, etc.). L’attention à la surmortalité est un bon indicateur, mais il vient a posteriori. Ensuite, se demander si ces morts prématurées sont à ce point intolérables, « quoi qu’il nous en coûte » selon l’expression de Macron. La question est légitimement posée devant la nouvelle vague annoncée : nous n’avons plus l’excuse de la surprise et de l’impréparation. Et sans doute de nombreuses morts pourront être évitées, par de meilleurs soins, un meilleur suivi des Ehpad, un équipement de protection disponible. Faut-il encore s’indigner face à la mort ?
Mais une nouvelle limite surgit alors, et avec elle une nouvelle peur : la résistance et la résilience de notre système de santé. Et notre capacité à adapter une politique de santé aux conditions de cette période d’aggravation. Le risque est grand d’un débordement du système : de manquer de lits, de manquer de médecins, de voir beaucoup de personnels soignants ne plus pouvoir faire face à l’épreuve. Et le risque est réel de voir un recul de la protection sanitaire de la population, faute de soins hospitaliers ou ambulatoires nécessaires : les mesures de protection face au virus alourdissent tous les parcours. Manifestement, la crainte est là. Et que ferions-nous en cas de débordement ? Que ferons-nous pour avoir un personnel infirmier ? Que faisons-nous pour les autres soins ? Que ferons-nous in fine d’un excès de morts ? On ne voit pas se construire un discours rassurant sur une politique de santé publique efficace. D’ailleurs les arbitrages économiques ne sont pas faciles à faire dans une crise sanitaire et économique. On est donc souvent contraint à écouter des promesses relevant de la magie. Ainsi de ces quatre mille lits hospitaliers supplémentaires pour la France (et des 12 000 infirmiers qui devraient les desservir) à créer en trois mois.
La production d’un vaccin anti-virus pour très bientôt, est de ce point de vue à considérer comme une promesse visant à maîtriser la peur. Diverses rumeurs s’y adjoignent, telle la vaccination obligatoire, etc.
Une politique de santé publique, c’est essentiellement une planification. Elle n’est plus aujourd’hui que « bricolée » selon les impératifs budgétaires, et laissée aux partenaires pour la mise en œuvre. L’incapacité à coordonner les acteurs a été patente. Elle ne pouvait venir que d’une coordination, qui faisait défaut. Mais une planification digne de ce nom intégrerait des objectifs de prévention, de services à domicile, de maisons médicales par quartier, de suivi personnalisé (sans se tenir à la demande de soin) et pas seulement des hôpitaux et des « actes » médicaux.
Qu’allons-nous faire alors de cette peur généralisée ? Elle va avoir des effets, psychologiques et somatiques, qu’on ressent déjà comme importants. Et les limites portées à la vie sociale, la vie affective, avec son surcroit de frustrations, le manque de tous ces gestes de convivialité et de rassurance, vont se surajouter à l’état de peur.
Je viens de parcourir un livre qui a déjà trois ans, « N’ayons plus peur ! » du psychanalyste Ali Magoudi (qui est aussi commentateur politique, et le romancier de « Un sujet français » en 2011). Il m’a inspiré en partie pour les réflexions qui précèdent. Le livre, qui ne sait rien donc de la pandémie, a plutôt un ton optimiste. Il vise à désamorcer un repli sur soi consécutif aux attentats de 2015. Il nous invite à « ne pas être soumis à la désorganisation de la pensée induite par un régime généralisé des peurs ». Il parle de soigner des phobies, qu’on peut relier à la peur de la mort, mais qui se matérialisent dans la peur des souris, par exemple. Soigner la peur, nous dit l’auteur, c’est non pas la légitimer en voulant rassurer, mais « repérer l’emprise de scénarios imaginaires qui expédient (les humains) dans l’au-delà, alors que ces fables n’ont aucun lien avec un danger réel ». Mais il est dit aussi : « il ne revient pas au sujet individuel – qui n’est pas le créateur de son propre système culturel – de se dégager seul de comportements que la présente enquête définit paradoxalement comme irrationnels, alors que ces derniers sont devenus des quasi-normes sociales ». Sont visés ici des grands récits, anciens ou nouveaux, discours discriminants du nationalisme ou du colonialisme par exemple, et qui menacent de nous hébéter durablement.
La question de nos peurs face à la pandémie mérite d’être posée et discutée.
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