L’éthique seule, peut-elle nous sauver ?
Vous avez peut-être gardé le souvenir du cri du cœur à la une des journaux au lendemain de l’effondrement des marchés financiers en 2008 : « Moralisons la finance ! » Un appel était fait à l’éthique là où la réglementation avait manifestement trahi son impuissance. Or on reparle beaucoup d’éthique parce qu’en des temps aussi troublés que les nôtres, en appeler à la vertu des citoyens ordinaires apparaît comme une éventuelle alternative au désarroi de la classe politique.
Mais qu’est-ce que l’éthique ? Rien de plus que le fait que chacun adopte ce que l’on appelait autrefois un comportement « vertueux ».
Il n’est peut-être pas inutile alors de repenser à un épisode historique fameux où, de manière « expérimentale », l’éthique fut mise à l’avant-plan de préférence au politique.
Souvenons-nous. Le 11 juillet 1792, la Prusse et l’Autriche envahissent la France. L’Assemblée nationale déclare la patrie en danger. Saint-Just affirme : « Il est temps que tout le monde retourne à la morale […] il est temps de faire un devoir de toutes les vertus ». La question se pose cependant aussitôt si tous les citoyens sauront se montrer vertueux ? Rien n’est moins sûr puisque certains se sont précisément rangés aux côtés de la famille royale qui a appelé la Prusse et l’Autriche à son secours. Ce qui conduit Robespierre à spécifier : « Si le ressort du gouvernement populaire dans la paix est la vertu, le ressort du gouvernement populaire en révolution est à la fois la vertu et la terreur. »
La vertu donc parce qu’il est raisonnable et sage d’être vertueux, mais la terreur en complément pour ceux qui hélas n’entendent rien ni à la raison, ni à la sagesse.
Père fondateur de la sociologie, Émile Durkheim, avait appelé « social intériorisé », la disposition de la majorité à se conduire moralement sans même y réfléchir. Il avait attiré l’attention aussi sur le fait que si la plupart agissent moralement, quelques-uns pourront en tirer parti et parasiter la bonne volonté générale, ceux que l’on qualifie aujourd’hui de « sociopathes ».
Il se fait que vingt siècles avant Robespierre et Saint-Just, Aristote avait déjà expliqué pourquoi un appel à la vertu de tous ne pouvait qu’échouer.
Il existe des personnes déraisonnables, disait-il dans l’Éthique à Nicomaque (X, ix, 10), qui trouvent leur bonheur non pas dans la sagesse et la réflexion mais dans le plaisir des sens, et pour elles, en appeler à leur vertu est une perte de temps. Pour maintenir sur le droit chemin les amis du plaisir, il faut malheureusement recourir à d’autres moyens : des lois qui les menacent de châtiments qui seront l’exact contraire de ce qui constitue le plaisir à leurs yeux. Ils aiment la bonne chère et la boisson ? On les nourrira de pain sec et on les laissera avoir soif. Ils recherchent la compagnie de celles et ceux qui comme eux aiment le plaisir ? On les condamnera à la solitude. Ils aiment le bruit et la fureur ! On leur offrira le silence insondable.
Existe-t-il une science qui dirait comment rédiger de bonnes lois ? Pas vraiment explique encore Aristote : plutôt qu’un domaine où l’on applique des théories validées par les faits, la politique est plutôt un art de l’essai-erreur s’adaptant aux circonstances (X, ix, 18).
Ce qui nous ramène hélas à notre point de départ : que faire lorsque la classe politique est elle-même, comme aujourd’hui, la proie du doute ?
Certains affirment que l’éthique peut pourtant nous venir en aide. N’est-il pas vrai, disent-ils, que les règles morales ont évolué pour permettre à des populations de plus en plus nombreuses de continuer à vivre en bonne intelligence ? Notre définition de la vertu n’a-t-elle pas simplement besoin d’un coup de jeune ? La vertu, dans un monde où l’humanité est menacée d’extinction en raison de l’épuisement des ressources et de la dégradation de l’environnement, est certainement différente de ce qu’elle était dans le monde de la « main invisible » d’Adam Smith où il suffisait que chacun suive son intérêt bien compris pour que règne l’harmonie.
Tenons compte alors de l’enseignement d’Aristote et des leçons de l’histoire : concevons pour celles et ceux sensibles à la raison et à la sagesse, une éthique adaptée à un monde où nous transgressons désormais et de manière peut-être irréversible la capacité de notre environnement à nous maintenir en vie, et à l’intention des amis du plaisir, élaborons, pour les maintenir sur le droit chemin, des lois accordant la priorité à la survie du genre humain plutôt qu’à la pure recherche du profit, source de destruction et de mort.
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