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Qui sont les Cornucopiens ?
Le terme « Cornucopien » provient du latin « cornu copiae », qui signifie « corne d’abondance ». Cette corne, bien connue des amateurs d’arts, de tableaux et de plafonds sculptés, est le symbole antique de l’abondance et de la prospérité. De la corne d’abondance mythique jaillissait tout ce qui était nécessaire à la prospérité humaine, sans limite. Bien que ce terme soit utilisé péjorativement par leurs adversaires, on peut appeler aujourd’hui « Cornucopiens » toutes les personnes qui croient que nous trouverons toujours les moyens de répondre aux besoins humains, quels qu’ils soient. Les Cornucopiens estiment que, grâce au Progrès technoscientifique et économique, la Terre et l’univers contiennent assez d’énergie et de matière pour répondre à la hausse illimitée de ces besoins, quelle que soit la taille et le niveau de vie de la population. Il s’agit bien d’une croyance, sauf à penser que les Cornucopiens auraient secrètement inventé la machine à voyager dans le temps pour démontrer leur opinion. Il s’agit donc aussi d’un pari sur l’avenir, un pari résolument techno-optimiste. Bien sûr, il y a des Cornucopiens radicaux, qui répondent fidèlement à cette définition, et d’autres qui exprimeront quelques bémols, par exemple quant à la taille de la population et le niveau de vie qui serait permis sur Terre et dans l’Univers, et les contraintes à prendre en compte.
Malgré ces nuances, les Cornucopiens ont tous en commun de ne pas remettre fondamentalement en question le bienfondé de l’idéal de Progrès, c’est-à-dire la croissance économique, le progrès technoscientifique, la croissance démographique et l’extension illimitée dans le temps et l’espace des activités humaines. Ils valident la possibilité et le bienfondé de l’illimitation matérielle et énergétique pour l’Humanité. Ils sont persuadés, au minimum, que nous sommes encore tellement loin de limites éventuelles -fussent-elles existantes- à notre expansion, qu’il n’est pas pertinent d’en tenir compte dans nos décisions collectives et individuelles.
En caricaturant un peu, on peut distinguer plusieurs catégories de Cornucopiens, via un petit code couleur. Les Cornucopiens « Noirs », les plus climato-négationnistes estiment qu’on peut continuer à brûler tous les stocks de combustibles fossiles sans risque. Pour eux, la crise écologique et climatique est une « fake news ». Les richesses du monde sont infinies, à découvrir et à exploiter, comme depuis la conquête des Amériques.
Les Cornucopiens « Gris » reconnaissent quant à eux du bout des lèvres que les gaz à effet de serre libérés par la combustion fossile sont un « inconvénient » vu certains impacts négatifs « regrettables ». Mais comme ils veulent également continuer à brûler les stocks de combustibles fossiles, ils font le pari de pouvoir garder leurs (immenses) avantages sans leurs (petits) désagréments, grâce aux technologies dite de « séquestration et de stockage du dioxyde de carbone » (en anglais CCS pour Carbon Capture and Storage). Le concept de CCS consiste à équiper les machines fossiles de filtres à carbone et de séquestrer ensuite ce carbone au niveau géologique. Les technologies CCS ne sont, à ce jour, pas validées techniquement et économiquement à l’échelle industrielle. Elles ont un mauvais rendement énergétique, un coût dissuasif et il faut encore trouver les immenses volumes de sous-sols adéquats où l’on pourrait séquestrer du carbone sans risquer qu’il s’échappe plus ou moins brutalement à terme (ce qui, avouons-le, serait « regrettable » pour notre climat). Il existe une forme de CCS « verte » dont le fonctionnement est très ancien, peu coûteux et bien maîtrisé… : les forêts. Ces forêts sont un véritable puits de carbone naturel, que l’on peut amplifier en plantant massivement des arbres partout où c’est possible. Petit souci, l’expansion illimitée des activités humaines a besoin de foncier, et s’accommode mal de millions d’hectares de forêts « non exploitables », à perte de vue.
Les Cornucopiens « Verts » sont un rien plus réalistes. Ils reconnaissent que les technologies CCS ne sont pas prêtes, ne seront pas prêtes à temps ou ne seront jamais opérationnelles ou suffisantes pour répondre à l’enjeu climatique. Ils fondent alors tous leurs espoirs sur les promesses d’une énergie alternative, dite « énergie propre » ou « énergie verte », car issue des sources dites « renouvelables » comme l’éolien, le solaire, la géothermie et la biomasse. Il est vrai que sur le papier, la Terre dispose d’un tel flux d’énergie renouvelable qui permettrait de subvenir à l’ensemble de nos besoins, y compris en tenant compte de la croissance, pour des siècles. Le très grave inconvénient de l’énergie verte est qu’elle est une énergie de flux, très peu concentrée, versus l’énergie fossile, une énergie de stock très concentrée. Pour conserver une telle consommation d’énergie par unité de temps sur Terre, il faut pouvoir la stocker entre les périodes et lieux de production et de consommation, ce qui est très coûteux et difficile. L’énergie verte risque donc bien d’imposer une limite métabolique au Progrès : il devrait ralentir malgré tout par rapport à sa vitesse actuelle. Or ralentir, c’est contraire à l’idéal du Progrès, et donc contraire à ce que souhaitent les Cornucopiens…
Il existe enfin des Cornucopiens « Roses », car plus que tous les autres, ils reconnaissent à la fois la vérité scientifique de la crise écologique et climatique, tout en gardant entière confiance en un Progrès technoscientifique illimité, et même accéléré. Ils voient littéralement l’avenir « en rose ». Face à la falaise, ils recommandent littéralement d’accélérer, comme pour « mieux sauter l’obstacle ». Ils pensent même que freiner garantit l’accident ! Plus vite, toujours plus vite ! Voilà leur devise. Et pour eux, comme il faut quand même s’inscrire un minimum dans le contextes des lois connues de la physique, il existe une solution énergétique miracle, à tous nos problèmes : la fusion nucléaire.
La fusion nucléaire en deux mots
La voilà, la solution à tous nos maux : l’énergie « infinie » dans les grandeurs utilisées actuellement par les sociétés humaines, et pour encore des siècles de croissance, qui permet de sauver intégralement l’idéal de Progrès ! En théorie c’est possible, via cette fameuse fusion nucléaire. La fusion nucléaire est le processus qui se produit au cœur des étoiles partout dans l’univers. À cause de la densité et de la température dues à la force de gravité au centre de ces étoiles, les atomes y fusionnent pour former des atomes plus lourds, en libérant énormément d’énergie. Sur Terre, le projet de fusion nucléaire vise à produire d’énormes quantités d’énergie, en utilisant la même réaction qu’au centre du soleil, à partir de deutérium et de tritium (des isotopes lourds de l’hydrogène). La difficulté technique est de confiner via de gigantesques aimants un plasma composé de ce deutérium et de ce tritium, porté à des millions de degrés Celsius, et de maintenir la réaction suffisamment longtemps pour produire de l’énergie nette. Le deutérium est suffisamment présent dans les océans terrestres, en quantité virtuellement illimitée pour être extrait (0,02% de l’hydrogène naturel de l’eau de mer) et le tritium peut être généré par le processus de fusion lui-même. Contrairement à la réaction de fission nucléaire, la fusion ne libère qu’en très petite quantité des déchets radioactifs, qui sont peu dangereux, et n’est pas « explosive ». Un réacteur à fusion s’arrête tout seul en cas de pépin, sans exploser de façon fâcheuse. Bref, on pourrait presque dire que le réacteur à fusion est « vert ». En pratique, des réacteurs à fusion expérimentaux ont déjà produit de l’énergie brute, mais ne sont pas encore parvenu à une production nette d’énergie. L’apport d’énergie externe au réacteur reste encore supérieur à l’énergie qui en ressort : le rendement demeure encore négatif. Et cela fait longtemps qu’on attends que la promesse se réalise… La même blague circule parmi les scientifiques en fusion nucléaire depuis plusieurs dizaines d’années : le réacteur à fusion est à portée de main, d’ici 30 ans, vous verrez !
Lorsque tout le monde aura compris les limites indépassables de l’énergie verte, qui imposent par nature un métabolisme économique plus lent, même les Cornucopiens verts n’auront plus qu’une seule planche de salut pour continuer à garder intacte leur foi dans le Progrès illimité : la fusion nucléaire.
L’intérêt et les risques de l’énergie illimitée
Mais il y a des raisons de penser que chaque position de repli cornucopien n’est chaque fois qu’une manière de repousser à plus tard la reconnaissance d’un fait majeur, qui a déjà rendu obsolète l’idéal de Progrès : les limites.
Comment, s’exclame le Cornucopien ? Même la fusion nucléaire, virtuellement illimitée, ne résoudrait pas le problème des limites à l’expansion humaine ? C’est une hérésie !
C’est peut-être une hérésie pour le Progrès, mais il y a de bonnes raison de penser que la mise en œuvre d’une source d’énergie « infinie » signerait probablement notre arrêt de mort définitif, pour des raisons liées à la thermodynamique et à l’entropie. La néguentropie est de l’entropie négative. Elle se définit par conséquent comme un facteur d’organisation des systèmes physiques, biologiques, et éventuellement sociaux et humains, qui s’oppose à la tendance naturelle à la désorganisation (entropie). Les structures néguentropiques comme le corps humain, les sociétés humaines et la Biosphère, utilisent l’énergie pour se structurer. Mais l’excès nuit en tout. Ces structures ne pourront vraisemblablement pas s’accommoder d’un afflux d’énergie illimité, qui finira toujours par les détruire. Si depuis la Révolution industrielle, la libération sur deux siècles de l’énergie concentrée durant des millions d’années dans le stock de combustibles fossiles a déjà causé autant de dégâts sur la Terre, à l’ensemble du système vivant, on n’ose imaginer les dégâts que causerait la mise en opération de milliers de réacteurs à fusion partout sur la planète durant les deux siècles suivants, si nous sommes toujours civilisés à ce moment-là…
Car qui dit énergie illimitée disponible, dit potentiel d’illimitation pour l’action humaine. À l’extrême, si l’énergie a un coût proche de zéro, qu’est-ce qui empêchera quiconque de l’utiliser comme il l’entend, sans limite, quitte à détruire toute structure à sa portée, vivante ou non ?
A cela, le Cornucopien « rose » pourrait répondre que l’énergie illimitée peut servir à reconstruire ce qui a été détruit, de façon illimitée. Et même à recomposer la matière dispersée par l’entropie lors de son usage. Ainsi, les millions de poussière de métal qui se dissipent au freinage des véhicules dans une grande ville, pourraient être ramassées pour recomposer des plaques ou des blocs de métal. Les alliages complexes pourraient être séparés à nouveau entre leurs composants métalliques. Les forêts détruites seraient reconstruites. Et grâce au génie génétique, même les espèces disparues seraient recréées. Et si la planète elle-même était détruite, il ne faudrait pas s’inquiéter, l’énergie illimitée nous donnerait la puissance pour déménager l’humanité sur une autre planète habitable, et nous pourrions conquérir l’univers.
Le refus des limites et l’adoration des artefacts, transformés en pari irresponsable sur notre existence
À nouveau, nous butons sur une forme pathologique de refus des limites.
Dans un Cosmos où la limite résiste à notre volonté, le problème n’est pas d’apporter une source d’énergie illimitée pour répondre à notre phantasme d’illimitation matérielle. Il s’agit à l’inverse d’autolimiter notre illimitation matérielle pour ensuite trouver des manières limitées de répondre à nos besoins matériel limités, notamment en recanalisant notre libido, notre conatus ou notre volonté de puissance vers l’illimitation immatérielle. Nous pouvons poursuivre de manière illimitée la voie de la tempérance, de la frugalité, de la sagesse, de l’amour, de l’amitié et du bonheur. Il s’agit d’une illimitation tournée vers l’intérieur, vers la transcendance, l’élévation de soi, des autres et des autres êtres vivants, plutôt que tournée vers l’extérieur et l’artificialisation de tout ce qui vit, y compris nous-mêmes. Le summum de l’illimitation matérielle semble être aujourd’hui de vouloir remplacer l’espèce humaine et la Vie par la matière inerte elle-même, par les machines et les IA, la Terre par une sorte d’Etoile de la Mort artificialisée, en passant par l’intermédiaire des êtres vivants-cyborgs et transhumanisés.
Comme s’il fallait supprimer une bonne fois pour toute cette Altérité radicale de la vie qui nous échappe depuis toujours, et prendre enfin le contrôle total de la matière et de l’énergie, en transformant définitivement le Cosmos en Artefact, Notre Artefact bien entendu. Car si nous ne nous sommes pas créés, nous pourrions nous supprimer, et nous remplacer par nos successeurs, qui seraient nos propres créations, et nous hisser enfin au statut de Dieu.
Effectivement, une formidable quantité d’énergie issue de la fusion nucléaire permettrait de relancer le processus néguentropique, de construire d’immenses structures dissipatives toujours plus loin du glacial équilibre de l’entropie maximale, au métabolisme capable d’absorber cette débauche d’énergie. Mais si la Biosphère et la Vie telles que nous les connaissons ne peuvent déjà pas résister sans dommage critique à l’usage actuel d’énergie, on voit mal par quel miracle l’obtention d’une source encore plus formidable résoudrait notre situation dramatique. C’est forcément une autre forme de vie, « artificielle » selon notre point de repère à nous, qui serait la seule à même de lui succéder, et d’avoir un métabolisme capable de « se nourrir » d’un tel apport inouï d’énergie.
En attendant, si le réacteur à fusion nucléaire devient opérationnel à grande échelle en 2050, les dégâts écologiques, notamment climatiques, seront devenus critiques pour notre espèce.
Au fond, le Cornucopien nous demande toujours de faire un pari sur l’avenir. Mais pas n’importe lequel. Il s’agit bien d’un pari existentiel, car il met en gage notre propre existence d’individu, de société et d’espèce. Selon le Cornucopien, si nous avons constaté à juste titre que la trajectoire actuelle conduit à notre propre destruction, il ne faudrait pas nécessairement en déduire que nous allons être détruits. Il s’agirait plutôt d’avoir confiance, car le Progrès, tel la cavalerie, est en marche. Il arrive, un peu de patience, il va nous sauver, tout à la fin.
Il n’appartient qu’à nous d’ajouter foi ou non à ce pari. Car à nouveau, les contradicteurs des Cornucopiens ne disposent pas non plus d’une machine à voyager dans le temps. Du progrès technologique, il y en a eu depuis des milliers d’années, il y en aura probablement encore. Au sens strict, on ne peut exclure que de nouvelles technologies incroyables nous surprendront au cours des prochains siècles, et nous permettront de résoudre certains de nos problèmes.
Le vrai problème n’est donc pas l’incertitude technologique et le pari qu’on peut faire envers le Progrès, mais plutôt le fait que, sous le couvert d’une certitude, il nous incite à mettre en gage notre propre existence. Car si le pari des Cornucopiens est erroné, nous disparaîtrons. Et nous avons a priori plus d’éléments pour démontrer que notre trajectoire est insoutenable que pour démontrer qu’une hypothétique technologie future nous sauvera.
D’un point de vue éthique, la position cornucopienne a une forte odeur d’irresponsabilité. Elle propose un pari qui met en gage l’existence de l’entièreté de l’espèce humaine, alors que la gestion en bon père de famille, alors que le principe de responsabilité appliqué habituellement par les parents, chefs d’entreprise et chefs d’Etat, invite normalement à une prudence et à une audace mesurée, et partielle. On ne met pas tous ses œufs dans le même panier. Les Cornucopiens nous demandent de mettre tous nos œufs dans un panier, celui du Progrès futur.
Le pari cornucopien est non éthique, irresponsable et irraisonnable. On ne comprend pas pourquoi il faudrait mettre en jeu l’existence de l’humanité toute entière au nom d’une croyance en une solution future, une sorte de Salut, tout aussi religieux que les religions du passé.
Comme dans une boîte de Petri, les ressources en stock ou en flux sont limitées et notre instinct de croissance illimité. Mais la limite ultime est extérieure à nous. Il n’y a que deux issues à cette confrontation : soit cette limite nous sera imposée de l’extérieur, soit nous choisirons de nous autolimiter de l’intérieur, de préférence avant de sentir la résistance de cette limite.
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